CULTURE POP
Dépasser les stéréotypes
et le conformisme
Queeriser les représentations LGBT*
à la télévision québécoise
Tara Chanady
L’émergence des représentations LGBT* à la télévision populaire québécoise s’inscrit dans une lutte pour la visibilité, cette dernière permettant d’engendrer un dialogue social, de légitimer des revendications politiques et de conférer une reconnaissance aux sujets marginalisés dans la sphère publique (Macé, 2006; Gross, 2001; Goyette, 2014). Toutefois, malgré ces apports non négligeables, la télévision demeure l’un des plus importants apparatus de la technologie moderne de la répétition genrée et sexuée (Villajero, 2014). À travers les études de représentation, nous sommes amenés à remettre en question non seulement cette production de sens et de normes, mais également «en quoi la connaissance produite par un discours particulier se rapporte au pouvoir […], invente ou construit des identités et des subjectivités, et définit la façon dont certaines choses sont représentées, pensées, pratiquées et étudiées» (Hall, 1997: 6). L’analyse suivante s’intéresse aux représentations LGBT* dans les téléromans québécois par le prisme de la théorie queer, pour une lecture de la télévision en tant que texte culturel, social et politique participant à la reproduction de normes et de rapports de pouvoir hétéronormatifs (Chambers, 2009).
Étudier la télévision dans une perspective queer nous éloigne de lectures moralisatrices et binaires des représentations (bonne/mauvaise, réaliste/irréaliste) qui cherchent à classer les éléments de façon rigide et à examiner si l’homosexualité est correctement représentée (Davis et Needham, 2009). On s’intéresse plutôt à la façon dont les identités sexuelles et les formes culturelles qui relaient leurs représentations sont contextuellement construites au sein de rapports de pouvoir (Chambers, 2009). Une critique queer nous conduit ainsi à poser une réflexion sur les implications politiques et sociales de la culture en tant que producteur et régulateur de visibilité et d’identité (Chambers, 2009). Quelles normes encadrent les représentations de la sexualité, et comment la télévision participe-t-elle à leur construction et à leur transformation? Quelles implications politiques l’intégration de minorités sexuelles dans un réseau standardisé engendre-t-elle? Comment les discours encadrant les représentations traversent-ils l’espace public? Qu’est-ce qui est rendu visible, de quelle façon, par qui et pour quel public?
Historique des représentations gaies
et lesbiennes dans les téléromans québécois
La première représentation homosexuelle répertoriée dans les archives de Radio-Canada est celle d’un personnage masculin de la pièce Au retour des oies blanches de Marcel Dubé, présentée dans le cadre des Beaux dimanches le 7 février 1971. La deuxième figure dans une courte scène du téléroman Le paradis terrestre (18 septembre 1972) dans laquelle deux hommes se tiennent la main dans un ascenseur. L’émission provoque un scandale, qui aura un important retentissement dans la sphère publique (Martineau, 1985; Bouchard, 2000); elle sera retirée des ondes après la réception d’un grand nombre de plaintes à Radio-Canada. Une autre représentation marquante des années 1970 concerne le personnage épisodique de Juju Plouffe, interprété par Benoît Marleau, dans la série La petite patrie (1974-1976). Ce dernier est présenté de façon fort stéréotypée, comme le décrit le critique André Lavoie: «Il faut bien dire que ce personnage a quelque chose d’un peu pathétique, associé étroitement aux autres “fous du village”, exprimant très clairement son isolement et sa solitude. Juju ne tranche aucunement dans la galerie des personnages homosexuels maniérés, mal dans leur peau et pointés du doigt par tous» (Lavoie, 1998: 17).
