II
LES GRANDS JOURS
DU TRIBUNAL
Si ces hommes avaient cru assumer, ainsi qu'ils le proclamaient, une tâche patriotique, ou simplement honorable, comment aucun d'eux n'eut-il, par la suite, la pensée d'écrire ou de conter ce qu'il avait entendu et fait au temps du tribunal ? Dans la masse énorme d'autobiographies et de justifications qu'a engendrées la Révolution, on ne trouve pas un seul récit émanant d'un des collaborateurs de Fouquier-Tinville : tous souhaitèrent qu'on oubliât cette phase de leur existence ; pourtant ce qu'ils avaient vu méritait d'être consigné ; il n'est pas permis de croire qu'ils pussent jamais l'avoir oublié ; et pas un n'éprouva le besoin de soulager sa mémoire, ainsi que le fit Bailleul, auteur de l'Almanach des Bizarreries humaines.
Les débuts, il est vrai, furent assez ternes : du 1er au 12 octobre, on se contenta d'expédier la besogne courante, quelques curés, plusieurs jeunes gens accusés d'embauchage, une ou deux condamnations par jour, rien de plus. Fouquier, tout en dressant son nouveau personnel, préparait des coups de théâtre. Depuis le 2 août, il possédait, parmi ses pensionnaires de la Conciergerie la reine Marie-Antoinette, transférée là, du Temple, en vertu du décret qui la renvoyait devant le tribunal révolutionnaire. On semblait l'oublier ; mais Fouquier cherchait les procès retentissants comme un comédien recherche les beaux rôles ; peut-être aussi s'inquiétait-il de voir les terroristes reprocher au tribunal sa lenteur et ses ménagements. C'est donc lui, qui, le premier, stimula les Comités. — Le tribunal, écrivait-il, se trouve inculpé dans les journaux et dans tous les lieux publics sur ce qu'il ne s'est pas encore occupé de l'affaire de la ci-devant reine... On s'empressa aussitôt de réunir les pièces du procès : on en fabriqua même une, tout exprès, effroyable, celle-là, due à la collaboration d'Hébert, du savetier Simon, du maire de Paris, Pache, et du conventionnel David, lesquels ne craignirent point d'abuser de l'innocence du dauphin et d'arracher à l'enfant, contre sa mère, une déposition infamante. Ils escomptaient grandement l'effet, à l'audience, d'une si épouvantable révélation.
Les choses, pourtant, traînèrent en longueur : Fouquier manquait d'éléments pour rédiger l'acte d'accusation : il réclama du Comité de salut public la communication des pièces du procès de Louis XVI, espérant y trouver des inspirations : on les lui promit : mais avant même de les avoir reçues, il risqua l'affaire.
Le samedi, 12 octobre, à six heures du soir, un huissier du tribunal et quatre gendarmes amenèrent la veuve Capet à la Grand'Chambre, pour l'interrogatoire préalable. L'audience était terminée ; on avait condamné, ce jour-là, le curé d'un village des Vosges, prévenu, entre autres griefs, d'avoir déserté la procession, emportant le Saint-Sacrement, parce que les hommes armés qui lui faisaient escorte étaient ivres-morts. La vaste salle était vide et sombre : seules deux bougies l'éclairaient, posées sur le bureau de l'accusateur public, auquel avaient pris place le président Herman, Fouquier et le greffier Fabricius. On approcha une banquette sur laquelle s'assit l'inculpée. Herman posait les questions, Fouquier prenait des notes, Fabricius rédigeait. L'ombre remplissait l'immense pièce ; la voix de la souveraine devait résonner lamentablement, sous les hauts plafonds, dans ce grand espace désert. Tandis qu'elle répondait, ses regards fouillant les profondeurs noires de la salle distinguèrent des gens, qui se dissimulaient dans l'obscurité : des spectateurs privilégiés, sans nul doute, curieux de cette scène tragique. Ces ombres demeurèrent immobiles et muettes et, malgré les efforts de ses yeux myopes, la reine ne put les identifier.
Fouquier employa la journée du lendemain à rédiger l'accusation, quoiqu'il n'eût pas reçu encore les pièces annoncées par les Comités : le lundi, 14, à huit heures du matin, l'accusée parut en audience publique devant ses juges et les débats commencèrent.
