DEUXIÈME PARTIE
Autour de 1800
Les genres littéraires
de l’histoire au cours du long XIXe siècle
CHAPITRE 3
«Le plus illustre philosophe
et historien de son temps»:
Hume et l’histoire au siècle des Lumières
«Je crois que nous voilà dans l’âge de l’Histoire, et que nous voilà la Nation de l’Histoire», en se vantant ainsi sans fausse modestie auprès de son éditeur William Strahan, David Hume manifestait sa fierté des réussites intellectuelles de l’Écosse de son temps, de même que la conviction qu’il avait d’en être le plus important historien. Malgré la confiance qu’il affichait, c’est immanquablement avec une part d’ironie qu’on considère aujourd’hui cette évocation de la nouvelle gloire littéraire de l’Écosse. Après tout, la critique qu’on a le plus continûment adressée aux Lumières concerne leur manque d’imagination historique. Le XIXe siècle, a-t-on dit, a été la grande époque de la sensibilité à l’histoire, alors que le XVIIIe – plus préoccupé de rationalité que d’histoire – était incapable d’apprécier une autre forme d’esprit que la sienne. Le verdict que porte Collingwood est à cet égard caractéristique d’une tradition critique qui s’est prolongée jusque dans la seconde moitié du XXe siècle: «Hume ne se doute jamais que, dans son œuvre philosophique, la nature humaine qu’il analyse n’est que celle d’un homme d’Europe occidentale du début du XVIIIe siècle [...] Il assume toujours que notre faculté de raisonnement, nos goûts et nos sentiments, et ainsi de suite, que tout cela demeure parfaitement uniforme et invariable, et sous-tend et détermine tous les changements qui surviennent dans l’histoire.»
En matière de conception de l’histoire, comme pour tant d’autres aspects de la culture du XVIIIe siècle, l’ombre de désapprobation qu’a projetée sur lui le siècle suivant s’est avérée remarquablement difficile à dissiper. Encore aujourd’hui, même si l’on prend enfin au sérieux le travail d’historien de Hume, on ne peut s’empêcher de ressentir le poids de presque deux siècles de réception hostile. Dans ce contexte, il est difficile de lire la lettre de Hume à Strahan dans les mêmes dispositions que lui l’a écrite. Si essentiel qu’il soit de bien saisir le sentiment d’accomplissement qu’il pouvait entretenir, il n’est pas moins important d’examiner pourquoi ceux qui sont venus après lui n’ont trouvé dans cette conception de l’histoire que très peu à admirer et beaucoup à condamner.
On reproche essentiellement aux Lumières de s’en tenir à une psychologie rationalisante et universalisante qui les priverait d’un sens historique véritable. Dans les formes les plus élémentaires de la critique romantique, ce jugement se ramène à une lamentation sur l’insipidité d’une histoire sans imagination. Ce discours distancié, raisonné et abstrait, semblable à celui de la philosophie et de l’économie politique, resterait sans réelle prise sur les vies individuelles et l’expérience quotidienne dont il prétendrait rendre compte. Carlyle, par exemple, se moque de la vaine sagesse des historiens philosophes qui font entendre le ululement sans fin de l’oiseau de Minerve haut perché. Dilthey, pour sa part, trois quarts de siècle plus tard, n’est pas moins acerbe: «Il n’y a pas de sang véritable qui coule dans les veines du sujet de la connaissance construit par Locke, Hume et Kant, il n’y a qu’une teinture diluée de raison comme pure activité de l’esprit.» Collingwood, on l’a vu, dénonce «une conception étroite de la raison» qui laisse Hume et ses comparses historiens sans «sympathie ni clairvoyance» pour toute période qui ne partagerait pas le même esprit rationaliste: «Quand on compare, par exemple, le manque total de sympathie pour le Moyen Âge manifesté par Hume avec l’intense sympathie qu’éprouvait Walter Scott, on peut voir comment ce penchant du romantisme [qui le porte à s’intéresser à des cultures différentes de la sienne] a permis d’enrichir la perspective historique.»
On reviendra dans le prochain chapitre sur la critique de Hume au XIXe siècle, mais on devrait convenir pour le moment que cette désapprobation constitue un défi à relever pour toute appréciation de l’historiographie des Lumières. Elle fournit en même temps un bon point de départ pour comprendre le coup de barre donné par les historiens au début du XIXe siècle et qui marque une nouvelle prise de distance.
Le moment de l’Histoire d’Angleterre:
distance temporelle et autres distances
La réputation de Hume comme historien et la controverse qu’il a suscitée tiennent essentiellement aux deux prémisses qu’il s’était données: en ce qui concerne les bouleversements politiques du XVIIe siècle anglais, il adopte la position d’un observateur postrévolutionnaire, alors que, pour certains aspects de la tradition historiographique européenne, il écrit d’un point de vue postclassique. Dans le premier cas, cela tient pour une bonne part à ses convictions idéologiques qui ont aussi de fortes conséquences affectives. Dans le second cas, cela concerne à la fois la forme esthétique et les structures explicatives de l’Histoire d’Angleterre.
Hume entreprend son œuvre cinq ans après la deuxième et dernière insurrection des Écossais jacobites pour tenter de ramener la dynastie exilée des Stuarts. La brutale répression militaire qui suivit la défaite des Highlanders à Culloden en 1745 mit fin pour toujours aux tentatives de renverser les acquis de la Glorieuse Révolution du siècle précédent. Le jacobitisme se survivrait essentiellement ensuite comme nostalgie politique et littérature romanesque – comme dans le plus célèbre récit de ces événements, le premier roman historique de Walter Scott, Waverley ou l’Écosse il y a soixante ans.
