CHAPITRE 1
L’action publique locale et l’immigration
L’étude des politiques locales d’intégration des immigrants constitue un objet de recherche relativement récent au Canada et au Québec, une prédilection pour les études portant sur les deux ordres de gouvernement de la fédération canadienne s’étant traduite par une marginalisation des recherches sur les politiques municipales. Plusieurs débats traversent toutefois cette littérature émergente : le locus national ou local des mesures à l’égard des immigrants et des minorités ethnoculturelles ; le rôle des facteurs déclencheurs dans la mise à l’ordre du jour ainsi que la mise en œuvre d’une politique municipale ; et finalement le rôle explicatif des facteurs institutionnels dans l’action publique locale.
Locus national ou local
La nouveauté des recherches sur l’immigration et les villes en science politique peut paraître contre-intuitive au Canada et au Québec, dans le sens où le fédéralisme canadien fait partie des régimes les plus décentralisés en matière de gestion de l’immigration. Toutefois, comme les municipalités n’ont pas de mandat explicite en la matière, l’étude des politiques locales d’intégration a été très longtemps considérée comme non pertinente face au primat des ordres de gouvernement dits supérieurs. Ainsi, cette absence d’obligation constitutionnelle a contribué à rendre cet objet de recherche quasiment illégitime jusque dans les années 1990. Ce n’est qu’à partir du milieu de ces années-là que des études se sont attardées à la dimension explicitement municipale des mesures prises envers les immigrants dans les villes canadiennes (par exemple, Tate et Quesnel 1995). À partir du début des années 2000, les travaux ayant un volet local se sont néanmoins multipliés et ont contribué à une meilleure compréhension de cet objet d’étude.
Au Canada, la nécessité de prendre en compte des facteurs locaux dans l’analyse des politiques à l’égard des immigrants a été démontrée par une logique comparative. Si les villes d’une même province n’envisagent pas et ne répondent pas de façon identique aux défis de la diversification ethnoculturelle, c’est bien parce que ces dernières ont une marge de manœuvre dans l’implantation des politiques.
Les municipalités des trois plus grandes régions métropolitaines de recensement ont été les plus traitées. Les travaux pionniers de David W. Edgington et Thomas A. Hutton pour les municipalités du Grand Vancouver (2002), de Frances Frisken et Marcia Wallace pour les municipalités du Grand Toronto (2003) ainsi que de Annick Germain et al. pour les municipalités du Grand Montréal (2003) ont indiscutablement démontré l’insuffisance d’une focale exclusivement provinciale des politiques envers les immigrants. Ils ont aussi permis d’affirmer un certain degré d’autonomie des municipalités par rapport aux politiques des provinces de la Colombie-Britannique, de l’Ontario et du Québec.
Par la suite, des chercheurs ont voulu caractériser ce degré d’autonomie. En comparant les municipalités de différentes provinces, ils ont contribué à mieux faire comprendre l’articulation des facteurs provinciaux et municipaux. C’est le cas de Christian Poirier, qui contraste les politiques de la Ville d’Ottawa avec celles de Montréal et de Vancouver (2006a et 2006b) ou encore de Kristin Good (2009), qui offre une analyse à la fois infra et interprovinciale des politiques des municipalités du Grand Toronto et du Grand Vancouver.
De nos jours, la littérature s’accorde donc non seulement sur la légitimité, mais aussi sur la nécessité d’une focale locale dans l’analyse des politiques relatives aux minorités ethnoculturelles, la tendance étant par ailleurs à élargir le spectre des villes et des provinces étudiées, en s’attardant aux politiques de plus petites municipalités. Ainsi, un ouvrage récent dirigé par Erin Tolley et Robert Young offre un large panorama des politiques prises par dix-neuf municipalités dans quatre provinces canadiennes relativement à l’intégration des populations immigrantes et insiste sur les différences infraprovinciales comme sur les différences interprovinciales (2011). Un nouvel ouvrage dirigé par Caroline Andrew, John Biles et Meyer Burstein analyse, quant à lui, plus d’une dizaine de municipalités en Ontario et évalue la capacité des gouvernements municipaux à créer des communautés inclusives (2012).