Il est inutile de faire ici le récit d'un procès si souvent et si minutieusement conté : il suffira d'en fixer quelques traits qui aideront à reconstituer la physionomie du tribunal durant ces journées fameuses : quand l'accusée parut, la foule resta saisie du contraste émouvant entre la belle reine, souriante et parée dont tous les Parisiens avaient l'image dans la mémoire et la femme impassible, à cheveux blancs, très pâle, l'air brisé, toute plate dans sa robe de veuve. Elle s'assit sur un fauteuil qui servait, sans doute, à tous les prévenus jugés isolément, et le président l'interrogea aussitôt sur son nom et surnom, son âge, etc.
La foule qui se bousculait, derrière la cloison d'appui, pour mieux l'apercevoir, réclamait à tout moment qu'elle se tint debout, afin que rien du spectacle ne fût perdu. Ceux qui étaient près d'elle l'entendirent murmurer : — Le peuple sera-t-il bientôt las de mes fatigues ? Durant la lecture de l'acte d'accusation, on la vit, attentive et calme, promener machinalement ses doigts sur les bras de son siège comme sur un piano. L'audition des témoins se prolongea jusqu'à trois heures de l'après-midi ; on suspendit l'audience qui fut reprise deux heures plus tard.
Ils continuent à défiler, perfides, ineptes, ou respectueux. M. de la Tour du Pin, appelé à déposer, adresse à la prisonnière, en arrivant à la barre, un grand salut de cour. Un canonnier, Roussillon, déclare que, au 10 août, lors de l'envahissement du château, ayant pénétré dans la chambre de l'accusée, il a trouvé sous son lit des bouteilles vides, ce dont il conclut qu'elle avait grisé les chevaliers du poignard. Un certain Labenette raconte que la veuve Capet en voulait à sa vie et avait dépêché des spadassins pour l'assassiner. On écoute patiemment d'anciens domestiques de Versailles, des femmes de chambre, des geôliers, des gendarmes, des couturières.
Tandis qu'ils parient, Fouquier feuillette les pièces, bases de l'accusation, que vient de lui envoyer enfin la Convention et qu'il n'a reçues qu'une heure avant le commencement des débats.
Simon, le savetier du Temple, le précepteur du Dauphin, parait à la barre : l'aspect de cet homme, qui lui a pris son fils, doit ravager le cœur de la reine : elle le laisse parler, sans l'interrompre, n'osant, ne daignant pas peut-être lui demander comment se porte son enfant ; Hébert aussi est là ; à voix haute, il réédite sa sordide calomnie, et comme la reine garde le silence, il se trouve un juré pour insister... On sait le cri de protestation indignée que jette la noble femme, très émue, à l'assistance muette d'horreur. — J'en appelle à toutes les mères qui peuvent se trouver ici ! L'effet en est si grand que l'audience s'en trouve interrompue pendant quelques instants.
Un autre incident, navrant : on apporte sur le bureau du président un paquet scellé renfermant différents objets saisis sur la prisonnière lors de son transport du Temple à la Conciergerie. Herman brise les cachets et Fabricius présente à Marie-Antoinette chacun des souvenirs qu'il contient : elle voit ainsi passer devant ses yeux les fantômes de ceux qu'elle aime, personnifiés par ces reliques intimes que profanent les mains des huissiers ; Herman tranchant et froid comme une lame, presse ses questions : De qui ces cheveux ? — De mes enfants morts et vivants et de mon époux. — Ce papier chargé de chiffres ? — Une table pour apprendre à compter à mon fils. — Ce portrait ? — De Mme de Lamballe. — Et ceux-ci ? — Ce sont deux dames avec qui j'ai été élevée à Vienne. — Leurs noms ? — Les dames de Mecklembourg et de Hesse.
Fabricius sort ainsi un nécessaire garni de ciseaux et d'aiguilles, un miroir, une bague entourée de cheveux, un papier où sont deux cœurs entrelacés d'initiales, un petit carré de toile brodé d'un cœur enflammé percé d'une flèche. Ici Fouquier relève son nez grêlé ; lui qui, en ce moment même porte, sous ses vêtements, une médaille de la Vierge, feint d'ignorer ce qu'est un scapulaire. Il prend la parole et observe que parmi les accusés qui ont été traduits devant le tribunal comme conspirateurs et dont la loi a fait justice, en les frappant de son glaive, on a remarqué que la plupart, ou, pour mieux dire, la majeure partie d'entre eux, portait ce signe contre-révolutionnaire.
L'audience du 14 se termina dans la soirée ; la reine fut reconduite à son cachot de la Conciergerie, par le couloir, l'ancienne galerie des Peintres — aujourd'hui galerie Saint-Louis — et l'escalier tortueux qui s'ouvrait, au premier étage, dans la galerie des prisonniers, à côté du grand degré de l'ancienne Chambre des Requêtes, pour aboutir, au rez-de-chaussée, tout près de la chapelle, dans le corridor central de la prison2.
