1. Ethnohistoire, mode d’emploi
C’était à l’Université de Montréal, le 10 septembre 1991, lors de ma soutenance de thèse portant sur la guerre en Iroquoisie ancienne1. Après l’exposé introductif de rigueur, j’appréhendais la question qui déconcerte. Elle vint la première, posée par l’examinateur externe et ethnohistorien Charles A. Martijn (né en 1934): «Le candidat affirme, à la page 13 de sa dissertation, qu’il a tiré profit de toute une typologie de sources documentaires pour mener à terme son étude. Néanmoins, il a jugé que les témoignages oraux s’avéraient inefficaces à constituer seuls un domaine de la culture permettant de véhiculer l’histoire des pratiques guerrières des Iroquoiens. Aussi, peut-il élaborer sur ses démarches en vue de vérifier cette assertion?» L’interrogation renvoyait à une question de fond: comment faire l’Histoire des Autres? Faute d’en avoir reconnu toute la subtilité à l’époque de ce rite de passage, j’esquisse aujourd’hui, le doctorat en poche, quelques éléments d’une réponse.
Une nature hybride
Le terme «ethnohistoire» a été introduit dans le vocabulaire des sciences sociales au mitan du XXe siècleet a pris son sens dans les études des anthropologues amérindianistes qui avaient entrepris de reconstituer certains pans du passé des peuples autochtones de l’Amérique du Nord2. On a dit de l’ethnohistoire qu’elle était une avenue de recherches faisant appel aux traits spécifiques et essentiels de l’anthropologie (assemblage de procédés relevant de toutes les formes du savoir) et aux matériaux de l’histoire (archives et livres imprimés)3. On a écrit, par ailleurs, que ce domaine hybride tirait parti de la démarche historienne (analyse documentaire classique) qu’il appliquait à des sources de données (lieux d’où surgissent les documents) concernant des entités sociales étudiées par l’anthropologie dont le passé ne relevait pas du champ d’investigation de l’historiographie traditionnelle4.
Les ethnohistoriens s’accordent également pour affirmer que l’engouement de l’anthropologie pour l’histoire a incité les ethnologues et les historiens à préciser les affinités entre les deux disciplines5. Ce diptyque (jeu d’échos) aura amené des chercheurs à conclure que l’ethnologie différait de l’histoire, non pas tellement par son objet, mais par son orientation6. Les deux savoirs ne s’intéressent-ils pas au passé et au devenir humains? L’histoire par le biais des textes – et pour laquelle le rapport aux sources est premier –, et l’ethnologie, par l’intermédiaire de son étude des sociétés vues de l’extérieur et par l’éloignement de son regard. Aussi a-t-on tour à tour qualifié l’ethnohistoire de développement disciplinaire supplémentaire, de branche annexe de l’anthropologie ou de l’histoire, de pratique d’analyse particulière permettant d’exploiter certains types de données, de filon riche en sources de première main (lire en renseignements utiles) où s’approvisionnent au besoin les disciplines connexes de l’anthropologie et de l’histoire (archéologie, géographie, sociologie, etc.)7.
Dans cette foulée, les ethnohistoriens en sont venus également à se demander si leur spécialité s’apparentait davantage à l’anthropologie qu’à l’histoire. Incarne-t-elle l’interstice où se rejoignent deux disciplines distinctes pour reconsidérer en profondeur leurs rapports depuis qu’elles sont devenues au XIXe siècledes savoirs séparés pour des raisons, faut-il le rappeler, beaucoup plus idéologiques que scientifiques8? Ou encore: s’avère-t-elle plutôt un attrape-tout publicitaire alléchant pour promouvoir l’interdisciplinarité ou pour musarder dans le coffre à outils du voisin, tout en évitant de remettre en cause l’épineux problème du cloisonnement au sein des sciences humaines et sociales9? Toujours est-il qu’au fil du temps et des questionnements, l’ethnohistoire a hérité de plusieurs couches de sédimentations savantes.
Un monde d’opinions
À suivre ses tendances actuelles, l’ethnohistoire nord-américaine demeurerait pour certains chercheurs l’étude de la dynamique du changement socioculturel vécu par les sociétés autochtones depuis leur rencontre avec le monde occidental10. En clair, elle se voudrait l’étude de la nature et des causes des transformations survenues dans l’autochtonie depuis son contact avec les Européens et leurs descendants. Pour d’autres, elle consisterait plutôt en l’analyse d’une situation ethnographique à une époque historique donnée11. Vue sous cet angle, il s’agirait d’une ethnographie historique visant à reconstituer certains aspects des cultures autochtones à un moment particulier de leur histoire. En ce qui les concerne, d’autres chercheurs préfèrent réserver l’usage du terme ethnohistoire à un «patrimoine» englobant un ensemble de techniques affûtées, exploitées pour étudier l’histoire des Autochtones12. Enfin, d’autres spécialistes perçoivent leur domaine d’étude comme l’histoire autochtone dans une perspective autochtone, considérant sous cette optique qu’il représente le résultat d’une étroite collaboration entre les chercheurs et les populations concernées par l’objet de leurs études13.
