L’effet des émotions
Les émotions donnent des couleurs à la vie. Nous nous considérons comme des êtres humains rationnels, mais ce sont pourtant nos émotions qui influencent nos perceptions et réactions aux événements de la vie. Pour le philosophe Jean-Paul Sartre, nos émotions sont des stratégies par l’entremise desquelles nous sommes heureux ou malheureux puisqu’elles donnent un sens à nos vies.
Au IVe siècle av. J.-C., Aristote affirmait déjà : « Les émotions sont les causes qui font varier les hommes dans leurs jugements. » (Rhétorique II 1 1378a). Plus près de nous, Gloria Solomon (2008) soutient que nous sommes tout autant nos émotions que nos pensées et nos actions. Quant à Robert Cooper et Ayman Sawaf (1998), ils assurent que les émotions donnent du sens aux contingences de la vie : ce sont elles – et non la raison – qui déterminent l’épanouissement de nos capacités ou, au contraire, leur atrophie.
Nous nous lançons souvent dans un combat, une fuite ou une autre action auxquels un moment de réflexion nous aurait certainement fait renoncer, venant confirmer le fameux adage de saint Thomas d’Aquin (XIIIe siècle) : « Il n’y a rien dans l’intellect qui n’ait d’abord été dans la sensation. » Les émotions trouvent leur origine dans les sensations qui sont élaborées et interprétées par le cerveau et, plus particulièrement, par le système limbique situé au centre du cerveau, entre le tronc cérébral et le cortex. On appelle parfois ce système le « cerveau émotionnel » qui, outre son rôle majeur dans le comportement, est aussi essentiel dans la formation de la mémoire.
Émotions et apprentissage
Les émotions ne sont pas toujours immédiatement soumises à la raison, mais elles sont immédiatement soumises à l’action.
William James1
Priscilla Vail (2004), spécialiste des apprentissages, décrit l’émotion comme un « bouton marche/arrêt de l’apprentissage ». Lorsque le bouton est sur « arrêt », le système est dormant et seules les potentialités sont disponibles. Lorsque le bouton est sur « marche », la voie de l’apprentissage est ouverte. Quand le système limbique interprète des informations sensorielles et les envoie au cortex pour qu’elles soient traitées, la tonalité émotionnelle contenue dans l’information est établie avant même que celle-ci n’atteigne le cortex. Si le système limbique interprète positivement l’information, il envoie un message déterminé et enthousiaste qui oriente notre comportement vers un but. Nous sommes alors motivés pour agir ; pensée et apprentissage sont activés. Tandis que, si l’interprétation est négative, le bouton est placé sur « arrêt » et il en va de même de la stimulation mentale.
Dans leur article consacré à la thérapie familiale ericksonienne, Stephen et Carol Lankton avec Willliam Matthews (1991) reconnaissent le fait que tous les êtres, parce qu’ils vivent, ont des expériences émotionnelles. La difficulté se situe souvent dans la flexibilité émotionnelle, c’est-à-dire la propension à utiliser ses capacités personnelles dans des situations spécifiques. De fait, Milton Erickson rappelle que « les problèmes psychologiques existent précisément parce que la conscience ignore comment initier l’expérience psychologique et le changement comportemental au degré souhaité » (Erickson, Rossi, 1979).
Émotions et perceptions
Il ne peut y avoir de connaissances sans émotion. On peut bien connaître la vérité mais, tant qu’on n’a pas ressenti sa force, elle ne nous appartient pas. À la connaissance intellectuelle doit s’ajouter l’expérience spirituelle.
Arnold Bennett
Les émotions naissent de souvenirs et de réactions à des évènements. Elles sont formées par ce que nous pensons – ou sommes amenés à penser – sur des expériences passées et présentes. Dans une perspective constructiviste, Martin Seligman (2012) soutient que ce qui compte ce n’est pas ce qui nous arrive, mais ce que nous pensons de ce qui nous arrive. Nos perceptions et croyances fondent notre réalité. Prenons un premier exemple. Un père se fâche contre son fils : ce dernier explique cette colère par son comportement et s’en sent coupable, ou il craint d’éventuelles réactions de la part de son père et s’enfuit ou bien encore il réagit de manière agressive face à l’autorité paternelle. En voici un second : un enfant interprète une mauvaise note en mathématiques comme un manque d’intelligence de sa part et commence à avoir peur des examens. En revanche, s’il considère que sa mauvaise note s’explique par la difficulté de l’énoncé, il tournera sa colère contre son professeur.
Pour Theodore Kemper (1987), le fait que le nombre d’émotions possibles soit illimité est important. Tant qu’une société différenciera des situations sociales nouvelles, étiquettera et socialisera les individus pour qu’ils puissent les appréhender, de nouvelles émotions continueront d’émerger. Bien qu’il existe un nombre infini d’expression des émotions, Kemper pense nécessaire une compréhension des sensations primaires, dont jaillit – ou est, au contraire, est retenu – un ensemble d’émotions.
Dans les théories de l’émotion, on suppose généralement qu’il existe un petit groupe d’émotions de base (Watson, 1930 ; Izard, 1977 ; Oatley, Johnson-Laird, 1987 ; Plutchik, 1962 ; 1980 ; Tomkins, 1962, 1963, 1984 ; Kemper, 1987).