Deux autres personnages sont particulièrement marquants dans l’imaginaire collectif québécois, notamment en tant que premiers personnages homosexuels récurrents: Bernie Lacasse dans Jamais deux sans toi (1977-1980) et Christian Lalancette dans Chez Denise (1979-1982). Leur représentation est très critiquée, surtout le personnage de Christian, un coiffeur vivant dans la promiscuité et s’affichant toujours en spectacle avec ses «jewels». Pour Lavoie, «son accent “tapette”, devenu au fil des mois la véritable vedette de l’émission, fournit le motif inavoué de la fascination qu’exerce Chez Denise sur un peuple de bûcherons» (Lavoie citant Larose, 1998: 20). Flamboyant et éternel célibataire, le personnage s’inscrit dans un registre comique qui le campe dans le rôle de fou du roi (Lavoie, 1998; Martineau, 1985). Quant au personnage de Bernie, il composera avec son partenaire, le policier Paul, le premier couple homosexuel relativement accepté par son entourage.
Les années 1980 et 1990 ne présentent que quelques narratifs d’homosexualité entre hommes, notamment avec le personnage stéréotypé de Jean-Lou dans la série humoristique La petite vie (1993-1998). C’est à compter des années 2000 que se multiplient les représentations. Citons Tout sur moi (2006-2011; personnage d’Éric), Les hauts et les bas de Sophie Paquin (2006-2009; personnage de Martin Brodeur), La vie, la vie (2001-2002; le personnage de Jacques) et Virginie (1996-2010; le personnage d’Hugo Lacasse no 2 à partir de 2002). Enfin, le premier mariage homosexuel à la télévision québécoise unit Alex et Daniel dans la finale de la série 3 x rien (2003-2006).
Du côté des femmes, les représentations explicites de l’homosexualité accèdent donc beaucoup plus tard à la visibilité. Hormis deux personnages lesbiens joués par Monique Lepage et Andrée Cousineau dans le troisième des quatre épisodes des Consolations de Richard Lorain diffusés durant la décennie 1970 (25 février au 18 mars 1977), il faudra attendre la fin des années 1980 pour voir d’autres occurrences. Citons, parmi les plus connus, les personnages de Nicole Belleau et de Diane Trudel (octobre 1988 et janvier 1989) dans la série Des dames de cœur (1986 à 1989) ; les personnages joués par Angèle Coutu et Anne-Marie Provencher dans Jeux de société (1989-1990); le personnage de Charlotte dans Chambre en ville (introduit en 1993), enfin le personnage de Stella dans la série Diva (1997-2000). Les années 1990 à 2010 ne présentent qu’une poignée de personnages féminins (Mireille dans la série Watatatow [1994-2001], Cathy Laurendeau dans Virginie [1998-2000], Roxane et Johanne dans Tabou [2002-2003], Madeleine dans Le petit monde de Laura Cadieux [2003-2007]), soit beaucoup moins par rapport à leurs homologues masculins au cours de cette même période. Toutefois, on constate une récente prolifération de personnages lesbiens, par exemple durant la saison 2013-2014, que le chroniqueur Hugo Dumas qualifie d’«hiver lesbien» (2014). Outre Trauma (2010-2014), Mémoires vives (2013-2017) et Les jeunes loups (2014-2016), les représentations les plus nombreuses dans une même série apparaissent dans Unité 9 (2012-2019), qui nous immerge dans le quotidien d’une prison pour femmes. L’ensemble de ces représentations demeure assez peu diversifié du point de vue des normes de genre, mais l’on remarque tout de même la présence de quelques femmes dérogeant aux normes de la féminité, telles les policières Bérangère dans 19-2 (2012-2015) et Jacinthe Taillon dans Victor Lessard (2017- ). Notons également la récente apparition d’un couple lesbien plus âgé dans la série Cheval-Serpent (2017- ).
