Quelle est la mystérieuse structure dynamique qui réalise cette opération ? D’où est venue à Bateson cette étrange idée de se lancer en quête de « la structure qui relie » ?
Le territoire dans lequel a germé chez les Bateson l’idée d’une structure qui relie est la biologie. Pénétrons-y.
1. WILLIAM BATESON2 OU LA QUÊTE DES LOIS DE LA FORME
Biologiste de haut niveau, William Bateson est lui-même un homme en quête. En cette fin de XIXe siècle, la biologie est une science encore jeune. Elle vient pourtant de fomenter une révolution cosmologique. Les théories évolutionnistes font vaciller sur leurs bases nos conceptions de l’homme, du monde et de Dieu.
Le différend n’oppose pas seulement les évolutionnistes aux créationnistes, mais aussi, à l’intérieur même du camp évolutionniste, les lamarckiens aux darwiniens. Il porte sur le principe de l’évolution. William Bateson cherche à en préciser le fondement. Il estime – à juste titre – que la théorie lamarckienne contient des erreurs, et selon lui, le principe darwinien de la sélection naturelle laisse certaines questions en suspens.
Insatisfait d’une théorie comme de l’autre, il cherche une base capable d’unir et de compléter les deux approches. Darwin et Lamarck affirmant l’un comme l’autre que l’évolution procède par variations progressives de la forme organique, il s’agit pour lui de trouver les lois qui régissent ces transformations. Sa quête sera celle des lois de la forme.
Son point de vue est celui de la morphologie : Il observe que les organismes vivants présentent tous une structure externe organisée autour d’axes de symétrie. Le corps humain, par exemple, présente des axes de symétrie autour desquels les organes s’articulent par paire, dont chaque membre apparaît comme le reflet en miroir de l’autre (la main gauche par rapport à la droite, par exemple). Ces phénomènes de symétrie bilatérale (ou de symétrie radiale, comme chez l’étoile de mer), lui paraissent une caractéristique du vivant. Il en tire une loi qui portera son nom.
Voici ce qu’en dit son fils, Gregory Bateson, bien plus tard, alors qu’il s’efforce de replacer cette « loi de Bateson » dans sa propre perspective théorique : Il y a environ quatre-vingts ans, mon père, William Bateson, avait été fasciné par les phénomènes de symétrie et de régularité métamérique qu’on peut observer dans la morphologie des animaux et des plantes. Bien qu’il soit difficile aujourd’hui de définir les motifs de cette attirance, on peut néanmoins supposer qu’il espérait que l’étude de ces phénomènes pourrait lui fournir les bases d’une conception nouvelle de la nature du vivant : il soutenait, avec raison, que la sélection naturelle ne suffisait pas à déterminer, à elle seule, la direction des variations des changements évolutifs, et qu’on ne pouvait mettre la genèse des variations sur le seul compte du hasard. (…) Dans le langage d’aujourd’hui, nous dirions qu’il était à la recherche d’un certain ordre dans les caractères du vivant, d’un ordre qui témoigne de ce que les organismes évoluent et se développent dans le cadre de systèmes cybernétiques (…) il a tenté une classification des différentes sortes de modifications qu’il a pu observer. Nous ne nous arrêterons pas sur cette classification, mais plutôt sur la généralisation qu’il a pu en tirer, et qui constitue une véritable découverte : il s’agit de ce qui fut appelé « la loi de Bateson », qui demeure encore aujourd’hui un des mystères de la biologie (…) Brièvement et simplement résumée, cette loi de Bateson s’énoncerait ainsi : Lorsqu’un appendice asymétrique (par exemple la main droite) est redoublé, le membre résultant de cette réduplication présentera une symétrie bilatérale et se composera de deux parties, dont chacune sera le reflet spéculaire de l’autre, et qui seront disposées de telle sorte que l’on pourrait imaginer entre elles un plan de symétrie.3
Selon William Bateson, la théorie darwinienne pose problème sur au moins un point : le principe de la sélection naturelle ne permet pas de rendre compte de manière satisfaisante de l’apparition de caractères nouveaux. Pour Darwin, ces mystérieuses variations se produisent par hasard. Ensuite, les plus adaptatives sont transmises à la descendance, en un processus continu. Tout comme Einstein refusait d’admettre que le hasard puisse jouer un rôle en physique, William Bateson n’accepte pas qu’il intervienne dans les processus évolutifs4.
Par ailleurs, il soutient que l’évolution est un processus discontinu. On trouve ici un écho du débat entre les physiciens partisans de la continuité (les non-atomistes, puis les tenants des théories ondulatoires) et les défenseurs de la discontinuité (les sauts quantiques)5. Et ce débat sur le caractère continu ou discontinu des processus de changement, nous le retrouverons chez les cybernéticiens cherchant à créer les premiers ordinateurs par analogie avec le fonctionnement du cerveau humain : certains, comme Wiener, plaidaient pour un codage analogique (donc continu) de l’information, d’autres, comme von Neumann, pour un codage digital (donc discontinu).
