Du « sommeil magique » au magnétisme
L’utilisation de l’hypnose dans le traitement des souffrances et des difficultés humaines est probablement aussi ancienne que l’histoire des tentatives de l’homme pour soigner ses semblables (Watkins, 1987). Sous des appellations et des formes différentes, l’hypnose est connue, depuis les temps immémoriaux, par la plupart des sociétés qui l’utilisaient non seulement dans un but thérapeutique mais également divinatoire : les phénomènes hypnotiques étaient interprétés comme des manifestations de pouvoirs et de dons divins, capables d’être appliqués par les chamanes, les prophètes ou les prêtres-guérisseurs aux situations les plus variées. Dans les civilisations méditerranéennes de l’Antiquité (Égypte, Grèce, Rome), l’hypnose est décrite comme un « sommeil magique ».
Les historiens s’entendent pour faire remonter le développement de l’hypnose moderne (et de la psychothérapie en général) à l’œuvre du médecin viennois Franz-Anton Mesmer (à partir de 1775) mais on possède suffisamment de témoignages archéologiques pour affirmer que toutes les civilisations ont développé des formes de thérapie que l’on définirait aujourd’hui comme des pratiques hypnotiques.
En ce qui concerne les cultures primitives (notamment celles du Tibet, de l’Australie et de l’Inde), dont les rites de guérison sont parfaitement décrits et documentés (Ellenberger, 1976), on peut en déduire avec une forte certitude que les principaux facteurs de guérison consistaient en un pouvoir de suggestion et en une capacité d’activer des représentations fantastiques, que le prêtre-guérisseur parvenait à communiquer au croyant/patient.
Wang Tai, fondateur de la médecine chinoise (XXe siècle avant Jésus-Christ), enseignait à ses disciples une technique thérapeutique qui utilisait l’enchantement et l’imposition des mains sur le corps des patients.
Dans l’Ancien Testament (et même dans les Évangiles), on fait référence à des cas de guérison obtenus par la simple imposition des mains sur la zone malade (le fameux « toucher » royal) ou bien par le seul regard, une méthode utilisée également pour prophétiser (Pavesi et Mosconi, 1974 ; Gravitz, 1991 ; Watkins, 1987).
L’utilisation de l’imposition des mains se transformera plus tard en « passes », touchers ou effleurements suggestifs, des interventions capables de dominer le Mal. Largement en usage aux époques romaine (et dévolue au pater familias) et médiévale (privilège du roi ou du seigneur), l’imposition des mains est encore pratiquée dans certaines religions.
Dans le passé, l’hypnose, qui, pendant de longs siècles, s’était articulée autour de conceptions essentiellement mystiques et d’interventions suggestives fondées sur l’autorité et le charisme, était une hypnose principalement surnaturelle et construite artificiellement. Au fil du temps, la thérapie hypnotique a connu des processus de transformation qui, plus tard, sont venus compléter d’autres formes de psychothérapie. Progressivement, une restructuration du rôle prééminent de la suggestion s’est opérée, et l’hypnose est devenue toujours plus un processus naturel capable de respecter les qualités humaines de l’individu et de lui restituer la force de ses ressources.
Au cours des cinquante dernières années, l’hypnose s’est affirmée comme un phénomène naturel très fréquent, difficile à distinguer superficiellement de l’état de veille et qui peut se révéler de manière spontanée et répétée au cours d’une même journée. Ce que l’on considérait comme un état d’exception est devenu un phénomène quotidien, la common every-day trance (Haley, 1978), qui se mêle et se confond avec l’état de veille, en passant par une gamme très riche de degrés intermédiaires (Edelstein, 1982).
Du point de vue psychothérapeutique, la Nouvelle Hypnose, qui se fonde sur cette conception naturaliste de l’état de transe, ne présente plus l’hypnotiste comme une figure autoritaire et charismatique appliquant des procédures rituelles artificiellement mises en œuvre mais comme un acteur capable de reconnaître et de respecter les caractéristiques du sujet. Celui-ci n’assume pas un rôle passif et soumis mais devient le protagoniste actif du processus induit, auquel il prend une large part. La transe est une expérience relationnelle quotidienne, naturelle et physiologique, et non pas extraordinaire, capable de mobiliser et de rendre utilisables des capacités et des ressources en apparence inaccessibles.
