CHAPITRE 1
Le fantasme du Carnaval:
conflit et littérature
Comment nommer cet écart […]? Serait-on en droit de parler d’un conflit irrésolu entre ce qu’il est coutume de désigner la culture et la nature? […] Tout se passe comme si au long de l’œuvre de Lemelin, l’écriture, se sentant à la fois redevable à la nature et honteuse envers la culture, se censurait comme culture et mutilait le discours.
André Belleau
Le romancier fictif
Le postmodernisme est donc ce que vous obtenez quand le processus de modernisation est achevé et que la nature s’en est allée pour de bon. C’est un monde plus pleinement humain que l’ancien, mais un monde dans lequel la «culture» est devenue une véritable «seconde nature».
Fredric Jameson
Le postmodernisme
Le critique André Belleau, en cela semblable à Jean LeMoyne, craignait le dualisme. Anthropologiquement constitué de l’opposition entre la nature – l’inné, le corps – et la culture – l’acquis, l’esprit –, ce dualisme constitue pourtant la grande entreprise critique de Belleau, dans laquelle on pourrait conscrire la plupart de ses textes. Certes, cette entreprise vise une résolution, ses lectures cherchent à discerner, dans l’aliéné, le total en creux; le dualisme n’en guide pas moins sa démarche. Dans une conférence en Israël de 1972, il relève bien qu’il y a une «grâce exorbitante» en littérature québécoise, celle «de dire les choses pour la première fois»: «Au Québec, nos villes, qu’elles se nomment Montréal, Kénogami ou Shawinigan, nos régions, l’Abitibi, la Gaspésie, attendent que le langage les dise à elles-mêmes en déployant la totalité de l’homme.» (1984 [1972]: 131) On voit bien alors comment la littérature devrait servir une expression complète, et ainsi viser non pas l’aliénation de la nature par la culture, mais l’intrication de la nature dans le langage. Il faut mesurer d’ailleurs ce à quoi le terme totalité s’oppose chez Belleau: le partiel, assurément, mais aussi l’unité, celle-ci procédant par rationalisation du langage plutôt que par démocratisation des usages. La pensée de Belleau adopte alors, suivant les tenants de l’École de Francfort – Adorno, Marcuse –, ceux du «jeune Lukács» ou encore de Bakhtine et d’Auerbach, une «conception marxiste de la littérature»:
[Cette conception] transporte certaines notions très larges, très fécondes et très «opératoires», comme par exemple celles de totalité, multiplicité, devenir, etc. qui se sont trouvées à répondre à un certain moment à ma propre expérience de la lecture et de l’écriture. Ce sont des concepts critiques. Ils privilégient le multivoque par rapport à l’univoque et tendent à récuser toute vision fragmentée, mutilée, donc aliénante de l’homme. (Belleau, 1984: 98)
La totalité constitue alors une quête émancipatrice de la littérature, et le carnavalesque bien théorisé par Bakhtine, que Belleau adaptera au contexte québécois, produit l’inversion productive capable d’accueillir la voix populaire dans le langage de l’élite – la nature dans la culture, la totalité renversant l’unité.
Dans le présent chapitre, je propose de suivre très exactement ce fantasme, celui d’une nature populaire québécoise intrinsèque, indicible par les voix cultivées de la littérature, que toute une institution tente cependant de faire accéder au langage, avec un ensemble de négociations, d’échecs, de relances. Ce fantasme du grand Carnaval de la littérature québécoise, il faudra aussi le voir s’effondrer comme fantasme, après que l’idéal émancipateur porté par le discours de Belleau n’a plus tellement paru opératoire. Il appert que la disparition de la nature, que la transformation de la culture en seconde nature, selon la formule de Fredric Jameson citée en exergue à ce chapitre, abolissant le dualisme, abolit du même coup la mission des lettres. Abandonner le conflit entre la nature et la culture, c’est un peu abandonner la culture, éventer sa fonction, oublier son utilité.
Un point de départ: la nature et la culture
L’opposition nature/culture relève d’un truisme critique et participe, tel que la présente l’ethnologue Philippe Descola, à une sorte de fiction que se raconte l’Occident pour penser sa réalité. Ayant au moins «l’âge de la sophistique, écrit Jacques Derrida, […] [cette opposition] est relayée jusqu’à nous par toute une chaîne historique opposant la “nature” à la loi, à l’institution, à l’art, à la technique, mais aussi à la liberté, à l’arbitraire, à l’histoire, à la société, à l’esprit, etc.» (1967: 415) On comprend bien, ainsi, que Belleau aborde ce conflit dans la distance, le rappelant sans l’appuyer, le lisant parfois sans le nommer.