Kemper distingue quatre émotions primaires : la peur, la colère, la dépression et la satisfaction. Cruciales dans l’évolution, universelles et apparues très tôt, ces émotions primaires ont d’importantes répercussions en matière de relations sociales.
Les émotions secondaires – telles que la culpabilité, la honte, l’orgueil, la gratitude, la nostalgie, l’ennui, etc. – sont acquises par l’intermédiaire d’agents socialisants qui définissent et étiquettent de telles émotions alors que l’individu expérimente l’une des émotions primaires. C’est pourquoi on considère que la culpabilité est une réponse socialisée à l’apparition de conditions physiologiques de peur. La honte et la colère, l’orgueil et la satisfaction, etc. répondent au même schéma. Cela va dans le sens de Jaak Panksepp et Günther Bernatzky (2002), convaincus de l’existence de systèmes cérébraux distincts qui servent de médiateurs aux émotions sociales issues de la colère, de la peur, de la joie et de la tristesse.
Paul Ekman (1993), un expert en la matière, a identifié quatre émotions fondamentales universellement ressenties et reconnues : la peur, la colère, la tristesse et la joie. La majorité des chercheurs pensent qu’il existe de nombreuses familles ou dimensions à ces émotions, résultant d’infinis mélanges, variations et nuances. Giorgio Nardone (2007) atteste lui aussi du fait que les êtres humains sont enrichis par différentes émotions, qui toutes sont cependant issues de quatre composantes de base qu’il identifie comme des sensations : la peur, la souffrance, la colère et le plaisir.
Élaborée dans une perspective constructiviste, la thèse de Nardone selon laquelle tout ce qui arrive jusqu’à nous est filtré par nos sensations et perceptions est importante. Tous les êtres humains éprouvent les quatre sensations qui se renforcent ou s’amenuisent au fil de leur vie. Il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises sensations mais, tout comme le yin et le yang du taoïsme chinois, elles sont intimement mêlées, devenant utiles ou dangereuses selon la façon dont elles sont appréhendées (Balbi, Artini, 2009).
Dans la continuité de cette hypothèse, Roberta Milanese et Paolo Mordazzi (2018) sont convaincus que les limitations et les blocages d’une personne naissent d’une sensation dominante incontrôlée. La sensation dominante de base, tout comme les émotions suscitées, ne peuvent être effacées ou annulées, mais doivent être gérées efficacement et orientées de manière à transformer une faiblesse en force, une limite en ressource.
Les enfants et les quatre sensations de base
Voici donc l’approche grâce à laquelle nous appréhendons les problèmes des enfants. Cette perspective nouvelle nous évite de rester prisonnier de catégories diagnostiques et de schémas rigides, tout en ayant la possibilité de rassembler des données opérationnelles/fonctionnelles pour aider enseignants et parents à intervenir efficacement sur les problèmes de leurs élèves/enfants.
Daniel Goleman (2014) affirme qu’il est impossible de gérer sa vie tant qu’on ne maîtrise pas ses émotions. Dans son livre intitulé L’Intelligence émotionnelle, il explique que les émotions influencent nos perceptions et réactions, lesquelles déterminent la façon dont sont appréhendés et « ressentis » les évènements de la vie. L’intelligence émotionnelle se manifeste en atteignant les buts fixés et en gérant ses émotions. À l’inverse, des émotions mal maîtrisées peuvent prendre le contrôle de nos vies et décider de leur issue.
Les émotions et sensations de base influencent la façon d’aborder la vie, déterminant sentiments et actions. Les gens réagissent fréquemment à des événements en étant submergés par une sensation dominante, qu’il s’agisse de souffrance, de peur, de colère ou de plaisir (Nardone, 2017). Les enfants ne font pas exception à la règle. Leur comportement au quotidien, et donc à l’école, est souvent filtré par cette lentille déformante. Les enfants aimeraient apprendre – ou, comme nous le disons en thérapie « collaborer » – avec l’enseignant ou avec les parents, mais ils sont souvent bloqués par une sensation dominante de base.
Un enfant excessivement prudent voudrait aller à l’école, mais sa peur écrasante de l’échec, l’en empêche. Un adolescent aimerait avoir des amis, mais sa colère lui interdit de nouer des liens d’amitié puisqu’il craque à la moindre divergence d’opinion. Un enfant sensible souhaiterait se concentrer sur ses devoirs, mais il n’arrive pas à oublier son animal malade. Un autre voudrait qu’on fasse attention à lui et emploie tous les moyens possibles et imaginables pour parvenir à ses fins.
Rationnaliser l’irrationnel
Les enseignants recourent couramment à la raison pour convaincre leurs élèves « difficiles » de se comporter et de réagir différemment. Ils utilisent une argumentation rationnelle pour mettre un terme à un comportement indésirable souvent jugé irrationnel. Au final, force est de constater l’échec d’une telle approche. Au fil des siècles, maints épisodes de la petite et de la grande histoire ont témoigné de la victoire de l’irrationnel sur le rationnel. À ce propos, David Borenstein (2011) lance un avertissement en insistant sur le fait que « les sentiments ne sont pas supposés être logiques. Toute personne rationnalisant ses émotions est dangereuse ».
Ce chapitre est destiné à aider les ense...