Pour comprendre les raisons qui ont mené l’hypnose vers une reconnaissance de son statut de condition naturelle de l’être humain (fort éloignée de supposées manœuvres activées par des artifices mystérieux), il convient d’examiner son histoire, de Mesmer à nos jours, histoire qui a permis sa redéfinition conceptuelle, de phénomène mystique et magique à activité fondée sur de sérieuses prémisses physiologiques et de solides connaissances scientifiques.
C’est entre le XVIIIe et le XIXe siècle qu’est formulée la théorie du magnétisme animal et que naît l’hypnose scientifique, dont on reconnaît rapidement les qualités psychologiques et psychothérapiques.
Franz-Anton Mesmer (1734-1815) utilise la théorie physique du magnétisme pour souligner, comme jamais auparavant, les composantes psychologiques de l’hypnose et l’importance du rapport interpersonnel dans l’expérience thérapeutique. Mesmer est ainsi considéré comme le fondateur ante litteram de l’hypnose moderne (Sarteschi, 1982) et de la psychothérapie dynamique (Ellenberger, 1970).
Le médecin viennois inaugure une méthode thérapeutique fondée sur le magnétisme animal, sorte de fluide vital qui, selon lui, est présent dans l’Univers entier ; capable d’imprégner tout type de matière, il peut déterminer, à différents degrés de concentration, les propriétés des corps. Grâce à ce fluide, les hommes peuvent entrer en relation les uns avec les autres et également avec les corps célestes. Si ce fluide n’est pas distribué de manière homogène à l’intérieur du corps humain, il peut en résulter de graves altérations et différentes maladies.
En 1775, Mesmer publie dans la revue Nouveau Mercure Savant d’Altona une première étude, dans laquelle il tente de systématiser une théorie générale du magnétisme animal sur la base de ses observations cliniques. Dans son article, intitulé Lettre à un médecin étranger, le Viennois soutient que les effets thérapeutiques du magnétisme sont dus à l’accumulation d’un fluide universel à l’intérieur du corps. Les aimants (ou les autres véhicules utilisés) ne sont rien d’autre que les instruments grâce auxquels ce fluide est propagé dans le corps. On notera que cette conclusion aura pour conséquence de mettre un terme à l’amitié liant Mesmer au père Hell, l’un de ses contemporains, qui utilisait les aimants dans le traitement de certaines affections nerveuses ; en effet, pour le père Hell, l’action magnétique est exclusivement liée aux aimants et non au fluide magnétique (Laurence et Perry, 1988).
Pour Mesmer, le rapport magnétique explique aussi la sensibilité particulière du sujet au magnétiseur ; mais au fil du temps, le médecin viennois envisage également la possibilité du contraire, et en 1784, il invente l’expression réciprocité magnétique. Cette théorie anticipe, avec plus d’un siècle d’avance, les études de Sigmund Freud et la découverte des phénomènes du transfert et du contre-transfert ; elle évoque également, pour la première fois dans l’histoire médicale, l’existence d’un rapport réciproque et symétrique dans les psychothérapies et ouvre la voie à la révolution ericksonienne de l’hypnose. L’hypnotiseur, qui influence mais est également influencé, incarne une conception profondément différente face à la figure autoritaire et inaccessible de celui qui provoque la transe chez le sujet par le pouvoir de la suggestion.
Rapidement, les résultats obtenus par Mesmer lui attirent une large audience et sa renommée augmente tant et si bien qu’il est incapable de satisfaire toutes les demandes des malades qui réclament un traitement magnétique. Cela conduira le médecin viennois à mettre au point, outre ses thérapies individuelles, une véritable approche de groupe. L’une de ses techniques consiste dans l’utilisation du fameux baquet : un certain nombre de patients sont reliés à des aimants immergés dans l’eau contenue dans une bassine. Ces patients sont dits « magnétisés ».
En s’inspirant du principe du baquet de Mesmer, un autre grand scientifique du magnétisme, Armand Marie Jacques de Chastener, marquis de Puységur (1751-1825), parvient à magnétiser un grand arbre situé sur la place centrale d’un village. Sous les frondaisons de l’arbre, il installe plusieurs patients qui, suivant ses directives, vivent une expérience caractérisée par un état de tranquillité et de silence.
En mai 1784, Chastener fait une observation qui révolutionnera le concept de magnétisme animal. Il constate en effet qu’un de ses serviteurs du nom de Victor Race, qui souffre d’une maladie pulmonaire, vit une expérience insolite lors d’une séance de magnétisme : les convulsions et autres manifestations corporelles désordonnées sont remplacées par un étrange sommeil caractérisé par une attention et une vigilance supérieures à celles de l’état de veille.
