CHAPITRE 1 /
Quâest-ce que la recherche sociale?
Isabelle Bourgeois
Cet ouvrage prĂ©sente les multiples facettes de la recherche sociale actuelle et de son Ă©volution dans un environnement dynamique. Il a Ă©tĂ© conçu comme ouvrage pĂ©dagogique et vise Ă dĂ©crire les notions fondamentales dâune dĂ©marche de recherche en sciences sociales, Ă prĂ©senter les instruments et mĂ©thodes de collecte et enfin, Ă explorer leurs modalitĂ©s dâutilisation dans une dĂ©marche rigoureuse. Cette introduction Ă©nonce les concepts et les dĂ©finitions qui permettent Ă la fois de donner une vue dâensemble de la dĂ©marche de recherche et dâannoncer les chapitres qui suivent.
1/ La recherche scientifique en sciences sociales
En tant quâĂȘtres humains, nous cherchons toujours Ă mieux connaĂźtre et comprendre notre environnement physique et social. Câest grĂące Ă nos sens et Ă nos interactions sociales que nous discernons ce qui nous entoure, que nous organisons et expliquons nos perceptions et que nous dĂ©crivons notre environnement dans un contexte plus global. Ces constatations ou observations nous permettent alors dâentreprendre une dĂ©marche vers lâatteinte dâobjectifs personnels et collectifs. Plusieurs moyens sont Ă notre disposition pour mieux approfondir ces constatations, dont la recherche scientifique, qui fera lâobjet de cet ouvrage. La recherche scientifique est une dĂ©marche intentionnelle et systĂ©matique dâacquisition des connaissances. Cette dĂ©marche est empirique, câest-Ă -dire quâelle vise la collecte dâinformations, ou de donnĂ©es, qui seront ensuite analysĂ©es dans le but de rĂ©pondre Ă une question factuelle. Ainsi, la recherche scientifique nous permet dâaller au-delĂ de nos sens ou de nos intuitions en systĂ©matisant nos observations. Les outils mĂ©thodologiques dont nous disposons rendent nos observations plus fiables et nous permettent de les gĂ©nĂ©raliser Ă une population plus vaste, ou encore de les appliquer Ă dâautres cas.
En sciences sociales, la recherche scientifique sâintĂ©resse plus particuliĂšrement Ă lâexpĂ©rience humaine, quâelle soit individuelle ou collective. Elle nous permet de faire des observations systĂ©matiques sur des phĂ©nomĂšnes humains, de comparer ces observations Ă des thĂ©ories ou des modĂšles, et dâen tirer des conclusions. On peut, par exemple, sâintĂ©resser aux interactions qui ont lieu dans un contexte particulier, ou chercher Ă mieux comprendre lâexpĂ©rience vĂ©cue dâun phĂ©nomĂšne. Ainsi, la recherche sociale vise gĂ©nĂ©ralement la collecte de donnĂ©es auprĂšs des personnes et peut sâeffectuer Ă lâaide de plusieurs mĂ©thodes et instruments. Ces mĂ©thodes et instruments se distinguent de ceux que lâon utilise en sciences naturelles et nous permettent dâĂ©tudier la complexitĂ© inhĂ©rente aux ĂȘtres humains et Ă leur comportement. Le choix dâune mĂ©thode ou dâun instrument de collecte dĂ©pend de divers facteurs, dont le domaine disciplinaire, le contexte du phĂ©nomĂšne social dâintĂ©rĂȘt et la question de recherche.
La recherche scientifique se distingue aussi dâautres utilisations du terme «recherche», qui dĂ©signent souvent des activitĂ©s connexes. Pensons, par exemple, Ă la recherche dâinformations dans un livre ou sur le Web. Ces activitĂ©s visent aussi Ă combler certaines lacunes sur le plan de nos connaissances personnelles, mais ne constituent pas de la recherche scientifique, qui concerne lâacquisition de nouvelles connaissances collectives et sociĂ©tales.
