À partir de 1918, le cœur du cinéma se déplace définitivement en Californie. Les entrepreneurs qui ont bâti la renommée d’Hollywood partagent presque tous des caractéristiques communes : ce sont des immigrés d’Europe centrale, souvent juifs, arrivés sans un sou en poche, qui ont connu une réussite époustouflante ; des exemples typiques du rêve américain. La plupart ont également connu un parcours entrepreneurial similaire, commençant par exploiter des salles, puis se mettant à produire et diffuser leurs propres films. Tous ont bâti des empires cinématographiques, appelés les majors du cinéma, qui connaissent leur âge d’or pendant l’entre-deux-guerres.
Parmi ces entrepreneurs, les plus célèbres sont Adolph Zukor, fondateur de la Paramount Pictures avec Jesse L. Lasky, Carl Laemmle (Universal Pictures), les frères Warner, William Fox, ou encore Louis B. Mayer, Marcus Loew et Samuel Goldwyn, dont les sociétés fusionneront pour donner naissance en 1924 au géant Metro-Goldwyn-Mayer.
Mais, au début du XXe siècle, Edison règne en maître sur le cinéma américain. Il faudra aux nouveaux venus affronter la volonté hégémonique de cet entrepreneur tentaculaire, et partir en Californie pour s’éloigner de son emprise.
Edison, la tentation de verrouiller l’industrie du cinéma
Nous l’avons vu, Edison est un des pionniers du cinéma. Il commet pourtant une erreur fondamentale en enfermant les images dans la petite fente du Kinétoscope plutôt que de les projeter sur grand écran. À cause de cela, il se laisse griller la politesse par les Français. Mais il n’a pas dit son dernier mot ! Au bout de quelques années, il comprend l’impasse dans laquelle il s’est engagé et lance sa société, la Edison Manufacturing Company, pour produire des films destinés au grand écran.
S’il est un gestionnaire avisé et un inventeur hors pair, Edison n’a rien d’un artiste. Le côté esthétique du cinéma lui échappe totalement, c’est pourquoi il embauche le réalisateur Edwin S. Porter, un des plus brillants de son époque, pour tourner les films qu’il produit dans de nouveaux studios inspirés de celui construit par Méliès. En 1903, Porter réalise The Great Train Robbery (Le Vol du grand rapide), le premier western américain, d’une durée exceptionnelle pour l’époque de 12 minutes. Grâce à ce succès, Edison se positionne comme le plus grand producteur américain.
Les projections, d’abord effectuées dans toutes sortes de lieux, ont désormais des salles bien à elles, que l’on appelle electric theatres (théâtres électriques), puis des nickelodeons (de « nickel », nom d’une pièce de cinq centimes correspondant au prix de la place, et « odeon », le mot grec pour désigner le théâtre). De nombreux immigrés d’Europe centrale ouvrent progressivement des nickelodeons dans toutes les villes de la côte est. Plusieurs d’entre eux fonderont quelques années plus tard les majors d’Hollywood.
La production cinématographique se concentre pour l’heure autour de New York, et se centralise progressivement à Fort Lee, qui est vers 1910 une sorte de précurseur d’Hollywood. Une multitude de producteurs, de réalisateurs et d’acteurs apprennent le métier sur le tas, la plupart tombant bien vite dans l’oubli. Parmi eux, citons D. W. Griffith, ancien figurant dans les films d’Edison, qui devient un des réalisateurs les plus talentueux de son époque.
Edison, justement, voit ce foisonnement cinématographique d’un mauvais œil. Selon lui, il est l’inventeur du cinéma aux États-Unis ; chacun devrait donc lui payer des royalties pour utiliser son invention1. En 1908, il crée la Motion Picture Patents Company, un trust rassemblant les principales entreprises cinématographiques de l’époque, dont Pathé Frères. Le trust, qui inclut également l’entreprise Kodak de George Eastman, possède un quasi-monopole sur la fabrication des pellicules. Il domine également la production cinématographique, et contrôle la moitié des nickelodeons en 1910. Le but d’Edison est clair : évincer toute concurrence. Pour parvenir à ses fins, le trust n’hésite pas à embaucher des gros bras pour intimider les récalcitrants2.
