Chapitre 1
Le soulèvement populaire tunisien:
retour sur images
Michel Camau
Après coup, les révoltes et les révolutions semblent inéluctables. Qui les tient effectivement pour telles prétendra en discerner les «causes» dans des caractéristiques structurelles ou des raisons d’agir. Il emprunte une voie périlleuse dont il ne réchappera pas s’il tient pour évidentes les motivations des acteurs protestataires ou infère la révolte d’une configuration des rapports sociaux supposée propice.
Rod Aya évoque opportunément à ce propos le sophisme du «si j’étais un cheval», en des termes inspirés d’une boutade bien connue des anthropologues: un éleveur à la recherche d’un cheval perdu se rend dans le corral et y mâche de l’herbe en se demandant: «Si j’étais un cheval où irais-je?»
Le soulèvement populaire tunisien qui a provoqué en janvier 2011 le départ de Ben Ali a donné lieu à maintes déclinaisons du «si j’étais un cheval»; depuis l’usage indistinct de la métaphore de «l’étincelle» pour signifier le point de départ d’un mouvement, jusqu’à la légende d’un ralliement de l’armée à la cause des protestataires, en passant par le poncif d’une «révolution spontanée et sans leaders».
Ces simplifications et imputations procèdent d’autant plus du «si j’étais…» qu’elles entrent en résonance avec des récits héroïques au cœur d’une histoire officielle du soulèvement. Assurément, ces récits «comptent» et s’imposent à l’analyse, dans la mesure où «l’officiel», notion chère à Bourdieu, renvoie ici à une épopée du soulèvement prégnante sur la scène publique tunisienne. À condition toutefois de considérer la complexité des processus sous-jacents à leur élaboration et de ne point les ériger en «preuves» à des fins explicatives.
Fort heureusement, quelques études ne tombent pas dans les travers du «si j’étais…» et contribuent à la compréhension du soulèvement tunisien, sans prétendre à une explication causale. Tout en veillant à éviter d’éventuelles redites par rapport à ces travaux, j’évoquerai le soulèvement tunisien et sa conséquence immédiate, le départ sans retour de Ben Ali, en revenant sur trois images principales: la figure de «l’étincelle», le cliché de la spontanéité et de l’absence de leadership, le topique d’une prétendue défection de l’armée. Le propos, il va sans dire, porte sur l’intelligibilité du soulèvement et non sur sa véridicité.
«L’étincelle» et la normalisation de l’événement
Le recours à la métaphore de «l’étincelle» se focalise, malencontreusement, sur l’auto-immolation par le feu d’un jeune et précaire commerçant ambulant de Sidi Bouzid, chef-lieu d’un gouvernorat du Centre-Ouest tunisien. Il impute à cet acte de désespoir ou de protestation de Mohamed Bouazizi le déclenchement d’une lame de fond. Il procède sur le mode de l’évidence alors même que la relation entre ces deux ordres de faits apparemment disproportionnés pose problème.
La grille analytique de Timur Kuran semble tout indiquée pour surmonter la difficulté. Elle postule, en effet, qu’une société peut être au bord de l’explosion, alors qu’elle paraît stable du fait de la falsification des préférences publiques et partant, de l’ignorance pluraliste de la distribution des opinions. Il pourra suffire d’un événement intrinsèquement mineur pour lancer un train révolutionnaire latent: «une simple étincelle peut mettre le feu à la plaine». Reste à savoir comment un «événement mineur» est susceptible de faire effectivement étincelle, sinon comme représentation et séquençage a posteriori d’un processus.
Référence première en matière d’«étincelle», Mao Tsé-toung recourait à la métaphore dans une tout autre perspective; il s’agissait pour lui d’annoncer un improbable événement à venir:
La Chine tout entière est jonchée de bois sec qui va s’embraser bientôt. Le proverbe «Une étincelle peut mettre le feu à toute la plaine» caractérise bien la manière dont la situation actuelle se développe. Il suffit de jeter un coup d’œil sur les grèves d’ouvriers, les soulèvements paysans, les mutineries de soldats et les grèves d’étudiants, qui vont s’amplifiant dans de nombreux endroits, pour comprendre que «l’étincelle» ne peut tarder à «mettre le feu à toute la plaine».
Une sollicitation dogmatique de cette «pensée» à des fins rétrospectives pourrait donner l’illusion de livrer la clé du problème. La Tunisie ne manquait pas de «bois sec» et connaissait une situation sociale tendue, illustrée par diverses actions protestataires: «la révolte du bassin minier de Gafsa», en 2008, consécutive à la contestation des procédures de recrutement à la Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG); des sit-in d’ouvriers agricoles licenciés et des mobilisations d’agriculteurs contre des expropriations, en juin et juillet 2010, dans la région de Sidi Bouzid, celle-là même d’où devait partir six mois plus tard le soulèvement; des affrontements de la population avec les forces de sécurité, en août 2010, dans le sud, à Ben Guerdane, à la suite de la fermeture d’un point de passage frontalier avec la Libye, crucial pour les échanges commerciaux. «L’étincelle» qui ne pouvait «tarder à mettre le feu à toute la plaine» serait enfin advenue, le 17 décembre 2010, à Sidi Bouzid, sous les espèces d’un acte individuel héroïque.