C’est alors que William Bateson prend connaissance de l’ancienne découverte d’un obscur moine tchèque tombé dans l’oubli : Gregor Mendel. Cette trouvaille lui fait l’effet d’une révélation. En effet, ce que Darwin a vainement cherché tout autour du monde, un de ses contemporains, moine discret, fils de paysans6, l’a découvert dans le jardin de son monastère, en cultivant tranquillement des petits pois.
À l’époque de Darwin, la théorie dominante est celle du mélange des sangs : tel individu présente tel caractère parce que son sang est composé pour moitié de celui de son père et pour moitié de celui de sa mère : on a longtemps parlé de « sang mêlés » pour désigner des individus métissés. C’est une hypothèse basée sur la continuité.
Mendel, lui, part d’une hypothèse fondée sur la discontinuité : il considère les caractères héréditaires isolément, un peu comme des billes qu’on prendrait de deux seaux séparés pour les placer dans un troisième.
Il procède donc à des croisements d’individus présentant des caractères spécifiques (la couleur des graines, la forme de la gousse, etc.).
Il observe que les hybrides ainsi obtenus présentent certes des caractères des deux « parents », mais certains de ces caractères ne réapparaissent qu’après avoir « sauté » une génération. Il trouve l’explication de ce phénomène : certains caractères sont dominants, d’autres récessifs, et leur combinaison permet d’expliquer ses constatations expérimentales.
Mendel vient de trouver la clé de voûte de la théorie de l’évolution. Et, sans bien s’en rendre compte, de jeter les bases d’une science nouvelle, promise à un destin extravagant : la génétique. En 1865, il publie les résultats de ses recherches. Mais il ne suffit d’être un découvreur génial pour être reconnu par la communauté scientifique. Mendel ne peut se prévaloir que du titre de moine, aussi ses contemporains n’accordent-ils aucune importance à ses recherches. Il a beau étendre ses expérimentations à quatorze espèces de plantes et confirmer à chaque fois sa théorie, ses communications sont reléguées aux oubliettes de la science pour des décennies. Mendel meurt totalement méconnu.
Il faut attendre Hugo De Vries7 pour que l’on reconnaisse la véritable ampleur de ses découvertes. De Vries se livre lui aussi à des expériences sur les végétaux et se trouve fort proche des conclusions de Mendel lorsqu’il prend connaissance des recherches de ce dernier. Il comprend que loin de ne concerner que les petits pois, les conclusions du moine peuvent s’étendre à l’ensemble du règne végétal, animal, et à l’homme lui-même.
Il procède à de nouvelles vérifications expérimentales, qui confirment toutes la validité des lois de Mendel. Mais il constate aussi une chose étrange : des caractères nouveaux, inexistants chez leurs ascendants, apparaissent chez certains individus. De Vries explique ce phénomène par le concept de mutation génétique. C’est un apport important aux théories évolutionnistes. Il améliore l’hypothèse darwinienne des caractères nouveaux apparaissant par hasard. Il permet de rendre compte de façon plus satisfaisante de la différenciation des espèces et de la naissance d’espèces plus adaptées.
C’est ici que nous retrouvons William Bateson. De Vries et lui sont amis. C’est par De Vries qu’en 1900 William découvre les travaux de Mendel. Il se rend compte que les deux théories, celle de l’évolution et celle, complètement méconnue, de l’hérédité, ont coexisté durant des décennies. Il comprend qu’en articulant les lois de Mendel au darwinisme, on obtient une théorie de l’évolution bien plus complète. Cette révélation l’incite à une décision radicale : il renonce à ses propres recherches et se consacre, pour le restant de ses jours, à développer le mendélisme. Il baptise cette nouvelle science, dont il devine l’immense destin, du nom de génétique.8 Et lorsqu’en 1904 naît son troisième fils, il le prénomme Gregory en hommage au Frère Gregor.
Rien ne dit que Gregory pensait à sa propre famille lorsqu’il écrivit « effets du but conscient sur l’adaptation humaine »9, pourtant son propre destin et celui, tragique, de ses frères, en constituent une puissante illustration. Car le but conscient de William Bateson fut clairement que ses fils prennent le relais de ses propres recherches
Sa volonté de transmission s’exerce d’abord sur son fils aîné, John. Mais le cours des choses en décide autrement : fauché par un obus, John meurt quelques jours avant l’armistice de 1918.
Le second, Martin, n’entend pas se plier au projet paternel.
Il veut suivre sa propre voie, se consacrer à la poésie et à la dramaturgie. Mais pour son père, ne compte que la grande œuvre d’art, seule valeur supérieure à la science. Il admire profondément William Blake et Samuel Butler. À ses yeux, Martin n’a pas leur étoffe. Mais la gr...