Soixante ans, c’est aussi l’intervalle qui sépare Hume de l’événement majeur qui conclut son Histoire, c’est la distance temporelle entre le moment où il écrit et le passé qu’il relate. La Révolution de 1688, comme il le déclare à la fin de son sixième volume, «forme une nouvelle époque dans la Constitution Anglaise» et «elle fit prendre, aux principes populaires un ascendant qui n’a rien laissé d’incertain, ni d’obscur dans la nature de la Constitution». Comme dans Waverley, le récit de Hume revient sur un monde assez récent pour que la mémoire des vivants en conserve une empreinte et assez éloigné pour qu’on l’estime tout à fait révolu. La différence d’un livre à l’autre tient à ce que la décision de Walter Scott d’écrire une fiction écossaise lui permet d’assouvir son goût pour le romanesque d’une époque disparue, alors que, pour Hume, le défi qu’il relève de se faire l’historien du Royaume-Uni l’oblige à dénoncer le mythe entretenu par les vainqueurs. Dans un passage qui résume la mission qu’il s’est donnée, il écrit: «Le Parti des Whigs, pendant près de soixante-dix ans, a joui de toute l’autorité du Gouvernement; et les Honneurs, comme les Offices, ne pouvaient être obtenus que par son canal ou sa protection. Mais si cet événement n’a pas été désavantageux pour l’État, il a ruiné totalement la vérité historique, en établissant un grand nombre de faussetés grossières, qu’on ne comprend pas qu’une Nation civilisée ait été capable d’adopter.» Avec pour résultat, ajoute-t-il, en citant les travaux les plus connus de l’historiographie whig, que «les plus misérables compositions ont été vantées, publiées et lues, comme égales aux plus célèbres restes de l’Antiquité».
On a souvent considéré l’opposition de Hume à la tradition historiographique whig comme la marque d’une hostilité à la cause whig elle-même, un point dont il faudrait pourtant débattre. En fait, Hume aimait à se présenter comme un observateur dénué de parti pris, capable à la fois de détachement dans l’analyse et de sympathie dans la compréhension. Comme il le dit dans sa brève autobiographie, il a été non seulement «le seul historien qui eût dédaigné à la fois le pouvoir, le crédit, la fortune et les clameurs des préjugés populaires», mais un homme «qui avait eu l’audace de répandre une larme généreuse sur le sort de Charles Ier». Cette façon de se défendre des attaques qu’il avait reçues était sans doute sincère, mais on sent qu’il feint un peu de s’en montrer surpris et offensé. Il savait très bien qu’il provoquerait ces critiques en prétendant rendre compte avec détachement d’événements et d’idées encore frais à la mémoire de ses contemporains. Bref, Hume adoptait un point de vue résolument postrévolutionnaire et se flattait de la plus grande compréhension que cette prise de distance lui procurait. Pour ses adversaires, la refonte de l’État anglais au XVIIe siècle n’était pas encore chose acquise, c’était un dispositif toujours nécessaire pour contenir les anciennes passions. Le point de vue privilégié que se donnait Hume pour établir sa renommée explique aussi la rancune persistante que lui ont vouée des générations de critiques whigs.
Si ses positions politiques étaient postrévolutionnaires, son sens de la forme et de l’explication historiques étaient, par bien des aspects, postclassiques. Les faiblesses de l’historiographie anglaise étaient bien connues, et les qualités que cultivait Hume dans l’espoir d’atteindre à la gloire littéraire disposèrent ses compatriotes à reconnaître ses accomplissements.
Le rapport à la tradition classique de l’historiographie anglaise du XVIIIe siècle n’avait rien de simple, si l’on tient compte de l’héritage formel et conceptuel dont elle se réclamait. Pour s’y retrouver dans les commentaires des contemporains, leur façon de célébrer deux caractères distincts, mais liés, de l’écriture de l’histoire peut nous servir de guide. D’une part, les Britanniques reconnaissaient les insuffisances de leur littérature historique qui ne leur semblait pas à la hauteur de la position qu’ils occupaient dans le monde. Aussi accueillirent-ils avec bonheur les écrits de Hume – mais aussi ceux de William Robertson et, un peu plus tard, d’Edward Gibbon – pour leur remarquable valeur littéraire. La Grande-Bretagne pouvait enfin s’honorer d’une école d’historiens capable de soutenir la comparaison avec celles du continent et même de l’Antiquité. D’autre part, les contemporains se réjouissaient de ce que les écrits historiques ne traitent plus seulement des questions militaires et politiques qui avaient monopolisé l’attention des classiques. Les nouveaux historiens ne négligeaient pas ces questions, mais ils leur donnaient une profondeur et une signification nouvelles en y intégrant des considérations sur l’histoire des mœurs, du commerce et des arts. À ce niveau de réussite, l’histoire n’était plus seulement policée, elle devenait aussi philosophique.
On anticipait depuis longtemps la difficulté de mettre au point un style relevé pour les écrits historiques – une préoccupation liée à la longue subordination du goût anglais aux modèles repris des lettres françaises ou italiennes. Le défi d’amener l’histoire du côté de la philosophie n...