Ainsi, plus de quinze ans après les premières études portant spécifiquement sur les politiques locales envers les immigrants, il est bien établi que, sans ignorer le rôle joué par les gouvernements supérieurs, toute analyse des politiques d’intégration des immigrants ne peut passer sous silence le rôle explicatif des facteurs locaux et de ses effets propres. Par ailleurs, aux premières loges du changement social, les villes canadiennes ont souvent à gérer des situations inédites. En répondant à ces nouveaux défis, les institutions municipales contribuent alors activement à façonner leur prise en charge à l’échelle canadienne (Frisken et Wallace 2003, 158).
En bref, les études portant sur les villes qui privilégient un locus essentiellement provincial et fédéral apparaissent de nos jours obsolètes et, dans tous les cas, incomplètes, car un processus de recentralisation aux gouvernements supérieurs ne pourrait effacer les stigmates de la décentralisation passée. Mais si l’importance de l’échelon local dans les politiques d’intégration est désormais reconnue, les raisons expliquant la mise en œuvre de mesures spécifiques pour les immigrants et les minorités ethnoculturelles restent débattues.
Facteurs déclencheurs dans la mise à l’agenda et la mise en œuvre
Un pan important de cette littérature teste l’hypothèse selon laquelle le nombre d’immigrants et de minorités ethnoculturelles est à l’origine de la mise en place des politiques d’intégration. Sylvie Paré, Winnie Frohn et Marie-Ève Laurin ont montré une absence de corrélation systématique entre la forte présence d’immigrants et l’accessibilité, la réceptivité et le type de politiques municipales à l’endroit des immigrants et des minorités ethnoculturelles (2002, 211). Ce constat est aussi partagé par Germain et al., qui soulignent l’absence de « lien mécanique entre la présence d’immigrants et les politiques formelles des municipalités » (2003, 171). Good précise néanmoins qu’un nombre élevé d’immigrants et de minorités racisées est une condition nécessaire, quoique non suffisante pour expliquer la réceptivité des municipalités à la diversité (2009, 42). Cette nuance est importante, mais il reste que la notion de seuil critique à partir duquel une municipalité déciderait de mettre en place des mesures spécifiques (réceptives ou hostiles) nous apparaît difficile à déterminer. Par exemple, comment expliquer que certaines municipalités comme Hérouxville au Québec (moins de 1 500 habitants) adoptent des mesures visant clairement les immigrants ?
Au-delà du nombre d’immigrants ou de minorités ethnoculturelles, l’approche de la « diversité sociale » définie par Rodney Hero (1998) a souligné l’importance des configurations ethniques dans l’explication de la mise en œuvre de politiques locales. Good a repris cette approche pour les villes canadiennes. Selon cette auteure, la répartition des groupes ethniques sur un espace donné conditionne les services mis en œuvre par les municipalités ainsi que leurs styles de politiques. Les villes avec une configuration ethnique « biraciale » – c’est-à-dire avec une forte concentration des membres d’un seul groupe minoritaire – sont plus susceptibles de concevoir des politiques réceptives à la diversité que dans une configuration ethnique « hétérogène » où une multitude de groupes racisés est installée (Good 2009, 281). L’auteure précise que les configurations ethniques ne sont pas les seuls facteurs à prendre en compte pour expliquer les politiques municipales, la Ville de Toronto étant un contre-exemple éloquent parmi les municipalités qu’elle a étudiées. La distribution des ressources au sein de la municipalité et des groupes ethniques comme le soutien du monde des affaires est alors cité comme facteur à prendre en compte (Good 2009, 219).
