Chapitre 1
L’enjeu moral de la perestroïka
Notre principale tâche aujourd’hui est d’élever la morale
de l’homme tout en respectant son monde intérieur.
Mikhaïl Gorbatchev, 1987
La morale est un thème omniprésent dans le discours politique du début de la perestroïka. Des dirigeants aux dissidents, des communistes aux nationalistes et aux libéraux, tous témoignent d’un puissant sentiment de déclin moral de la société soviétique, caractérisé par la diffusion de l’hypocrisie, du cynisme et par la désorientation morale de la jeunesse. La situation économique relativement stable n’empêche pas la prégnance d’un sentiment de «dégradation» (degradaciâ), de «corruption» (razvraŝenie), de «dépérissement» (razloženie). Ce sentiment, à son tour, inspire d’innombrables appels au «renouvellement» (obnovlenie), à la «purification» (očiŝenie), à l’«assainissement» (ozdorovlenie) des mœurs. Dans ce contexte, la perestroïka est largement accueillie dans la société comme un effort salutaire pour remédier à une déliquescence morale jugée de plus en plus insupportable. «On ne peut plus vivre ainsi!» est le cri du cœur de l’époque.
Un sentiment de déliquescence
Ce sentiment de déclin moral, évidemment, est loin de signifier la même chose pour tous. À vrai dire, il est associé à des propositions si contrastées que l’on pourrait être tenté d’y voir un simple effet rhétorique dépourvu de contenu substantiel, qui dissimulerait les «véritables» enjeux, de nature économique et politique. Mais ce serait commettre là une grave erreur d’appréciation, qui ferait perdre de vue l’une des principales caractéristiques du contexte culturel d’où émerge la perestroïka. Depuis la naissance de l’URSS, en effet, jamais le thème de la morale n’a occupé une place aussi importante dans la vie publique soviétique que sous l’ère Gorbatchev, y compris dans les documents officiels du Parti. Le discours moral de l’époque, malgré son caractère parfois nébuleux, doit donc être pris au sérieux pour mettre en relief les préoccupations et aspirations auxquelles cherchent à répondre les intellectuels qui s’engagent alors en politique. Cela concerne notamment l’intelligentsia libérale, dont le rejet du marxisme-léninisme n’implique pas qu’elle rompe avec toutes les idées et croyances communément admises en URSS. Au moment où ils prennent la parole au milieu des années 1980, les intellectuels libéraux, tout comme leurs homologues communistes conservateurs et nationalistes, ne peuvent ignorer cet enjeu: la perception d’un déclin moral de la société soviétique et l’aspiration à son assainissement.
L’étude de la dimension morale de la perestroïka permet d’apprécier qualitativement, dans le contexte plus large de l’histoire de la pensée politique contemporaine, la transformation décisive qui accompagne l’émergence des idées libérales dans la sphère publique soviétique. Nous interprétons cette transformation comme l’apogée du romantisme politique. Précisons d’emblée, pour éviter tout malentendu, que nous n’entendons pas le concept de «romantisme» dans son sens politique trivial, qui désigne une attitude idéaliste, superficielle et passive. Il n’est pas question ici de simplement répéter ce lieu commun du discours des élites russes postsoviétiques qui consiste à dénigrer le «romantisme» de la perestroïka pour mieux mettre en valeur le «pragmatisme» et le «professionnalisme» censément requis pour une politique «sérieuse». Pour notre part, nous considérons le romantisme politique non comme une attitude, mais comme une tradition idéologique, c’est-à-dire un ensemble relativement cohérent de postulats, de concepts et d’idéaux qui peuvent être observés dans le discours. Ainsi que le suggèrent le philosophe Michael Löwy et le sociologue Robert Sayre, le romantisme est un courant de pensée qui traverse les XIXe et XXe siècles, caractérisé par une révolte contre les effets corrupteurs de la modernité – l’esprit de calcul instrumental, le désenchantement du monde, la quantification de l’existence, la dissolution des liens sociaux, la domination bureaucratique – au nom d’un passé perdu et idéalisé. Cette révolte mélancolique s’appuie sur deux grandes valeurs positives. La première est l’expression de la richesse de la personnalité individuelle. En cela, il faut souligner que le romantisme est un courant moderne, qui résulte de la dissolution des communautés traditionnelles et de l’élévation de l’individu comme valeur en soi. La seconde grande valeur du romantisme est l’intégration de la personne dans une totalité sociale et universelle. Contre la fragmentation des sociétés modernes, les romantiques cherchent à retrouver la plénitude d’une harmonie entre les hommes ainsi qu’avec la nature. De là découle la critique typiquement romantique des régimes politiques modernes en tant que systèmes mécaniques, artificiels, sans vie et sans âme.
