La phobie des excréments (scatophobie)
Il y a bien des années, une femme d’âge moyen vint me trouver. En net surpoids, le teint pâle, les cheveux trempés de sueur, elle m’expliqua être venue me trouver comme ultime recours avant de se suicider.
Professeur de mathématiques, cette femme était donc un sujet rationnel et sachant mener un raisonnement logique. Depuis dix-sept ans, elle était affectée d’une forme très sévère de troubles obsessionnels compulsifs. Sur la base d’une phobie insurmontable des excréments, dont la souillure risquait de la contaminer, elle était contrainte de se laver et de tout laver autour d’elle, se désinfectant ensuite avec des produits pharmaceutiques, et cela plusieurs fois par jour. La patiente était parvenue à un tel niveau de phobie généralisée, qu’elle évitait soigneusement toute forme de contact avec les excréments de tous types. Pour elle, la seule vue d’une tache marron était source de terreur et, dans l’hypothèse où il s’agirait de ce qui la terrorisait, elle procédait à des rituels de lavage et de désinfection. Ses procédures ritualisées de nettoyage duraient plus d’une heure par session puisqu’elles comprenaient des sous-rituels de lavage spécifiques pour certaines parties du corps jusqu’à la prise d’une longue douche pour terminer.
Cette femme avait suivi des thérapies psychanalytiques longues sans obtenir aucun résultat direct sur son trouble même si elle ajoutait, un brin sarcastique, que, désormais, elle savait tout de son passé, de son inconscient et de ses « traumatismes ». Outre cette analyse, pendant des années, toutes les thérapies pharmacologiques possibles et imaginables lui avaient été administrées. De fait, elle affirmait connaître désormais toutes les catégories de psychotropes aussi bien qu’un psychiatre. Mais ceux-là n’avaient guère eu sur elle d’effets thérapeutiques, l’ayant conduite en revanche, comme effet collatéral, à prendre beaucoup de poids et à être en crise du fait même de la détérioration de son apparence.
L’état de la patiente n’était assurément pas des meilleurs.
Après nous être accordés sur le fait qu’elle devrait suivre toutes mes indications, aussi illogiques, banales et grotesques qu’elles puissent lui apparaître, je lui donnai les prescriptions suivantes :
— À partir de maintenant et jusqu’à notre prochaine séance, je vous invite à approfondir vos connaissances sur ce qui vous effraie tant. Je souhaite que vous vous procuriez un maximum d’informations sur toutes les typologies d’excréments, sur leur composition, etc. Autrement dit – et je lui dis cela en souriant – que vous vous fassiez une « belle culture sur le caca » car j’ai la ferme intention de vous interroger là-dessus ! En outre, et ce jusqu’à notre prochaine rencontre, chaque fois que vous mettrez en œuvre l’un de vos rituels de lavage, vous devrez le répéter cinq fois, pas une fois de plus, pas une fois de moins. Si vous commencez à vous laver les mains, vous devrez donc répéter chaque rituel cinq fois, pas une fois de plus, pas une fois de moins !
La patiente plutôt interloquée répondit :
— Mais alors, je vais passer la journée à me laver !
— Et bien comme cela vous serez plus propre ! lui répondis-je.
Lors du rendez-vous suivant, une semaine plus tard, avec un sourire hésitant entre l’étonnement et la satisfaction, la patiente se présenta avec un sac rempli de livres et de photocopies d’articles sur les excréments, montrant là qu’elle s’était livrée à une étude détaillée de tous les types de « cacas » et de leurs compositions. Nous nous sommes entretenus sur le sujet un bon moment. Elle me rapporta ensuite qu’elle avait été vraiment surprise de l’effet de la seconde prescription que je lui avais donnée. En effet, après quelques jours de lavages répétés cinq fois, elle m’expliqua que, étonnamment, elle avait interrompu ses rituels, dans la mesure où ce qui lui avait semblé insurmontable et indispensable, n’était plus désormais aussi nécessaire. Elle ne comprenait pas comment cela était arrivé, mais elle avait constaté avec un grand soulagement que la nécessité de se laver les mains à répétition avait disparu et, à la seule idée de devoir répéter cinq fois chacun de ses lavages, elle était parvenue à refuser de commencer le rituel.
