Chapitre 1
Les droits des victimes
et ceux des accusés
Le milieu politique au Liban, toujours sous influence syrienne à l’époque de l’assassinat de Rafic Hariri, ancien premier ministre libanais, avait écarté ce dernier du pouvoir après la reconduction du mandat de l’ancien président libanais, Émile Lahoud, en novembre 2004, contrairement aux dispositions de la résolution 1559 [2004] du Conseil de sécurité de l’ONU (CS).
Cet assassinat, qualifié par le CS d’attentat terroriste, déclencha le processus de retrait de l’armée syrienne du sol libanais et marqua, en apparence, le début de la fin de la tutelle syrienne. Cependant, après quinze années d’une guerre civile assez complexe (1975-1990) suivies de quinze années de tutelle syrienne (1990-2005), l’État libanais se retrouvait démembré, désorienté, et il ne maîtrisait pas ses grands dossiers politiques, sécuritaires et judiciaires. Sa souveraineté et son indépendance étaient gravement atteintes.
L’élément déclencheur
C’est dans ce contexte que le CS a établi une Commission d’enquête internationale, chargée d’apporter son concours à l’État libanais et d’«enquêter sur tous les aspects de cet acte de terrorisme, notamment [pour] en identifier les auteurs, commanditaires, organisateurs et complices». (Cette question sera abordée dans la deuxième partie de ce chapitre.) Cette assistance prêtée par le CS à la demande du gouvernement libanais a constitué le point de départ de l’institution du tribunal spécial.
En effet, parallèlement aux travaux de la Commission internationale et des autorités policières et judiciaires au Liban, des négociations furent entreprises entre le pouvoir exécutif au Liban et le Secrétariat général de l’ONU en vue d’instituer un tribunal spécial pour juger les auteurs de cet attentat terroriste. Il s’agissait de donner aux Libanais accès à la justice internationale pour mettre fin à l’impunité des assassinats politiques et faire prévaloir les droits des victimes au regard du «caractère international» du Tribunal spécial pour le Liban (TSL) (cette question sera détaillée dans la troisième partie de ce chapitre).
Or, il s’est avéré au cours des mois et des années qui se sont écoulés que les puissances régionales et internationales ainsi que la classe politique et le pouvoir judiciaire au Liban ont glissé dans la politisation de ce processus, et n’ont pas hésité à s’en servir parfois pour marquer des points contre l’ennemi géopolitique ou l’adversaire sur le plan interne.
Face à cela, la réponse du TSL, en vertu de son statut interne et du Règlement de procédure et de preuve (RPP), fut sans équivoque. Il fallait préserver cet organisme des influences politiques néfastes et rendre justice aux justiciables, tout en conciliant les différences d’approche du droit civil romain et de la common law, lesquelles constituent deux traditions de droit internationalement reconnues. Par exemple, le Liban, la France et les pays latins s’inscrivent dans la tradition romaine. Les pays anglophones, comme la Grande-Bretagne et les États-Unis s’inscrivent dans la common law. Les dispositions relatives aux droits du suspect et de l’accusé constituent une belle illustration de cette conciliation en comparaison avec celles du droit libanais, qui sont purement d’inspiration romaine.
Mettant à profit l’expérience des tribunaux pénaux internationaux ad hoc, les efforts se focalisent, avec l’avènement du TSL, sur son rapport avec le CS (cet aspect sera examiné dans la quatrième partie de ce chapitre), sur les leçons à tirer des échecs passés et sur la possibilité de redorer le blason de la justice pénale internationale ad hoc, afin de rétablir la crédibilité de la règle du droit et sa primauté sur les paris et les enjeux politiques éphémères.
Un défi se profile et plusieurs questions se posent:
- Le TSL saura-t-il se démarquer des expériences précédentes en ce qui concerne l’immixtion dans la justice de considérations relatives aux relations internationales, en se limitant aux données juridiques?
- Le TSL dispose-t-il de l’autonomie, voire de l’indépendance requise par rapport à la communauté internationale pour s’acquitter de sa tâche sans tutelle externe?
- Le TSL saura-t-il écarter de ses travaux le difficile arbitrage, qui grevait les travaux des autres tribunaux pénaux internationaux ad hoc, entre la valeur de la vérité et la valeur de la paix civile et de la stabilité politique, tant sur le plan national que sur les plans régional et international?
Autant de questions qui subsisteront aussi longtemps que le TSL n’aura pas rendu les jugements pertinents. Les mois, voire les années à venir, nous entraîneront indéniablement dans les détails des procès, des procédures et des jugements rendus. En attendant, cette étude s’inscrit dans le sillage de l’analyse des données juridiques et des faits que nous possédons à ce stade.
Par ailleurs, il convient de noter qu’avant la création du TSL, l’objet de la justice pénale internationale était limité aux génocides, aux crimes de guerre et aux crimes contre l’humanité. C’était la première fois qu’un crime à l’encontre d’une personne (contrairement aux crimes de masse) ou un attentat qualifié de terroriste était soumis à une juridiction à caractère international.