Trois objections surgissent d’emblée. Sur le moment, nul n’était en situation d’imaginer un scénario d’embrasement de «la plaine». De plus, après coup, en remontant le cours des événements, la distinction de l’étincelle supposée d’avec le «bois sec» s’estompe; au point de suggérer que la «véritable» étincelle s’est produite dès 2008 à Gafsa. Enfin, dans la mesure où le détonateur se déplace sur un curseur au gré de découpages de séquences, d’aucuns pourraient en venir à considérer que l’étincelle digne de ce nom s’est produite, non pas en amont mais en aval du 17 décembre: lorsqu’après une semaine de protestations, un premier manifestant est tombé sous les balles de la police, prélude à une extension du mouvement au-delà de la seule région de Sidi Bouzid.
Un événement «faisant étincelle» n’a d’autre consistance que celle produite par les regards croisés des acteurs, des observateurs et avec le recul, des historiens. Ce qui est arrivé à un moment donné, en l’occurrence l’acte suicidaire d’un individu, ne fait sens que relativement à une perspective. C’est dire tout l’enjeu de l’imposition d’une perspective qui stabilise l’événement et en circonscrit les descriptions et perceptions possibles. Michel Barthélémy avance à ce propos la notion de «normalisation». De la sorte, il signifie la réduction de la contingence des événements à partir d’énoncés qui leur affectent des causes, leur confèrent une signification, anticipent sur leurs effets et les indexent sur «un registre des responsabilités».
En l’espèce, la normalisation qui s’est imposée a gravé dans le bronze la date du 17 décembre 2010 pour marquer le début de la révolution tunisienne, avec pour acte inaugural, le «sacrifice» de Mohamed Bouazizi, devenu post-mortem le premier martyr révolutionnaire. Osons néanmoins une interrogation apparemment saugrenue: que s’est-il donc passé à Sidi Bouzid ce 17 décembre?
Posée le jour même, la question serait demeurée sans réponse. Hormis pour les habitants du chef-lieu et de ses environs, il ne s’était rien passé, compte tenu du mutisme des autorités et des médias. Il faudra attendre le lendemain pour que des agences de presse relayées par des sites Internet rompent le silence, sur la foi d’un communiqué d’un parti d’opposition et de témoins oculaires. L’information fait état d’affrontements, à l’occasion du souk hebdomadaire, entre les forces de l’ordre et des manifestants. Elle associe ces heurts à la tentative d’immolation, la veille, d’un jeune commerçant ambulant de fruits et légumes dont les autorités avaient saisi la marchandise: cette circonstance tragique a donné lieu à un sit-in pacifique réunissant quelques dizaines de personnes. Dans la description des événements, l’acte individuel, dont l’auteur est, à ce stade, confiné dans l’anonymat, ne constitue qu’un élément de contexte d’une action collective protestataire. Bien plus, celle-ci est mise en perspective avec la question des diplômés-chômeurs dans la région: «À l’instar du jeune commerçant, diplômé de l’université, et seul soutien de famille, la région de Sidi Bouzid compte un taux élevé de chômage parmi les promus de l’enseignement supérieur, indique-t-on de même source.» En réalité, le «jeune commerçant» n’avait pas effectué d’études supérieures. C’est la qualification des événements – des troubles sociaux dans une région marquée par un fort taux de chômage des diplômés – qui définit sa situation et son acte.
Malgré son caractère particulièrement dramatique, le suicide de Mohamed Bouazizi n’était pas sans précédent. Dans une étude publiée en 1998, une équipe de médecins hospitaliers relevait la fréquence en Tunisie du recours à la «technique d’autocrémation à la manière des bonzes». Elle interprétait le phénomène en termes «de refus, de révolte, de contestation» de la part de jeunes adultes sans profession ou ouvriers non qualifiés ayant des conditions de vie difficiles. L’absence de données statistiques pour la période postérieure à 1995 réduit la portée des enseignements d’une enquête passée inaperçue lors de sa parution, et qui n’a connu une large publicité qu’après les événements de Sidi Bouzid. Toutefois, si l’on s’en tient à la seule année 2010, il est possible de faire état de précédents autorisant une mise en série de l’acte de Bouazizi. En mars 2010, un autre commerçant ambulant s’était immolé par le feu à Monastir, également à la suite d’un refus d’autorisation de la part de l’administration. Son geste, tu par la presse, n’avait été évoqué que sur des forums et sites Internet. Il est sorti de l’oubli lorsqu’un jeune chômeur de Metlaoui a, lui aussi, entrepris de s’immoler par le feu, en novembre 2010, un mois avant les mobilisations de Sidi Bouzid. Intrinsèquement, l’acte de Bouazizi constituait un cas parmi d’autres relevant d’une même classe; magnifié, il est devenu un opérateur de reclassement, dans la mesure où loin de mettre fin à une série il en a affecté les perceptions. Il doit sa singularité à la dynamique des mobilisations qui ont imposé une qualification publique des événements déjouant le black-out officiel.