En effet, il importe de souligner que l’influence politique d’un groupe social ne peut en aucun cas se réduire à son poids démographique, ce qui rend le poids explicatif des configurations ethniques sur les politiques publiques municipales bien difficile à mesurer. Ainsi, les compositions ethniques des municipalités ne peuvent pas être considérées comme des conditions objectives, indépendantes de la manière dont elles sont comprises et évaluées par les acteurs, et particulièrement comment elles sont traitées par les acteurs politiques. De plus, le fait que l’approche de la diversité sociale soit utilisée par Hero aux États-Unis et par Good au Canada anglophone crée un certain biais dans la conceptualisation de ces configurations. En effet, ces dernières sont construites à partir de la représentation d’une société urbaine marquée par la langue majoritaire de la collectivité d’accueil. Au Québec, la configuration démolinguistique de Montréal se distingue clairement des autres métropoles nord-américaines du fait de la présence de deux majorités linguistiques sur son territoire (Anctil 1984). Aussi, l’enchevêtrement de la dualité linguistique et de la diversité ethnoculturelle fait clairement ressortir l’exception montréalaise. Effectivement, à Montréal, la « prise en compte de la diversité culturelle par les élus municipaux n’est pas liée, comme dans d’autres métropoles, à la transformation récente des flux migratoires » (Jouve 2006, 92). Là encore, la spécificité linguistique de Montréal vient remettre en question un présupposé commun à ce pan de littérature selon lequel le poids démographique ou la répartition des groupes ethniques est le point de départ de l’analyse des politiques des municipalités canadiennes envers les minorités ethnoculturelles. Dans plusieurs de ces travaux, les mesures politiques prises sont alors envisagées comme des réponses à la diversification croissante des populations urbaines, notamment à partir des années 1980, et à leurs nouveaux besoins.
Ces études comparent alors les réponses municipales et les classent comme plus ou moins bien adaptées aux besoins de leurs populations, le point de comparaison étant l’engagement multiculturel du gouvernement canadien. Ainsi, dans les travaux de Good (2009) par exemple, les municipalités se montrent plus ou moins réceptives à cette diversité (responsive) ; ces réponses sont plus ou moins complètes et conformes à la norme multiculturelle (comprehensive) ; et entraînent différents styles politiques (proactive, reactive, inactive). Cette approche s’applique difficilement au Québec, car la norme en ce qui a trait au modèle d’intégration n’y est pas multiculturelle, mais bien interculturelle. De plus, ce raisonnement repose sur une logique positiviste et fonctionnaliste selon laquelle la composition ethnoculturelle d’une municipalité est de fait une variable indépendante, les réponses municipales une variable dépendante, leur fonction étant de répondre aux besoins de cette population.
Notre analyse se distingue de ces approches et envisage plutôt les politiques municipales comme des constructions. De ce point de vue, nous ne cherchons pas tant à étudier les fonctions des municipalités comme des réactions à la diversité de leur population ni à les évaluer suivant une norme multiculturelle. Nous cherchons plutôt à comprendre comment, dans un premier temps, elles ont construit et défini le problème de l’intégration des immigrants et des minorités ethnoculturelles, pour, dans un second temps, comprendre comment elles mettent en place des politiques.
Pour expliquer la mise en place des politiques d’intégration sur le plan local, Micheline Labelle et al. (1996) ont mis en évidence le rôle d’éléments déclencheurs. Parmi eux, on compte les crises et les incidents critiques dans la ville ; les valeurs et les droits relatifs à la personne ; le rapport de force politique interne constitué par une clientèle politique concentrée dans une ville ou dans un quartier et la présence d’une demande sociale provenant de groupes de pression qui peuvent interpeller élus municipaux et intervenants locaux. Ces auteurs ont raison de souligner que les évènements critiques ne peuvent être limités à des crises soudaines et violentes se déroulant sur le territoire urbain, une fausse impression souvent nourrie par leur couverture médiatique. Cela est d’autant plus important que, comme l’a montré Didier Lapeyronnie (1993) pour le cas français, les élus locaux donnent une réponse politique à ces évènements lorsqu’ils sont investis par des acteurs de la société civile. Toutefois, il ne faudrait pas limiter ces évènements déclencheurs à des normes positives de la diversité (comme le rôle des discours humains), mais s’intéresser aussi au rôle des représentations négatives de l’altérité poussant les acteurs politiques à répondre à des pressions, en particulier électorales, et moins tolérantes pour accommoder les minorités.