Bien que le sujet semble profondément endormi, il est capable de répondre aux injonctions du magnétiseur, il parle à haute et intelligible voix, avec assurance et concentration, et il apparaît « plus intelligent » qu’il ne l’est d’habitude. Une fois sorti de cet état induit, le sujet ne se souvient de rien, phénomène aujourd’hui défini comme amnésie post-hypnotique. Comme ce comportement semble proche du somnambulisme, le marquis le définit comme « somnambulisme artificiel ».
Puységur comprend également que cet état, appelé aussi « crise parfaite », permet au sujet somnambulique de s’exprimer spontanément sur lui-même, puis de se sentir comme soulagé et, enfin, d’être particulièrement attentif aux propos du magnétiseur durant ce que nous appellerons la séance de psychothérapie.
Chastener s’interroge aussi sur ce qui lui apparaît comme une sorte de dépendance infantile du sujet envers son thérapeute. Son approche – que nous définirions aujourd’hui de type régressif – semble capable de reproduire la relation mère-enfant, puis d’interrompre, grâce à l’intervention thérapeutique successive, cette tendance à la dépendance démontrée par le sujet. Cette intuition du marquis peut également être considérée comme une anticipation du concept de transfert et de ses possibles implications thérapeutiques.
Les études de Puységur et de ses disciples permettront d’identifier certaines caractéristiques psychiques de l’état hypnotique de type somnambulique : la faculté d’évoquer des souvenirs, des savoirs et des détails qui semblaient oubliés (hyperménésie) ; l’amnésie post-somnambulique, qui consent d’oublier ce qui est arrivé pendant l’expérience hypnotique ; la régression d’âge qui permet de revivre, avec une forte intensité émotive, les expériences précoces vécues par l’individu.
Au contraire de Mesmer, Puységur ne pense pas nécessaire d’utiliser le fluide comme médiateur physique dans la relation entre le sujet et le magnétiseur ; en revanche, selon lui, pour obtenir un résultat thérapeutique, il est indispensable de pouvoir compter sur l’intention du magnétiseur et la volonté de guérison du patient (Gulotta, 1980).
Enfin, le marquis distingue de manière claire l’importance de la relation thérapeutique (le rapport) qui se développe pendant l’hypnose, relation qui sera considérée comme l’un des fondements des conceptions modernes ; il y ajoute un élément essentiel, de type qualitatif, celui de l’exclusivité. Nous savons aujourd’hui que cette particularité de la relation hypnotique est l’un des fondements du rapport hypnotique : seul le magnétiseur qui a établi la relation avec le sujet peut maintenir la communication avec lui, pendant la transe.
François Joseph Noizet, un magnétiseur contemporain de Puységur, déclare cependant que « l’effet de l’arbre est inexistant ; ce qu’il advient à l’ombre de ses frondaisons est entièrement dû à la confiance placée dans les vertus magnétiques » (Noizet, 1854).
Noizet met l’accent sur la force exercée par la suggestion, capable de créer une attente favorable et une confiance réciproque entre le magnétiseur et le patient. Ces conclusions seront reprises plus tard par Liébeault, et, complétées par les travaux de l’abbé Faria, elles constitueront les prémisses théoriques générales de l’une des principales écoles françaises d’hypnose, l’École de Nancy.
Dès 1785, Tardif de Montrevel souligne, comme l’avait également évoqué Puységur, que le sujet se prêtant au sommeil hypnotique est capable de résister aux prescriptions immorales des magnétiseurs dépourvus de scrupules.
Ainsi démentait-on dès le XVIIIe siècle le préjugé commun selon lequel la volonté des individus serait annulée pendant l’état d’hypnose.
Quelque temps plus tard, Jules Charpignon introduit un concept nouveau, capital, celui de la suggestion post-hypnotique : il s’agit d’une proposition faite au sujet par l’hypnotiseur pendant la transe mais qui ne sera réalisée par le patient qu’après son réveil. Nous savons aujourd’hui que ce type de suggestion tend à reproduire chez le sujet un état de micro-transe qui, par ses caractéristiques de type somnambulique, ne peut être décelé par des observateurs non avertis.
C’est dans les années 1810 que l’abbé Faria formule pour la pre...