Compte tenu des tensions, déjà mentionnées, qui s’étaient manifestées durant les précédentes semaines, les premiers affrontements de Sidi Bouzid n’avaient intrinsèquement rien d’exceptionnel; ils s’inscrivaient, eux aussi, dans une série, le «bois sec» de Mao, où à chaque reprise, la protestation avait été cantonnée puis étouffée.
Il importe de souligner ici les interactions entre l’extension du mouvement protestataire et la réactivité déficiente des instances gouvernementales au regard des enjeux de la normalisation. Métaphore pour métaphore, je détournerai celle utilisée par Trotski à propos du tsar; je considérerai, en effet, «le retard de la montre de Ben Ali» par rapport à une séquence événementielle dont le terminus a quo n’était pas nécessairement de nature à amorcer un processus insurrectionnel.
Retard de la montre? En guise de normalisation, les autorités gardent le silence et l’imposent aux médias locaux trois jours durant, tandis que les manifestations gagnent l’ensemble de la région et sont visibles sur Internet. Elles s’expriment enfin à J+4, avec un bref communiqué anonyme censé démentir des «rumeurs infondées» et apporter des précisions sur «l’incident survenu à Sidi Bouzid». Une «source officielle» s’y employait à requalifier les événements en les focalisant sur le cas de Mohamed Bouazizi et en laissant dans l’ombre les affrontements et le mouvement de protestation en voie d’extension. Procédé routinier, le communiqué témoignait, en la circonstance, d’un attentisme, perçu comme un signe de faiblesse par les acteurs de la protestation.
La «machinerie politique», dont le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), avec son organisation tentaculaire et ses interconnexions avec les appareils d’État, constituait la principale courroie de transmission, demeurait étrangement inactive. Elle n’a commencé à se mettre en mouvement qu’une semaine après le début des manifestations. Cette réaction tardive a consisté dans le déplacement à Sidi Bouzid du ministre du Développement et du secrétaire général du RCD, l’un venu annoncer le lancement de projets et l’autre présider un meeting du parti. Le décalage de cette tentative de normalisation était flagrant avec une protestation qui comptait alors ses premières victimes et sortait du cadre régional, où les autorités prétendaient encore la circonscrire.
La machinerie n’a tenté de reprendre l’initiative qu’à J+10, avec l’entrée en scène de Ben Ali; le président se rend au chevet de Mohamed Bouazizi entre la vie et la mort, prononce une «adresse au peuple tunisien», remanie le gouvernement, réunit le bureau politique du RCD, annonce des mesures d’urgence pour l’emploi et la création de «sources de revenus pour les diplômés chômeurs»… La perspective adoptée court après les événements qu’elle est censée normaliser et stabiliser. Le mouvement de protestation s’est déjà étendu à d’autres régions que celle de Sidi Bouzid; il est amplifié par la large publicité donnée à la répression sur les chaînes satellitaires de télévision, qui diffusent des vidéos d’amateurs collectées via des sites Internet. Le retard initial de la montre, loin d’être corrigé, s’accentue.
La prise de parole présidentielle tourne désormais à vide. Il est vrai qu’elle n’a jamais eu d’efficace propre. Elle n’opérait, dirait Olson, que sur la base «d’une perception partagée de l’invincibilité du régime». Elle valait affirmation de l’absence d’alternative. De ce point de vue, à partir de la fin décembre 2010, les discours successifs de Ben Ali et les évolutions de la communication gouvernementale scandent un déphasage croissant avec ce que les écrans montrent sur «ce qui arrive». Ces dissonances produisent un effet de spirale; elles accréditent l’idée d’une perte de maîtrise de la situation, qui stimule la dynamique protestataire. Elles atteignent un seuil critique lorsque les 8 et 9 janvier la répression policière, au vu et au su de tous, cause la mort d’une dizaine de personnes à Kasserine. Officiellement, les «agitateurs» sont devenus des «terroristes», et les «incidents isolés» un «mouvement social légitime», tandis que la protestation tourne à l’insurrection. Nouvel et dernier écart, après l’entrée de Tunis et de ses quartiers périphériques dans le mouvement, Ben Ali, tentant le coup pour le coup, annonce des réformes; il reconnaît la légitimité des revendications, alors que son propre départ figure désormais au cœur de celles-ci.
Le retard initial de la montre, un retard qui n’a cessé de s’accentuer durant un mois, comporte un élément à première vue anecdotique: Ben Ali avait quitté la Tunisie, en voyage privé aux Émirats jusqu’au 27 décembre, et ce n’est que le lendemain de son retour que la machinerie est pleinement entrée en action. Ben Ali présent en Tunisie, les choses se seraient-elles passées différemment? La question ne se pose pas en ces termes. Le départ du président alors que Sidi Bouzid était le théâtre de premiers troubles et son retour tardif ne constituent pas des «causes» mais des indices. Ils sont révélateurs d’une erreur initiale d’appréciation de la situation. Celle-ci n’était pas jugée préoccupante au point d’inciter Ben Ali, qui suivait directement les affaires de sécurité, à diff...