Le 15 les débats furent repris, à huit heures du matin : de nouveaux témoins entendus, la parole fut donnée vers six heures de l'après-midi aux deux défenseurs, auxquels on n'avait accordé qu'un quart d'heure pour se concerter. Tronson-Ducoudray et Chauveau-Lagarde parlèrent durant deux heures. Quand celui-ci se fut rassis, la reine, s'approchant de lui, dit :
— Combien vous devez être fatigué, Monsieur ; je suis bien sensible à toutes vos peines.
Cette partie de l'audience s'était prolongée tard dans la soirée : à la reprise le président Herman prit la parole ; son résumé, qui devait être impartial, fut en réalité, un second acte d'accusation. Le public, malgré l'heure tardive, ne s'était pas encore lassé : il voulait voir la fin. Dans la Grand'Chambre éclairée par quelques rares chandelles, moutonnaient les têtes parquées, attentives à saisir sur le visage de la prisonnière le moindre signe de faiblesse. Elle était là, luttant toujours, se raidissant, malgré sa fatigue. A côté d'elle se tenait l'officier de gendarmerie De Busne, chargé de la surveiller. Comme elle se plaignit de la soif, ceux qui l'entouraient se regardèrent : aucun d'eux n'osait offrir un verre d'eau à celle qui avait été la reine de France. De Busne, à la fin, se risqua et ce léger service lui valut d'être emprisonné le lendemain.
La nuit, cependant, s'avançait : il faisait froid ; les curieux, peu à peu, se faisaient plus rares ; renonçant à l'immobilité forcée du prétoire, beaucoup marchaient, par groupes, dans ;a salle des Pas perdus. Une voix, vers une heure du matin, annonça la fin des plaidoiries : bientôt une autre voix, qui semblait partir d'une fenêtre entrebâillée, jeta dans l'espace : les Jurés délibèrent.
La foule rentra dans la salle d'audience : le moment suprême approchait ; bien des gens, déjà, s'étaient répandus par la ville, annonçant que la reine serait déportée. C'était, à ce moment, l'opinion générale : les yeux de tous les assistants, muets, demeuraient fixés sur les portes par où les jurés allaient reparaître. A quatre heures et demie du matin, le coup de sonnette retentit, annonçant la fin de leur délibération. Ils rentrèrent : leur verdict était affirmatif : c'était la mort.
Or, par où ces condamnés pouvaient-ils descendre, si ce n'est par l'escalier tortueux quo nous appellerons escalier de la Chapelle qui, du voisinage de ce parloir, montait à la galerie des prisonniers, et y débouchait en face du corridor des Peintres ? Il faut dire aussi que ce parloir-cage servait de vestibule au préau des hommes, préau maintenant disparu et remplacé par l'enceinte cellulaire actuelle. Il est vrai que, du préau, un autre itinéraire plus direct conduisait au premier étage ; c'était l'escalier de la Tour Bonbec. C'est par là que passaient presque tous les prévenus hommes allant à l'instruction ou à l'audience ; mais, pour éviter, quand cela semblait nécessaire, le contact entre les détenus errant volonté dans le préau, et les condamnés, on fit quelquefois redescendre ceux-ci par l'escalier de la Chapelle. On n'utilisa pas uniquement cet itinéraire cela paraît certain, mais on l'employait surtout pour les femmes : elles sortaient de leur quartier par la grille (encore existante, quoiqu'on l'ait peut-être déplacée), qui séparait leur cour de l'étroit préau appelé le Côté des Douze et sur lequel prenaient jour plusieurs cachots réservés à des prisonniers hommes, spécialement surveillés ; elles suivaient le couloir central, laissaient à gauche la chapelle et le cachot de la reine, passaient par le parloir et se trouvaient au pied de l'escalier de la Chapelle, sans avoir traversé un seul des endroits publics, si l'on peut dire, et fréquentés de la Conciergerie.
C'est par là que la reine monta au tribunal, il semble qu'on n'en peut douter ; la porte de son cachot n'était séparée de cet escalier que par la longueur de la chapelle.