On pourra trouver cette issue plutôt « magique » mais, comme cela a été démontré en détail dans mes travaux (Nardone, 1993-1999 ; Watzlawick-Nardone, 1997), il s’agit d’une technique rigoureusement élaborée ad hoc pour les troubles obsessionnels compulsifs et qui n’a rien de magique car, comme cela a été expliqué précédemment, sa structure logique est basée sur l’antique stratagème de « faire monter l’ennemi jusqu’au plafond et de lui retirer l’échelle ».
Cependant, même après une aussi importante réduction de la symptomatologie compulsive, le problème était tout sauf résolu dans la mesure où l’intense phobie des excréments persistait et que la patiente se trouvait toujours dans une condition d’évitement et de fuite face à tout ce qui pouvait être associé avec l’objet de sa peur.
À ce moment-là, il était devenu nécessaire de faire surmonter à la patiente sa fixation phobique originelle. Dans ce but, il lui fut demandé, afin de compléter son étude des différents types d’excréments et de leur composition, de procéder à une observation « éthologique1 » de cette réalité. Je lui suggérai donc la chose suivante :
— Comme vous avez montré un grand talent à étudier les typologies de « cacas », je voudrais maintenant que vous procédiez de manière plus empirique et donc que, jusqu’à ce que nous nous revoyons, vous consacriez chaque jour une heure (et toujours à la même heure) à rechercher différents types d’excréments, en les observant comme si vous étiez éthologue, étudiant des animaux et leurs habitudes. Je ne veux certes pas que vous approchiez de trop près ce qui vous épouvante, je vous demande seulement de les observer attentivement à une distance suffisante pour vous sentir rassurée afin de pouvoir relever les caractéristiques des différents types d’excréments que vous avez jusqu’ici étudiés dans la littérature consacrée à ce sujet.
La patiente revint la semaine suivante, me rapportant que, puisqu’elle habitait à la campagne, elle avait pu trouver des typologies de cacas très variées – des excréments de vache, de cochon, de chien, de cheval, de rat, d’oiseaux divers, de poule, etc. – et distinguer précisément leurs caractéristiques. Après avoir écouté attentivement ses descriptions « éthologiques », je lui demandai jusqu’à quel point elle s’était approchée des excréments et si elle avait eu des sensations de peur. En me souriant, la femme me répondit qu’elle s’était approchée beaucoup plus près qu’elle n’aurait pu l’imaginer et que, dans certains cas, elle s’était approchée à cinquante centimètres de l’objet de son étude et qu’elle s’était même penchée afin de mieux voir, le tout sans ressentir aucune épouvante.
À ce moment, je demandai à la femme si elle serait disposée à accomplir une sorte de « rite de passage » afin « d’exorciser » à jamais sa vieille peur. La patiente accepta, presque amusée par la chose, en me répondant :
— Après avoir fait toutes les choses étranges que vous m’avez demandé de faire depuis le début, je peux bien en faire une de plus.
Il lui fut donc alors donné la prescription suivante :
— Bien, bien… D’ici à notre prochain rendez-vous, vous devrez encore aller étudier les excréments sur le terrain mais, une fois que vous aurez trouvé le plus « beau », rentrez chez vous, armez-vous d’une pelle et d’une balayette, retournez sur les lieux, ramassez « le beau caca » choisi et ramenez-le chez vous. Dirigez-vous alors vers les WC, jetez-le dedans et tirez la chasse d’eau… Votre peur sera ainsi annihilée à tout jamais.
Au rendez-vous suivant, la patiente revint avec un sourire étincelant et me raconta par le menu comment elle avait exécuté à la lettre mes prescriptions et combien, après ce rituel, elle s’était sentie totalement libérée de sa phobie, laquelle s’était déjà nettement réduite grâce aux prescriptions précédentes, mais qui désormais semblait avoir totalement cessé.
J’ai revu cette personne six mois plus tard, puis un an après notre dernier rendez-vous pour contrôler l’effet de la thérapie le temps passant et elle m’expliqua n’avoir plus jamais eu cette phobie ni aucune autre fixation phobique et ne plus avoir ressenti le besoin d’exécuter de rituels compulsifs, quels qu’ils soient.