Enfin, outre ces personnages isolés, l’homosexualité occupe une place centrale dans deux séries, soit le téléroman Cœur découvert (2003), adapté du roman éponyme de Michel Tremblay (1986), et la série Cover Girl (2005). Cette dernière, diffusée en 2005 sur les ondes de Radio-Canada à une heure de grande écoute, met en scène de façon à la fois humoristique et dramatique le quotidien de quatre drag queens. La série connaîtra un accueil mitigé, comme l’illustre cet article paru dans le quotidien Le Devoir au lendemain d’une diffusion de presse: «Le grand public s’intéressera-t-il aux “bitcheries” d’un groupe de grandes folles en début de soirée le jeudi soir? Et l’univers des drag queens est-il plus moral que celui d’Occupation double? La question se posait hier lors du visionnement de trois épisodes de la série Cover Girl, alors que le directeur des programmes de Radio-Canada, Mario Clément, a eu à défendre cette production» (Cauchon, 2004). Ces questionnements sur la moralité témoignent d’une réticence envers des figurations jugées provocatrices.
Les personnages bisexuels et trans restent quant à eux moins visibles, alors que l’intersexualité et les expressions queer (genre non binaire, pansexualité) sont encore absentes du paysage télévisuel. Parmi les rares représentations bisexuelles, mentionnons le personnage de Steve dans Les invincibles (2004-2006). La bisexualité des femmes est quant à elle souvent associée à une certaine déviance ou à quelque chose de passager. En ce qui concerne les représentations trans, outre leur quasi-invisibilité, elles s’inscrivent dans des codes représentationnels encore plus limités. Mentionnons également le personnage de Guylaine Marceau dans le téléfilm Miss Météo (2005) et celui de Sandrine, père trans dans la série Aveux (2009), lesquels sont interprétés par des acteurs cisgenres, ainsi qu’une enfant trans, Jade, dans la série Hubert et Fanny (2018). Soulignons enfin l’absence frappante de personnages LGBT* racisés, reflet du manque de diversité culturelle en général dans le paysage télévisuel québécois (El Hage et Lee, 2015).
Du stéréotype à la conformité
L’examen des représentations LGBT* à la lumière de ces considérations théoriques et politiques conduit en premier lieu à observer la cristallisation de significations limitées sous forme de stéréotypes, comme nous l’avons souligné à propos des personnages de Christian (Jamais deux sans toi) et de Bernie (Chez Denise). Les images sont donc répétitives et le répertoire limité, cette limitation permettant de contenir l’homosexualité dans des formes compréhensibles et classifiables (Villajero, 2014). Parmi les stéréotypes les plus connus, soulignons l’homosexuel en tant que clown de service, instable, vivant dans la promiscuité, la lesbienne butch et la tapette (Waugh, 2000). Mentionnons également l’homosexuel en tant que personnage secondaire qui accompagne l’intrigue (Dyer, 1990; Gross, 2001; Gever, 2003).
On note tout de même une certaine volonté de ne plus camper les personnages dans des rôles précis (Vacias, 2013). En contrepartie se remarque un souci de normalisation des personnages afin de convaincre les téléspectateur·trice·s qu’ils sont comme les autres et que leur homosexualité n’est pas leur caractéristique principale. Cette posture assimilationniste (Dorais, 1999) présente des personnages recherchant souvent la stabilité amoureuse et affective, tel Jacques, un propriétaire de bar dans La vie, la vie. Ce souci de normalisation se retrouve également chez le personnage de Flavie dans la série Mémoires vives, ainsi qu’en témoigne la styliste qui a contribué à façonner le personnage: «Son style reflète-t-il son homosexualité? […] Pas du tout. Je ne voulais surtout pas aller vers les stéréotypes. Je me méfie des clichés et j’essaie de ne pas masculiniser Flavie» (Goulet, 2015). Toute louable qu’elle soit, cette méfiance envers les stéréotypes se traduit par une normalisation, voire une hétérosexualisation du personnage, faisant abstraction de l’expression d’une différence, d’une performance de genre signalant une recherche de liens communautaires ou la revendication d’éléments subversifs. Ces représentations, accessibles et non menaçantes pour un auditoire général, se veulent rassurantes par leur normalité qui conforte le système hétéronormatif (Chambers, 2009).
Ainsi que le soulignait Normand Martine...