Si les facteurs déclencheurs sont pertinents pour l’analyse de la mise à l’ordre du jour du problème de l’intégration des immigrants en ville, ils ne peuvent expliquer à eux seuls les raisons pour lesquelles les municipalités adoptent des politiques d’intégration, puisqu’ils dépendent de la manière dont ils sont investis par les acteurs. Des éléments déclencheurs ne peuvent être analysés en dehors d’un contexte plus large, propice à la mise en place d’une politique d’intégration. Notre analyse de l’action publique locale doit alors prendre en considération ces éléments déclencheurs, véritables points tournants de l’action publique, et les examiner de manière contextualisée.
La question de la détermination de ce contexte favorable demeure entière à ce stade de l’analyse et ouvre le débat du rôle des variables institutionnelles dans la mise en place des politiques locales d’intégration.
Facteurs institutionnels dans l’analyse de l’action publique Locale
En schématisant, les tenants d’une perspective tournée vers les institutions insistent sur leur rôle structurant – à la fois comme une contrainte et comme une ressource – du comportement des acteurs, alors que les tenants d’une approche tournée vers les acteurs insistent davantage sur leur marge d’autonomie dans la conduite de leurs actions. La nature du rapport entre les institutions et les acteurs est un débat classique en science politique et au sein des sciences sociales en général. Il renvoie notamment à la question de l’échelle de l’observation.
Au Québec plus spécifiquement, une équipe de chercheurs de l’Institut national de la recherche scientifique a analysé les pratiques municipales de la gestion de la diversité de plusieurs villes de la région montréalaise, dans des domaines d’action tels que les équipements récréatifs, culturels ou dans le secteur de l’habitation sociale (Germain et al. 2003). En adoptant une perspective microsociologique à l’échelle du quartier, ces travaux novateurs ont souligné l’importance des dynamiques locales et des transactions sociales dans la fabrique de l’action publique. Cécile Poirier défend cette position de recherche en expliquant que ce sont essentiellement « les acteurs, en fonction de leurs compétences interculturelles et de leurs représentations par rapport au mode de gestion, qui définissent leur propre vision du monde et interprètent les orientations pour développer des stratégies d’action » (2004, 407-408). Les institutions jouent un rôle mineur et peu contraignant dans le raisonnement des acteurs et sur le plan de leurs interactions sociales, dans le sens où l’accent est précisément mis sur une forme d’indétermination quant à leurs ressources et leurs stratégies. Sous cet angle analytique, « les positions des uns et des autres se construisent dans les échanges réciproques qu’ils nouent entre eux plutôt qu’elles ne sont prédéterminantes à leurs interactions » (Germain et al. 2003, 86). Le rôle joué par la focale d’observation est extrêmement important pour comprendre tant l’approche que les résultats des études. Une focale resserrée sur l’acteur plus que sur les structures permet de se pencher sur des interactions sociales qui mettent davantage en lumière les contradictions et les hésitations qu’un ordre bien agencé (Desage 2005).
Toutefois, une focale trop rapprochée risque d’occulter le fait que les ressources et les stratégies des acteurs ne résultent pas de relations interpersonnelles s’opérant dans un vide institutionnel. En déplaçant le point d’observation vers les institutions, les chercheurs ne négligent pas les relations entre acteurs pour expliquer l’action publique, mais plutôt que d’examiner ces interrelations sur le plan microsociologique, ils font appel à un niveau intermédiaire d’analyse, que les institutions incarnent. Dans l’analyse des politiques publiques, les institutions apparaissent non seulement comme une variable dépendante, mais aussi comme des variables indépendantes. C’est dans ce type d’approche que nous nous ancrons.
Au Québec et au Canada, l’étude des relations intergouvernemen...