Si le romantisme est né d’une réaction aux effets délétères du progressisme rationaliste des Lumières, il ne se limite pourtant pas à une posture conservatrice. Les aléas de l’histoire politique et intellectuelle, en effet, ont donné lieu à des formes de conciliation des aspirations romantiques avec le modernisme des Lumières. Ainsi que l’observe le philosophe Charles Taylor, le marxisme peut être considéré comme la plus influente de ces tentatives de synthèse, puisqu’il combine la notion de progrès rationnel scientifique avec l’idéal d’une humanité finalement réconciliée avec elle-même et avec la nature, délivrée de l’aliénation propre à la modernité capitaliste. Cette dualité est aussi au cœur de la conception de la morale dictée par la doctrine soviétique officielle, le marxisme-léninisme, à l’aube de la perestroïka – doctrine qu’il nous faut examiner afin de comprendre contre quoi se sont dressées les critiques morales des intellectuels libéraux et de leurs rivaux nationalistes.
La doctrine morale du marxisme-léninisme
Le marxisme-léninisme, en tant qu’idéologie matérialiste, semble à première vue étranger à toutes considérations morales. Un préjugé courant, notamment chez les intellectuels libéraux soviétiques, veut que le marxisme-léninisme comporte une conception strictement instrumentale de la morale, dont le contenu se limiterait à l’impératif de servir l’État et la cause de la révolution, niant ainsi la dimension personnelle qui donne toute sa valeur à l’acte moral. L’idéologie soviétique serait donc un désert spirituel où la morale ne survivrait que dans quelques oasis de pensée subversive. Cette vision des choses doit être nuancée à la lumière des nombreux efforts, au fil des décennies, visant à intégrer les dimensions personnelles de la morale dans le cadre doctrinal du marxisme-léninisme. Ce phénomène est loin d’être marginal: à la fin des années 1960, un philosophe américain calculait que le volume de la littérature scientifique consacrée à la morale en URSS dépassait de loin ce qui s’écrivait à ce sujet en Occident. À la même époque, le développement de la personnalité devient l’un des objets de recherche de prédilection des sciences sociales soviétiques. De fait, nous observons que la conception «idéologiquement correcte» de la morale dans l’URSS poststalinienne est bien plus complexe que la posture instrumentale dont on a souvent dressé la caricature. C’est là une nuance qu’il importe de saisir, non pas pour redorer le blason du marxisme-léninisme, mais pour comprendre comment l’idéologie soviétique a pu nourrir les ferments de sa propre critique.
Pour définir la conception officielle de la morale à l’aube de la perestroïka, nous nous appuyons sur deux sources qui font autorité à cette époque: la dernière version de la Grande Encyclopédie soviétique, dont les nombreux tomes paraissent entre 1969 et 1978, et la dernière version du Manuel de communisme scientifique des éditions Politizdat, parue en 1983. L’Encyclopédie énonce la définition officielle de la morale, tandis que le Manuel explique son rôle dans ce qu’on appelle alors la «société socialiste développée». La morale, selon l’Encyclopédie, est «l’un des moyens de régulation normative de l’action de l’homme en société». Contrairement au droit et à la coutume, elle ne repose pas sur des institutions ou sur l’habitude, mais s’exerce par l’intériorisation consciente de normes par lesquelles l’homme oriente son comportement. La morale, en somme, vient à l’homme de l’extérieur. Cela reflète le caractère essentiellement technocratique de la doctrine marxiste-léniniste: la morale y est d’abord conçue comme un objet de fabrication par le Parti-État. Conformément aux thèses du matérialisme historique, la morale est avant tout façonnée par des «facteurs objectifs», c’est-à-dire la transformation des rapports de production qui accompagne la construction du communisme. Ces facteurs objectifs, cependant, ne sont pas jugés suffisants. Malgré les «conditions favorables» créées par le socialisme pour «la pleine satisfaction des besoins matériels et moraux de l’homme», la doctrine officielle reconnaît la nécessité de «constamment augmenter le niveau idéel-moral et culturel des gens» afin d’éviter «une rechute dans la psychologie philistine et petite-bourgeoise». C’est ici qu’intervient la mission pédagogique du Parti qui, loin de se limiter au cadre scolaire, cherche à inculquer à tous les citoyens «la vision du monde marxiste-léniniste» ainsi que les «principes fondamentaux et normes de la morale communiste», tels qu’ils sont énoncés dans le Code moral du constructeur du communisme joint au programme du Parti. En somme, la morale est considérée comme la faculté cognitive d’intériorisation des normes prescrites, associée aux concepts de soznatel’nost’ et de soznanie (conscience cognitive). Ceux-ci sont à leur tour déclinés en diverses variantes: conscience socialiste, conscience sociale, conscience politique, etc. Cette faculté cognitive, de surcroît, peut être quantifiée: le communisme scientifique mesure la morale d’une société selon son «niveau de conscience», dont on peut observer l’augmentation ou le déclin.
Le Manuel de communisme scientifique insiste sur le caractère dynamique de l’intériorisation de la morale: «L’élaboration de la morale communiste n’est pas un processus unilatéral, dans lequel l’homme ne serait que l’objet passif de la transformation des rapports de production et de l’éducation. Ce progrès moral dépend aussi de la personnalité elle-même, de son aspiration au perfectionnement.» Cela signifie que l’enseignement prodigué par le Parti ne doit pas rester lettre morte, mais ...