Ainsi, la recherche scientifique, et plus particuliĂšrement la recherche sociale, se diffĂ©rencie dâautres formes de savoirs, par exemple la philosophie, dont le but est plutĂŽt dâexpliquer le monde selon des prĂ©ceptes et des rĂšgles. La recherche scientifique permet de faire avancer le savoir de diffĂ©rentes façons, selon lâapproche mĂ©thodologique choisie. La recherche sociale peut Ă©tablir une relation causale entre deux variables, câest-Ă -dire quâune variable est la cause dâun phĂ©nomĂšne ou dâun rĂ©sultat observable. Par exemple, on pourrait sâintĂ©resser au lien causal qui existe entre la participation rĂ©guliĂšre Ă un club de devoirs et les rĂ©sultats scolaires des Ă©lĂšves. Ce type dâĂ©tude viserait Ă Ă©tablir quâune telle participation peut ĂȘtre directement attribuable Ă une amĂ©lioration des rĂ©sultats des Ă©lĂšves, toutes autres variables confondues. La recherche sociale peut aussi Ă©tablir une corrĂ©lation entre deux ou plusieurs variables, câest-Ă -dire lâexistence dâune relation rĂ©guliĂšre et significative entre les variables, relativement Ă un phĂ©nomĂšne prĂ©cis. On pourrait, par exemple, mesurer la corrĂ©lation qui existe entre le statut socioĂ©conomique familial et les rĂ©sultats scolaires. Sans pouvoir affirmer que les rĂ©sultats scolaires sont attribuables au statut socioĂ©conomique familial, il serait tout de mĂȘme possible dâĂ©tablir un lien statistique entre ces deux Ă©lĂ©ments. Finalement, la recherche sociale permet de dĂ©crire les phĂ©nomĂšnes sociaux ainsi que leur contexte, effets et composantes1. Par exemple, on sâintĂ©resserait ici aux rĂ©sultats scolaires des Ă©lĂšves dans une rĂ©gion donnĂ©e ou dans une Ă©cole particuliĂšre, sans nĂ©cessairement tenter dâĂ©tablir un lien entre les rĂ©sultats scolaires et dâautres Ă©lĂ©ments. Il suffirait ici de prĂ©senter une description ou un aperçu des rĂ©sultats selon certaines catĂ©gories.
Peu importe leur objectif prĂ©cis, toutes les Ă©tudes doivent contribuer Ă lâavancement des connaissances. Pour ce faire, elles doivent sâinscrire parmi dâautres Ă©tudes successives ou complĂ©mentaires qui portent sur le phĂ©nomĂšne social dâintĂ©rĂȘt. Ce nâest quâen examinant lâensemble des rĂ©sultats de plusieurs Ă©tudes portant sur un phĂ©nomĂšne que nos connaissances peuvent avancer. La diffusion des rĂ©sultats de recherche est donc une Ă©tape cruciale de la dĂ©marche, sur laquelle nous reviendrons Ă plusieurs reprises tout au long de cet ouvrage.
2/ Les fondements épistémologiques de la recherche sociale
La recherche, telle que nous lâentendons dans cet ouvrage, reflĂšte les pratiques scientifiques dans lâensemble des disciplines et des domaines des sciences sociales et humaines. Que lâon sâintĂ©resse Ă lâĂ©ducation, lâadministration publique, la sociologie, la psychologie, lâanthropologie ou dâautres disciplines, la dĂ©marche de recherche est semblable. Cependant, chacun des domaines des sciences sociales a Ă©voluĂ© Ă sa maniĂšre; ainsi, certains domaines partagent des fondements et postulats de base quant Ă la nature de la connaissance et au rĂŽle des chercheurs et chercheuses, tandis que dâautres ont des fondements Ă©pistĂ©mologiques diffĂ©rents. Il nâest pas rare, dans certaines disciplines, que lâon retrouve plus dâune perspective thĂ©orique.
Le chapitre 2 fournit une description dĂ©taillĂ©e des fondements de la connaissance en recherche sociale, en distinguant deux postulats sur lesquels repose le choix dâune dĂ©marche de recherche et de la mĂ©thodologie qui sera choisie pour rĂ©aliser la collecte de donnĂ©es. BriĂšvement, le positivisme sâinscrit dans les principes de la recherche en sciences naturelles, selon lesquels il est possible dâapprĂ©hender la rĂ©alitĂ© grĂące Ă nos sens. Ce courant Ă©pistĂ©mologique privilĂ©gie les mĂ©thodes quantitatives, câest-Ă -dire chiffrĂ©es, et vise surtout Ă gĂ©nĂ©raliser les rĂ©sultats de la recherche Ă lâensemble dâune population, en Ă©tablissant des relations causales ou des corrĂ©lations entre les variables dâintĂ©rĂȘt. Pour ce faire, la dĂ©marche adoptĂ©e est hypothĂ©tico-dĂ©ductive, ce qui signifie quâelle est fondĂ©e sur une question de recherche et des hypothĂšses, qui sont exprimĂ©es Ă lâaide dâun modĂšle. Ce modĂšle oriente ensuite la collecte et lâanalyse de donnĂ©es, qui permettent de valider ou de rĂ©futer les hypothĂšses de dĂ©part.