Herman, toujours impassible, d'un ton sec, ordonne de faire comparaître l'accusée : la voici : tous les regards convergent sur elle : interrogée si elle a quelque observation à présenter sur l'application de la peine, elle ne répond pas ; elle fait non d'un signe de tête. Elle écoute la sentence, sans émotion, ni crainte, ni indignation, ni faiblesse. Mais elle reste anéantie par la surprise : l'espérance l'a soutenue tout le temps des débats, et c'est, figée d'étonnement, qu'elle écoute, jusqu'au bout, sans que son visage reflète rien que la stupeur, la voix du président bredouillant la formule accoutumée ... déclare, conformément à la loi du 10 mars dernier, ses biens, si aucuns elle a dans l'étendue du territoire français, acquis et confisqués au profit de la République ; ordonne qu'à la requête de l'Accusateur public le présent jugement sera exécuté sur la place de la Révolution, imprimé et affiché dans toute l'étendue de la République...
C'est fini ; les juges se retirent : on emmène la condamnée : elle ne dit pas une parole, ne fait pas un geste, traverse la salle sans rien voir et sans rien entendre : en approchant de la barrière derrière laquelle est parqué le peuple, elle relève la tête avec majesté, et disparait, suivi du lieutenant De Busne dans les dépendances du tribunal.
Tandis que, chapeau bas, le gendarme l'entraînait vers la Conciergerie par le long couloir qui mène à l'escalier de la prison, elle s'arrêta, hésitante.
— Je vois à peine à me conduire, dit-elle à de Busne.
Celui-ci lui offrit le bras et ne la quitta qu'à la porte de son cachot.
A cette même heure, pendant que le rappel roulait dans les rues et que les plus pressés se hâtaient déjà vers l'échafaud pour se réserver une bonne place, l'un des jurés, le menuisier Trinchard, satisfait, adressait à son frère, ce court billet : Je t'aprans mon frerre que jé été un des jurés qui ont jugé la bête feroche qui a dévoré une grande partie de la République celle que l'on califiait si deven de raine.
Cette lettre a été souvent citée ; mais il n'est pas inutile de la reproduire une fois de plus ; elle indique l'état d'esprit et le degré d'instruction des hommes auxquels Fouquier-Tinville avait livré la fille de Marie-Thérèse.
***
Le jugement de la reine inaugurait la série des grands procès politiques : durant six mois le tribunal va servir à débarrasser Robespierre de tous ceux dont l'éloquence ou les opinions font obstacle à ses nébuleuses ambitions. Fouquier s'y emploiera avec un zèle opiniâtre, un succès qui supposerait des talents et de l'habileté, si la docilité des jurés n'eût grandement facilité sa tâche. Tous les actes d'accusation qu'il rédigea sont vulgaires et déclamatoires : besogne manifestement hâtive d'un esprit médiocre, brouillon, n'ayant même pas la coquetterie d'un semblant d'éloquence ou d'argumentation : un tombereau d'invectives déversé au hasard sur les accusés. La brutalité de la loi et la grossièreté de l'auditoire n'exigeaient, à vrai dire, rien d'autre, et t'eût été peine perdue que de s'arrêter à de plus délicates arguties.
Il fait montre, en revanche, d'une activité toujours en éveil : son tribunal absorbe tous ses instants : pour plus d'exactitude, il a renoncé au logement qu'il occupait, rue Saint-Honoré, vis-à-vis l'Assomption, et s'est installé place Dauphine, à la porte même du Palais. Sa sollicitude suit ses condamnés jusqu'à l'échafaud : c'est lui qui donne les ordres au bourreau ; il s'informe, auprès des huissiers, sur la façon dont ça s'est passé. Il a l'œil à tout, et considère comme un insuccès personnel le moindre retard dans l'exécution des jugements du tribunal. Pour la célérité des choses, Hanriot, le commandant général de la force armée parisienne, eût souhaité que la guillotine fonctionnât, pour les condamnés du tribunal révolutionnaire, sur la place de la maison commune (place de Grève) ainsi qu'il était de règle pour les condamnés du tribunal criminel : mais Fouquier repoussait cette assimilation rabaissante. Il souhaitait que ses condamnés, à lui, — tous contre-révolutionnaires, écrivait-il non sans une pointe de vanité, — effectuassent un long parcours dans Paris et fussent exécutés le plus près possible du Palais où siégeait la Convention nationale. C'était sans doute une sorte d'hommage qu'il croyait devoir à l'Assemblée.
L'empressement que Fouquier apportait à exécuter, à devancer même les désirs de la Convention, à la solidariser, pour ainsi dire, avec lui, dut paraître quelquefois excessif à nombre de députés : peut-être eussent-ils souhaité un peu de temporisation. Le 3 octobre, les vingt et un Girondins sont décrétés d'accusation : aussitôt Fouquier les considère comme lui appartenant. Il reçoit, le 5, le texte du...