C’est dans la mise en intrigue du romancier, au Québec, que ce trait oppositionnel lui apparaît le plus lisible. De fait, dans Le romancier fictif, le conflit «quasi anthropologique» entre nature et culture dans la littérature québécoise prend une forme explicite; s’il est exprimé à la manière d’une hypothèse, d’une intuition inachevée et fragile, sa structure binaire gronde toutefois tout au long de ses analyses. Dès son chapitre inaugural sur Au pied de la pente douce de Roger Lemelin, Belleau laisse ainsi tomber en note de bas de page:
Il est difficile de ne pas lire dans la défaite et la mort de Jean Colin, l’écrivain pourtant «attendu», l’aveu de l’impossibilité ou du moins de la précarité de la littérature, comme si un code littéraire transmis par la culture entrait ici en conflit avec la réalité concrète. (1999: 39)
Jean Colin est le jeune homme souffrant, faible physiquement, qui répond à l’archétype de l’artiste, selon Belleau. Il est à la fois significatif que cet «écrivain vraisemblable» ne soit pas écrivain et qu’il meure au terme du récit, inscrivant son destin culturel sous le sceau de la défaite. De même, «Denis Boucher, écrivain signalé, […] paradoxalement, ne doit surtout pas avoir l’air d’un écrivain» (1999: 47). Il n’existe pas ici, à proprement parler, de conflit, sinon sous la forme structurelle, comme une équation renversée. Celui qui a l’air de l’écrivain ne l’est pas, le récit le fait perdre au détriment de celui qui est l’écrivain mais qui ne doit d’aucune manière, statue Belleau, en emprunter les traits. Le «code littéraire transmis par la culture» ne peut s’exprimer dans son évidence prescriptive, pense l’essayiste. Cette observation inaugurale se cristallisera un peu plus loin dans Le romancier fictif lorsque Belleau invoquera, s’appuyant d’une part sur le roman de Roger Lemelin et d’autre part sur Rue Deschambault de Gabrielle Roy, la distinction entre un «roman du code», qui fonctionne «comme si la littérature n’avait et n’était qu’une fonction sociale» (1999: 81) et un «roman de la parole», lequel apparaît «comme pure parole ou, mieux encore, comme pure intention de parole. Le référent interne le dispense de tout cadre institutionnel, de toute assise collective» (1999: 82). La représentation du romancier, ainsi, suppose des types contrastés qui reprennent un même conflit: d’un côté, la réalité sociale prend toute la place, redistribuant les rôles, contre les a priori culturels – le romancier vraisemblable n’est pas romancier, etc. D’un autre côté, la représentation mythique de l’artiste le détache de toute réalité sociale, l’écrivain devient «pure intention de parole», c’est-à-dire pure énonciation d’écrivain, coupé cependant des conditions sociales et aussi des conditions culturelles rendant possible cette énonciation. Cette incomplétude du romancier amène alors Belleau à relever un autre problème qu’il travaillera à généraliser; dans un article de 1983, il reviendra sur ces premiers constats du Romancier fictif, presque mot à mot, mais pour les déplier:
Tout se passe comme si la représentation fictionnelle de l’écrivain, de l’intellectuel, de l’artiste requérait non pas un seul personnage, mais deux personnages aux traits opposés: l’un auquel sont attribués les signes de la culture, du raffinement, de la maîtrise du langage, l’autre qui se voit doté de la force instinctive et du sens de la réalité. D’un côté le langage sans le réel, de l’autre le réel sans le langage. Cette figure double, selon des modalités diverses et avec certaines variations quant à la répartition des marques, s’avère trop fréquente dans le roman québécois pour ne pas être significative. (1986: 184)
Il parlera aussitôt d’une «cassure qui traverse le roman québécois» alors que «le savoir-dire et le devoir-dire, ou parfois aussi le pouvoir-dire et le vouloir-dire, ne se trouvent jamais du même côté, réunis dans la même personne» (1986: 184). Et enfin, l’intuition est lancée: «[L]e modèle duel dont je viens de faire état appelle des considérations de nature quasi anthropologique sur le statut de la culture, sur le conflit latent nature-culture au Québec et en Amérique du Nord.» (1986: 185)
Le conflit nature/culture constitue ici une intuition, Belleau se sent «appelé» par lui, mais rien dans son discours explicite n’y répond vraiment: il tangue au sein de ce conflit, arrêtant son regard sur l’intérêt intrinsèque de sa découverte, à savoir que la littérature, dans sa représentation, s’avère coincée, elle dit une contrainte éprouvée, et l’essayiste s’empresse, suivant ses principes d’analyse, de tracer une homologie au sein de la société réelle. Plus tard, il parlera clairement de codes et même, implicitement, de classes sociales; j’aimerais néanmoins m’arrêter un temps sur ce que représente le conflit anthropologique pour Belleau, ce qu’il révèle vraiment, et le discours sur la littérature que cela trace en creux.