Les principes interprĂ©tativistes privilĂ©gient plutĂŽt la cocrĂ©ation des connaissances grĂące aux Ă©changes entre le personnel de recherche et les personnes touchĂ©es par le phĂ©nomĂšne dâintĂ©rĂȘt. Ainsi, les mĂ©thodes qualitatives servent Ă documenter et Ă comprendre lâexpĂ©rience vĂ©cue par les personnes qui participent Ă la recherche. Lâobjectif de la recherche interprĂ©tativiste nâest pas de gĂ©nĂ©raliser les rĂ©sultats Ă une population, mais bien de comprendre un phĂ©nomĂšne en profondeur et de transfĂ©rer cette comprĂ©hension Ă des cas semblables. La dĂ©marche de recherche est plutĂŽt inductive et est fondĂ©e sur une observation qui informe ensuite le dĂ©veloppement dâun modĂšle qui pourra ĂȘtre validĂ© plus tard.
Cette diversitĂ© Ă©pistĂ©mologique et mĂ©thodologique a lâavantage de permettre lâinvestigation dâun phĂ©nomĂšne Ă partir de points de vue diffĂ©rents, et ainsi, de produire des connaissances complĂ©mentaires. Le phĂ©nomĂšne du dĂ©crochage scolaire est un bon exemple de la diversitĂ© des points de vue qui peuvent contribuer Ă notre comprĂ©hension des facteurs, des causes et des expĂ©riences personnelles du dĂ©crochage. Ce phĂ©nomĂšne a Ă©tĂ© Ă©tudiĂ©, entre autres, par lâentremise dâune analyse des politiques publiques et des regroupements rĂ©gionaux qui se penchent sur cette question2. Cette Ă©tude met Ă profit un cadre thĂ©orique fondĂ© sur lâapproche cognitive et normative dâanalyse des politiques et se sert dâanalyse documentaire et dâobservation participante pour recueillir les donnĂ©es. Le dĂ©crochage a aussi Ă©tĂ© explorĂ© dans une perspective plus Ă©valuative, qui portait plutĂŽt sur lâefficacitĂ© dâun programme dâintervention qui vise Ă prĂ©venir le dĂ©crochage dĂšs le primaire3. Cette Ă©tude, fondĂ©e sur un devis expĂ©rimental, cherchait Ă recueillir des donnĂ©es au sujet des effets du programme chez les Ă©lĂšves qui y ont participĂ©, grĂące Ă plusieurs Ă©chelles psychomĂ©triques. Finalement, lâexpĂ©rience vĂ©cue par les jeunes a Ă©tĂ© explorĂ©e en leur donnant directement la parole par lâentremise dâune Ă©tude de cas multiples Ă caractĂšre biographique fondĂ©e sur des entrevues semi-dirigĂ©es4.
Pendant plusieurs dĂ©cennies, ces points de vue Ă©taient considĂ©rĂ©s comme incompatibles et la validitĂ© des Ă©tudes rĂ©alisĂ©es par un camp nâĂ©tait pas reconnue par lâautre. Depuis ce temps, les attitudes ont Ă©voluĂ© et aujourdâhui, on retrouve de plus en plus de mĂ©thodes mixtes, qui permettent de jumeler certains principes positivistes et interprĂ©tativistes afin de profiter de lâapport de chacune des Ă©pistĂ©mologies. Les chapitres de cet ouvrage aborderont donc ces principes de diffĂ©rentes maniĂšres, selon lâhistorique et les postulats de base des mĂ©thodes qui sont prĂ©sentĂ©es au cours des pages qui suivent. La pluralitĂ© des points de vue et des mĂ©thodes utilisĂ©es est maintenant acceptĂ©e et reconnue comme Ă©lĂ©ment constitutif dâappui Ă la connaissance et Ă la comprĂ©hension des phĂ©nomĂšnes sociaux.