Dans ce cas, une stratégie « standardisée » pour le traitement des troubles obsessionnels compulsifs a été utilisée puis, une fois la symptomatologie débloquée, une forme de « contre-rituel thérapeutique » a été construite à l’image de la structure du trouble phobique mais qui, dans son exécution, en a renversé le sens. Autrement dit, en partant d’une spirale vicieuse et en la renversant, on a abouti à une spirale vertueuse.
Il me semble important de souligner aussi le fait que, même si la pathologie à soigner est très douloureuse, de longue durée et tragique dans ses effets, la thérapie ne doit pas obligatoirement être elle aussi tragique, douloureuse et prolongée.
La peur de parler en public (glossophobie)
Un auteur fameux de livres à succès, bel homme charismatique d’une quarantaine d’années, demanda à me rencontrer de toute urgence.
Je le reçus le lendemain de son appel – comme je le fais dans de tels cas – et il me présenta le problème qui risquait de ruiner une partie importante de sa vie professionnelle. Depuis quelque temps, avait grandi en lui la terreur de parler en public, si bien que, au cours des dernières semaines, il avait évité de donner des conférences ou des cours. Tout cela l’avait rendu extrêmement craintif, alors qu’il avait toujours abordé avec calme des conférences auxquelles participaient des centaines de personnes et que, depuis des années, il donnait des cours magistraux dans les plus grandes universités du monde entier.
En décrivant son problème, il m’expliqua la peur qu’il avait de se bloquer durant une présentation du fait que, ces derniers temps, son anxiété avait crû de manière exponentielle, produisant toute une série de somatisations – maux de ventre, tachycardie, respiration haletante, transpiration, etc. – qui lui faisaient craindre le pire.
Cela avait commencé lorsque, à la suite d’un spasme abdominal, il avait été contraint d’annuler son intervention à un colloque.
Depuis lors, il avait commencé à avoir peur que cela se reproduise mais, cette fois, durant l’une de ses conférences. Par conséquent, sa tendance à contrôler ses réactions s’était renforcée, le faisant tomber dans le piège de la prophétie qui s’auto-réalise.
Quiconque se met à vouloir contrôler ses fonctions physiologiques, finit par les modifier précisément au cours de la tentative faite pour les contrôler.
L’auteur à succès avait donc bien construit le piège dans lequel il était ensuite tombé et duquel il ne parvenait plus à ressortir.
Dans de tels cas, il faut déplacer l’attention du sujet en action, la déplacer du contrôle de soi sur un autre phénomène.
C’est dans cet esprit que fut assignée au professeur la « simple » prescription suivante :
— Durant vos prochaines sorties en public, je veux dire lorsque vous devrez faire une conférence, suivez précisément ces indications. Durant l’heure qui précède votre conférence, efforcez-vous de vous concentrer sur tout ce que votre imaginaire pourra produire de pire et focalisez-y toute votre anxiété, vous en aurez ainsi beaucoup moins par la suite. Puis, lors de la prise de parole, faites le préambule suivant : « Chers collègues, je vous prie de m’excuser par avance si, durant cette conférence, il m’arrive de rougir, de transpirer ou de perdre le fil de mes propos car, dernièrement, je ne suis pas en grande forme. » Vous pourrez alors entrer dans le cœur du sujet de votre conférence.
L’auteur réagit en me disant que je lui demandais de faire piètre figure, mais je lui répondis que, au contraire, il pourrait avoir une agréable surprise que je ne pouvais cependant pas lui révéler à l’avance.
Je revis mon patient deux semaines plus tard, mais j’avais alors déjà reçu un coup de téléphone de remerciement quelques jours après notre séance, dans laquelle il me racontait que les choses s’étaient très bien passées.
Il avait en effet suivi à la lettre toutes mes prescriptions et cela lui avait permis de faire face remarquablement bien, et le tout sans anxiété. Ce qui l’avait véritablement surpris était le fait que, à l’issue de son intervention, de prestigieux collègues l’avaient complimenté pour son stratagème rhétorique, utilisé en début de conférence pour disposer favorablement son auditoire à son égard.
« La fragilité expressément déclarée cesse d’être telle et devient un point fort. »
Ce type d’intervention a été appliqué avec succès à de nombreux cas similaires et représente un véritable protocole de traitement pour les différentes formes de peur de s’exposer.