Entre la culture et la nature, Belleau perçoit la force de la loi et de la technique qu’évoquait Derrida, à savoir que la nature constitue bien ce qui échappe à l’unité et aux prescriptions. Or, loin de lire cette échappée sous la forme de la transgression ou d’un grave symptôme d’acculturation, le critique – suivant en cela l’esprit marxiste évoqué plus tôt – perçoit là des traits d’une sorte de démocratie du langage, vers une totalité historique, au sens hégélien dont les marxistes ont hérité. «C’est seulement avec l’entrée en scène du prolétariat que la connaissance de la réalité sociale trouve son achèvement: avec le point de vue de classe du prolétariat, un point est trouvé à partir duquel la totalité de la société devient visible» (1960 [1923]: 40), écrit Lukács dans Histoire et conscience de classe. Cette totalité appelée est forcément constituée de ceux que la culture fait taire; dans l’esprit de Lukács, mais aussi d’Erich Auerbach, elle est faite des prolétaires, des gens de peu. Ainsi, il semble que la totalité mimétique sous-tendant la conception littéraire chez Belleau et chez ses influences soit intriquée dans une vision conflictuelle du réel: chez Lukács comme chez Auerbach, dans le Bakhtine de L’œuvre de François Rabelais également, la réalité et sa représentation ne se trouvent dans leur totalité, leur multiplicité, leur véritable devenir, que pour autant que le peuple y constitue le point de vue, qu’il y advienne, qu’il y soit exprimé. Je suis conscient de la part d’évidence que contient ce constat. Il nous mène cependant à une observation historique plus sensible, à une lecture de la littérature capable peut-être d’expliquer, au-delà de ses traits textuels, le conflit nature/culture que pointe Belleau.
On sait que Lukács désigne L’éducation sentimentale comme moment où «l’obscurcissement de l’horizon» social se fit le mieux sentir (1998: 5-6), acceptée par la critique bourgeoise, alors que la vie intérieure d’un héros bourgeois cache parfaitement les tumultes des masses; Roland Barthes ajoutera qu’«entre la troisième personne de Balzac et celle de Flaubert, il y a tout un monde (celui de 1848)» (1972 [1953]: 31), expliquant que c’est la «sécession de la société française en trois classes ennemies» (1972: 44) qui engage cette rupture entre l’écriture classique, qui était écriture de classe (43), et l’écriture moderne:
Jusqu’alors, c’était l’idéologie bourgeoise qui donnait elle-même la mesure de l’universel, le remplissant sans contestation […]. Dorénavant, cette même idéologie n’apparaît plus que comme une idéologie parmi d’autres possibles; l’universel lui échappe, elle ne peut se dépasser qu’en se condamnant; l’écrivain devient la proie d’une ambiguïté, puisque sa conscience ne recouvre plus exactement sa condition. Ainsi naît un tragique de la Littérature. C’est alors que les écritures commencent à se multiplier. (1972: 44-45)
«Sa conscience ne recouvre plus vraiment sa condition», soutient Barthes, et cette phrase résonne dans tous les textes de Belleau sur l’écrivain, à savoir qu’il existe une inadéquation constitutive entre le langage de l’écrivain et le langage de sa société, entre les codes de l’écriture et les codes sociaux; selon les termes de Barthes, qui voit naître dans la pratique post-flaubertienne l’impulsion poétique pour suivre «les langages réellement parlés, non plus à titre pittoresque, mais comme des objets essentiels qui épuisent tout le contenu de la société» (1972: 59), il y aurait là une sorte d’échec en littérature québécoise. Car avec cette impulsion vient une mission: «Ainsi, la Littérature commence à connaître la société comme une Nature dont elle pourrait peut-être reproduire les phénomènes.» (Barthes, 1972: 58-59; je souligne) Peut-être la littérature peut-elle faire cela, dire la nature, l’intégrer à ses codes: mais si elle ne le fait pas, si elle peine à atteindre cette totalité du peuple et de ses langages, de quel échec s’agit-il? La conclusion que Belleau trace de son analyse des romans de Roger Lemelin dans Le romancier fictif ressemble fort, à cet égard, à un diagnostic:
Pratiquée par des personnages caractérisés comme non-écrivains, non pratiquée par d’autres caractérisés comme écrivains, dissociée des signifiés culturels, [l’écriture] avance de livre en livre pour se dire elle-même sans attaches et sans lieu. Tous les éléments de l’institution y sont: l’auteur, la littérature comme carrière, les signes de la culture. Mais rien n’est lié et intégré, comme si, dans la société réelle, la littérature parvenait difficilement à se fonder, faute peut-être du «ciment de l’idéologie» (selon l’expression de Gramsci). (1999: 101)
Ce ciment qui manque, capable d’unir nature et culture, capable de refonder l’universel après l’éclatement classique de celui-ci, voilà ce dont parlent les romans du romancier, chez Belleau. À défaut de l’unité, on peut croire toutefois qu’une certaine totalité se trouve alors exprimée, car le roman raconte, dans l’inversion même, un rapport social entre nature et culture, entre les codes, redistribués.
La rupture de 1848 dans l’histoire littéraire, celle qui insuffle ce que le philosophe Jacques Rancière nomme «l’âge démocratique», modifie la littérature: les langages, les manières se multiplient, faute d’une norme unique pour cimenter les écritures. L’âge classique s’épuise dans l’antagonisme, il n’y a plus d’unité. La multiplicité, l’équivoque, la totalité – qui consiste à considérer le peuple de façon privilégiée – se substituent à cette unité. De l’unique au multiple, nous avons le passage de la culture – comme norme et universel – vers la nature – comme expérience et particularités. Au XIXe siècle, rapporte Descola, se fonde ainsi l’opposition entre Civilisation, qui désigne en Allemagne «les usages policés en tant qu’expression de la qualité sociale, le savoir-paraître et le bien-parler, en bref l’attitude de la noblesse de cours singeant le goût français» (2015: 141), et Culture, qui «évoque le caractère propre de certains produits de l’activité humaine en tant qu’ils témoignent du génie d’un peuple, révèlent sa valeur singulière et lui permettent d’y puiser un motif de fierté» (2015: 141). Cet exemple, et le renversement qui s’opère au milieu du siècle au profit de la culture et au détriment de la civilisation, pointe un mouvement plus général, une valorisation du particulier contre l’universel, qui en littérature dirait une valorisation de la nature contre la culture. La culture, sous cet aspect, ressemblera à un code désuet, appartenant de facto à une autre classe – la noblesse, la vieille bourgeoisie –, étant entendu que ces classes n’agissent plus dans la société moderne; la culture consiste alors à singer ces autres classes, toujours, évidemment, avec ce que cela suppose de grossièretés et d’emprunts contraints. Le système mimétique général dans lequel s’inscrit la pensée de Belleau ouvre cette voie: tout pour la nature, son affranchissement, son langage. S’il y a conflit, alors, ce ne serait que par entêtement d’un pouvoir ancien, comme un fantôme?
Qu’on me permette une incursion dans le langage de la fiction pour illustrer l’ambiguïté de cette situation; il s’agit d’un passage important du Beau risque de François Hertel, lors d’une leçon en nature du maître-enseignant à ses élèves:
On reproche à notre littérature de manquer de style. Pourquoi chez nous, l’écrivain est-il un être stylisé, c’est-à-dire sans style à soi? C’est que nous ne savons pas voir. Nous n’osons pas nous conformer aux choses. Nous regardons avec des yeux vieillis, livresques, ce qui devrait entrer en nous par chacun des pores de notre ch...