La Commission d’enquête internationale constituait le prélude du TSL, vu le contexte juridique de son institution et la compétence qui lui avait été attribuée. Cette dimension d’internationalisation caractérise le TSL, mais ne le définit pas comme une juridiction internationale. Autrement dit, le TSL est une juridiction mixte (hybride) à caractère international ne dépendant pas du CS, contrairement aux TPIY (Tribunal pénal international pour l’Ex-Yougoslavie) et TPIR (Tribunal pénal international pour le Rwanda) qui sont complètement internationaux et constituent des organes subsidiaires du CS. Ainsi, l’action du CS à l’endroit du TSL s’avère en principe extrêmement limitée pour préserver l’indépendance requise dans les travaux de cet organisme.
Les compétences de la Commission
d’enquête internationale
En vertu de la résolution 1595 [2005], la Commission d’enquête internationale indépendante (UNIIIC) a été mise sur pied parce que le CS a noté «que l’enquête menée par les autorités libanaises présentait de graves insuffisances et que, faute de moyens et de la volonté d’aboutir, elle ne pourrait produire de conclusions crédibles».
Par conséquent, l’UNIIIC pouvait:
- bénéficier de l’entière coopération des autorités libanaises, et notamment avoir pleinement accès à tous éléments d’information et éléments de preuve documentaires, testimoniaux et matériels en leur possession qu’elle jugerait utiles à l’enquête;
- être habilitée à réunir tous autres éléments d’information et éléments de preuve, tant documentaires que matériels, concernant cet acte de terrorisme, ainsi qu’à interroger tout agent public et toute autre personne au Liban dès lors qu’elle le jugerait utile pour l’enquête;
- jouir de la liberté de mouvement dans tout le territoire libanais, et notamment avoir accès à tous lieux et à toutes installations qu’elle jugerait utiles à l’enquête;
- disposer des installations nécessaires à l’exercice de ses fonctions, et se voir accorder, pour elle-même ainsi que pour ses locaux, son personnel et son matériel, les privilèges et immunités auxquels leur donne droit la Convention sur les privilèges et immunités des Nations Unies.
Il convient de noter en premier lieu que l’UNIIIC agissait dans le cadre d’une coopération voulue et recherchée par le gouvernement libanais. Ainsi, bien que la Commission fût dotée d’un pouvoir propre d’investigation et d’accès aux informations, le pouvoir de police et d’arrestation relevait des compétences des autorités publiques libanaises. C’est pourquoi la Commission était astreinte dans ses procédures d’enquête au respect «du droit et des procédures judiciaires libanais».
En second lieu, en qualifiant l’assassinat en question d’«attentat terroriste», le CS engageait directement et indirectement la coopération de tous les États dans la lutte contre le terrorisme, eu égard à ses résolutions 1267 (1999), 1373 (2001), 1535 (2004) et 1624 (2005), entre autres. Après les attentats du 11 septembre 2001, en effet, la lutte contre le terrorisme devient une règle juridique opposable qui engage la coopération des États (une obligation qui implique une volonté des États de lutter contre le terrorisme), notamment quand une résolution du CS les appelle à une telle action, sous le principe que le terrorisme constitue «une menace contre la paix et la sécurité collective». En l’espèce, c’était le cas de la résolution 1595, mais surtout des résolutions 1636 (2005) et 1644 (2005). En effet, ces deux dernières, fondées sur le chapitre VII de la Charte de l’ONU, contraignaient la Syrie à coopérer pleinement avec l’UNIIIC, soulignant «l’obligation souscrite par la Syrie et faite à elle de collaborer pleinement et sans condition avec la Commission, et [exigeant] expressément de la Syrie qu’elle réponde, sans ambiguïté et sans délai, aux questions soulevées par le Chef de la Commission et qu’elle défère promptement à toute requête future de la Commission».
En troisième lieu, le caractère international de la Commission lui garantissait la circulation dans la région et l’accès aux diverses données et informations relatives à l’objet de son enquête. D’ailleurs, il convient de noter que la Commission ne s’est pas limitée à l’attentat terroriste du président Hariri, mais qu’elle a aussi exercé ses compétences à l’égard des attentats terroristes perpétrés au Liban depuis le 1er octobre 2004, en vue d’établir un lien avec celui dont Hariri avait été victime, et de les faire inclure par conséquent dans les compétences du TSL. Cet élargissement de compétence a permis à la Commission de se saisir de tous les attentats qualifiés de terroristes jusqu’au 1er mars 2009, date du début des travaux du TSL et de la fin de l’existence de ladite Commission.
Les conclusions de la Commission s’articulent autour de deux axes. D’abord, l’assassinat de l’ancien premier ministre est indéniablement d’ordre politique, s’inscrivant dans trois contextes différents:
- L’adoption de la résolution 1559: Il s’agit d’une résolution adoptée par le CS le 2 septembre 2004 qui s’articule autour de trois points: le retrait des troupes étrangères du sol libanais, le désarmement des milices et l’organisation d’élections et présidentielles libres.
- La reconduction de trois ans du mandat du président Émile Lahoud.
- Le projet de loi électorale de 2005, dont le but était de réduire l’influence du bloc Hariri dans le Parlement en instaurant une dose proportionnelle et des élections dans les Mouhafazat (régions, en comparaison avec les département ou Kadda).
Le deuxième axe concerne l’exécution de l’attentat, précisant que celle-ci était extrêmement complexe. Ses auteurs travaillaient avant et durant l’attentat, et travaillent toujours, en réseau organisé. La Commission a ainsi confirmé qu’il existait un lien entre l’assassinat de Hariri et d’autres attentats au Liban.
Ces étapes parcourues par la Commission dans l’identification des auteurs et du contexte géopolitiqu...