Pourtant, malgré tous les efforts d’Edison et de ses associés, une multitude de films sont produits, ou plutôt bricolés, dans tous les pays. Plusieurs propriétaires de nickelodeons commencent à produire leurs propres films pour échapper au contrôle imposé par la Motion Picture Patents Company sur la diffusion. Certains, comme Carl Laemmle, futur fondateur d’Universal Pictures, attaquent même frontalement Edison. Suite à une intense bataille juridique, le trust d’Edison est déclaré illégal en 1915 et dissout.
Et puis, Edison est un homme de la côte est. Or, dès 1902, les premiers films sont tournés en Californie, et les réalisateurs sont pris d’un engouement croissant pour cet État. Le climat ensoleillé est propice aux tournages, à une époque où les techniques d’éclairage en studio sont encore élémentaires. Les vastes terrains disponibles et la main-d’œuvre peu chère facilitent également le tournage de films. Et puis, en Californie, Edison n’a pas le poids qu’il possède à New York, ses réseaux y sont moins influents et ses alliés moins nombreux. En cherchant à museler le cinéma new-yorkais, l’entrepreneur a indirectement contribué à l’émergence d’Hollywood, en poussant les jeunes producteurs et réalisateurs vers la Californie.
Assez vite, Edison est dépassé par le cinéma hollywoodien. La créativité, l’audace et le talent artistique ne sont pas de son côté. En 1918, il se retire progressivement de cette industrie qu’il a contribué à faire naître. Il est désormais un homme du passé. Plus aucune invention notable ne germera dans son esprit. Parallèlement au cinéma, il s’était lancé dans la cimenterie, puis dans la fabrication de batteries, car il croyait à la voiture électrique. Nouvel échec : le XXe siècle sera celui du pétrole roi. L’entrepreneur mène une vie de plus en plus mondaine, se lie d’amitié avec d’autres personnalités comme Henry Ford, se met en scène dans les journaux et finit par utiliser son nom et son image comme argument commercial. Quand un entrepreneur base davantage ses ventes sur son image de marque que sur ses inventions du jour, c’est que la roue de son destin a accompli un bon quart de tour. Edison meurt en 1931, à West Orange, à l’âge de 84 ans.
Son décès est un événement, les journaux du monde entier en font leur une. Les curieux viennent en masse se recueillir auprès du grand homme. Trois jours après son décès, à la demande du président Herbert Hoover, les lampes sont éteintes en même temps dans tout le pays, pour que chacun prenne conscience de ce qu’aurait été la vie sans Edison.
Carl Laemmle, une réussite… universelle
Au nombre des entrepreneurs ayant bâti les majors du cinéma hollywoodien, après être arrivés d’Europe les mains vides et la tête pleine de rêves de grandeur, Carl Laemmle est sans doute l’un des plus emblématiques. C’est principalement lui qui a ferraillé contre le monopole d’Edison. À la tête d’Universal Pictures, il a inventé les studios modernes et le star-system.
Carl Laemmle est né en 1867 à Laupheim, petite ville située dans l’actuel Bade-Wurtemberg. Il est le dixième de 13 enfants. Son père travaille dans la construction immobilière, ce qui permet à la famille d’appartenir à ce qu’on appellerait aujourd’hui la classe moyenne. L’enfance du jeune Carl est assez banale et rien, si ce n’est un certain penchant pour le rêve et le voyage, ne laisse présager sa carrière future. Jeune homme, Carl veut partir en Amérique, il rêve de cow-boys, d’Indiens et de grands espaces, bien loin de l’ambiance morose de sa province allemande.
Un de ses grands frères est déjà installé à Chicago, de sorte qu’il a un point de chute pour tenter l’aventure américaine. Sa mère s’oppose à ce départ, mais, suite à son décès en 1883, Carl n’a plus d’attaches suffisamment fortes qui le retiennent à Laupheim. Âgé de 17 ans, il s’embarque à Brême pour New York, avec trois de ses amis et 50 dollars en poche. De New York, il rejoint Chicago, où son frère l’héberge et l’aide à trouver des petits boulots. Carl effectue une multitude de métiers jusqu’à ce que, en 1884, il trouve un poste de comptable dans une entreprise de vêtements à Oshkosh, dans le Wisconsin. Ce comptable atypique se distingue par son sens du marketing et de la communication, qui lui permet de gravir les échelons de l’entreprise. C’est à cette époque qu’il rencontre Recha Stern, avec qui il aura tardivement un fils, Carl Laemmle Jr., et une fille, Rosabelle Laemmle.