3/ La démarche de recherche sociale selon le modÚle hypothético-déductif
La recherche sociale est fondĂ©e sur lâobservation ou lâexpĂ©rimentation, qui sont les moyens principaux par lesquels les phĂ©nomĂšnes sont Ă©tudiĂ©s. Comme il existe plusieurs formes dâobservation et dâexpĂ©rimentation, les scientifiques respectent une dĂ©marche fondamentale, celle de la mĂ©thode scientifique. Bien que certains dĂ©tails puissent varier en cours dâapplication, la mĂ©thode scientifique suit habituellement les Ă©tapes suivantes: 1) la dĂ©termination du problĂšme ou de la question de recherche Ă partir des Ă©crits ou dâobservations, accompagnĂ©e dâune ou de plusieurs hypothĂšses et dâun cadre thĂ©orique; 2) lâĂ©laboration dâune approche mĂ©thodologique et des instruments de collecte de donnĂ©es; 3) la collecte de donnĂ©es sur le terrain; 4) lâanalyse et lâinterprĂ©tation des rĂ©sultats qui permettent ensuite un retour sur la question de recherche en validant ou en infirmant les hypothĂšses de dĂ©part.
La recherche sociale, selon le modĂšle hypothĂ©tico-dĂ©ductif, comporte gĂ©nĂ©ralement les mĂȘmes Ă©tapes que la mĂ©thode scientifique. Ces Ă©tapes sont Ă©numĂ©rĂ©es dans la section qui suit (tableau 1.1) et seront expliquĂ©es dans les chapitres suivants. Cet aperçu gĂ©nĂ©ral des Ă©tapes du modĂšle hypothĂ©tico-dĂ©ductif respecte la sĂ©quence chronologique de la recherche qui se reflĂ©tera dans la structure gĂ©nĂ©rale du prĂ©sent ouvrage. En corollaire, les Ă©tapes de la dĂ©marche inductive seront aussi prĂ©sentĂ©es afin de faire ressortir les diffĂ©rences entre les deux modĂšles et de permettre de sâorienter dans un processus de recherche plus interprĂ©tatif.
Le tableau 1.1 rĂ©sume ces Ă©tapes, ainsi que leurs composantes principales, selon le modĂšle hypothĂ©tico-dĂ©ductif. On y distingue les quatre Ă©tapes principales de la recherche ainsi que leurs composantes. Il sâinspire de la dĂ©marche prĂ©sentĂ©e dans les Ă©ditions prĂ©cĂ©dentes du volume, mais vise Ă la clarifier davantage Ă lâaide de termes plus actuels.
TABLEAU 1.1 / Les Ă©tapes principales de la recherche sociale
3.1/ La problématisation
La premiĂšre Ă©tape dâune Ă©tude, soit la problĂ©matisation, commence par lâexploration dâun sujet de recherche et de ses facettes. Le choix dâun sujet est influencĂ© par un certain nombre de facteurs, tels que le domaine ou la discipline dâintĂ©rĂȘt (par exemple, lâanthropologie nâaborderait pas le problĂšme du dĂ©crochage scolaire de la mĂȘme maniĂšre que lâĂ©ducation), les antĂ©cĂ©dents personnels et professionnels de la personne qui mĂšne la recherche, lâenvironnement ou le contexte dans lequel la recherche aura lieu et lâavancement des travaux de recherche sur ce problĂšme. La formulation de la problĂ©matique, qui est abordĂ©e au chapitre 3, cherche Ă cerner les connaissances manquantes ou incomplĂštes pour une meilleure comprĂ©hension du phĂ©nomĂšne dâintĂ©rĂȘt. La problĂ©matique sâappuie sur une recension des Ă©crits, au cours de laquelle les Ă©tudes qui ont dĂ©jĂ Ă©tĂ© publiĂ©es sur le phĂ©nomĂšne sont explorĂ©es et synthĂ©tisĂ©es afin dây situer la question de recherche. Le chapitre 4 se penche sur cette Ă©tape de la recherche documentaire, qui doit ĂȘtre systĂ©matique et intentionnelle. La question de recherche, qui est prĂ©sentĂ©e au terme de la problĂ©matique, est un Ă©lĂ©ment essentiel de la dĂ©marche, pui...