Alors que sa carrière commence à prendre son essor, Carl découvre le cinéma en tant que spectateur. Pour lui, c’est une révélation. Non seulement cette technologie le fascine, mais le comptable perçoit tout de suite l’intérêt commercial de l’affaire : les clients paient, mais n’emportent aucune marchandise. Ainsi, le même film peut être projeté autant de fois que l’on veut à des centaines de spectateurs, qui paient leur place à chaque fois.
L’esprit aventureux du futur producteur le pousse à laisser tomber la comptabilité et le textile pour se lancer dans le cinéma. C’est un joueur, passionné de cartes et de paris hippiques, un amateur de défis dont la devise est « Tu peux le faire ». En 1906, il ouvre à Chicago un premier nickelodeon. Son sens de la communication le pousse à peindre la devanture de sa salle en blanc, pour attirer l’œil et donner une image de propreté, à une époque où le cinéma est encore largement perçu comme un art destiné aux classes laborieuses. Le succès est immédiat et, en quelques années, Carl se retrouve à la tête d’une chaîne de nickelodeons dans plusieurs États. Très vite, il s’intéresse à la croissance verticale de son entreprise (c’est-à-dire au contrôle de toute la chaîne de production), en s’attaquant à la production et à la distribution des films.
Dans sa volonté d’expansion, Carl s’oppose à un adversaire de taille : Edison et la Motion Picture Patents Company. Non seulement le trust cherche à contrôler la distribution des films, mais il vise aussi à empêcher les autres d’en faire. Le matériel de tournage (caméras et bobines) ne peut être utilisé qu’en payant de lourdes royalties aux membres du trust. Les émissaires d’Edison ont les yeux partout pour traquer les récalcitrants et, au besoin, les intimider ou détruire leur matériel3. Les cinéastes débutants comme Carl en sont réduits à se cacher pour tourner avec du matériel importé, généralement depuis la France, pionnière dans cette industrie.
Entre Carl et Edison s’engage un combat de David contre Goliath ; le premier n’a pas l’intention de se laisser impressionner, le second compte fermement maintenir sa domination sur le secteur. En 1909, Carl s’installe à New York et fonde l’Independent Moving Picture Company. Le mot « Independent » annonce la couleur : son fondateur compte bien rester indépendant du trust d’Edison. Le logo de la société, un petit diable rieur, peut aussi s’interpréter comme une provocation à l’encontre d’Edison.
Dans son combat, Carl n’est pas seul, car beaucoup de jeunes entrepreneurs du cinéma veulent abattre le monopole d’Edison et de sa bande. Ces jeunes audacieux, parmi lesquels William Fox et Adolph Zukor, créent en 1910 une société de distribution, la Motion Picture Distributing and Sales Company. Comme nous l’avons vu, le combat est aussi juridique, et conduit en 1915 à la dissolution du trust d’Edison, qui pousse ce dernier à se retirer de l’industrie cinématographique peu après.
Pour s’imposer, Carl invente un nouveau mode de fonctionnement : le star-system. Certains acteurs ont acquis une notoriété auprès du public, et leur apparition dans un film permet déjà d’attirer les spectateurs. Cependant, ils ne sont pas mis en avant, et leur nom n’a pas encore beaucoup d’importance sur l’affiche ou au générique. Carl, lui, est conscient qu’il a besoin de vedettes pour que ses films remportent un large succès. Pour les attirer, il les flatte, leur offre des ponts d’or et les promeut commercialement et médiatiquement, comme n’importe quel autre produit. Par exemple, l’actrice Florence Lawrence et le réalisateur King Baggot, aujourd’hui oubliés, ont vu leur renommée propulsée par les nouvelles stratégies de communication de Carl.
Alors que l’Independent Moving Picture Company tourne principalement ses films à Fort Lee, dans le New Jersey, elle commence à regarder du côté de la Californie. Dans le grand basculement de la côte...