De cet exposé succinct des horizons et des trajets ethnohistoriques en Amérique du Nord, on retiendra surtout que le petit cercle de chercheurs conçoit ses aires de spécialisation comme gravitant dans l’orbite de l’histoire culturelle des sociétés autochtones et que cette dernière a dessein de distinguer nettement l’histoire autochtone de l’histoire occidentale. Or, à quoi devons-nous attribuer cette «rupture franche» qui nous met devant deux manières de penser et de pratiquer le savoir particulier et la matière d’enseignement qu’est l’histoire?
«Le seul critère distinctif pertinent», soutenait le regretté Bruce G. Trigger (1937-2006), dont les œuvres ont, ces dernières décennies, irrigué les sciences humaines, «se situerait d’un point de vue strictement méthodologique: soit la provenance des sources utilisées par les ethnohistoriens pour étudier les changements qui se produisent dans les sociétés où l’écriture ne sert pas comme instrument d’archivage ni de mise en mémoire des connaissances et des savoirs14». En outre, serinait Trigger, ces chercheurs, qui doivent maîtriser les techniques de l’historien professionnel, sont astreints également à solutionner les problèmes spécifiques d’interprétation que pose le matériel historique (entendons ici les documents écrits) consigné par des individus sur des mondes sociaux auxquels ils n’appartenaient pas et qui étaient animés par des configurations culturelles qui leur étaient étrangères15.
En somme, pour Trigger, l’ethnohistoire, à la différence de l’histoire conventionnelle, serait contrainte de baser principalement ses recherches sur les textes produits par des informateurs qui décrivent des groupes humains situés en dehors de leur propre univers de civilisation. Par conséquent, les propos que tiennent ces observateurs ou ces chroniqueurs de la période des premiers contacts entre les représentants du monde européen et les Autochtones, leurs perceptions sélectives et les descriptions de la vie quotidienne qu’ils livrent, reflètent une curiosité condescendante et seraient plus sujets à suspicion et à méfiance. Leurs affirmations comportent généralement une information défectueuse et les rend plus susceptibles de refléter une incompréhension des comportements d’autrui à l’époque considérée. Les éléments rapportés dans ces écrits et ces récits véhiculent souvent des railleries, des préjugés défavorables aux peuples considérés et risquent ainsi de transmettre une vision biaisée de la réalité historique et ethnographique. D’où la nécessité pour l’ethnohistorien d’appuyer sa démarche d’enquête sur un ensemble de savoir-faire pratiques particuliers, puisés dans les acquis de la transdisciplinarité16.
Le critère retenu par Trigger pour opérer une distinction entre ethnohistoire et histoire est-il pour autant valable? Justifie-t-il que l’on étudie de façon indépendante l’Histoire des Autochtones?
Signalons d’abord que les problèmes de représentativité et de fiabilité que tend à susciter le type de sources qui nourrissaient les recherches de Trigger ne sont pas inhérents à l’histoire des Autochtones, ni le lot de l’ethnohistorien. La signification qu’on accorde à ces questions de crédibilité ne met pas pour autant en cause le statut de l’histoire. Elle relève plutôt, à notre sens, les faiblesses et les limites qu’impose la documentation historique au chercheur assigné à l’écriture de l’histoire, indépendamment des cultures et des sociétés étudiées. Nicholas Thomas (né en 1960), dans son copieux volume Hors du temps, nous rappelle que «c’est une idée anthropologique profondément ancrée que les autorités anciennes et en particulier les descriptions missionnaires, sont d’une valeur limitée et douteuse – manquant au mieux de systématicité et étant au pire pleines de préjugés17».
Aujourd’hui encore, des sinologues doutent de l’authenticité du témoignage de Marco Polo (1254-1324), observateur sagace de la vie quotidienne en Chine. Même si le marchand vénitien y aurait passé une grande partie de sa vie, assurait avoir bien fait la différence entre ce qu’il «avait vu de ses propres yeux» et ce «dont il avait entendu parler par des témoins fiables», certains tiennent encore ses récits pour fantaisistes, voire pour un tissu d’inventions18. Que dire par ailleurs de l’univers du roi Arthur (quelque part entre 400 et 600 de notre ère), une époque mal documentée, qui depuis plus d’un millénaire est objet d’art et d’écriture. Comment rédiger la biographie d’un homme à qui une multitude de textes a déjà été consacrée mais dont plusieurs sont tardifs et se contredisent? Sans compter que l’historicité du personnage laisse planer le doute19.
En réalité, le dilemme auquel nous confrontent les documents historiques, qu’ils proviennent de l’oralité ou de l’écriture, serait plutôt le suivant: la mémoire la plus forte est plus faible que l’encre la plus pâle. En revanche, avec de l’encre, n’importe qui peut écrire n’importe quoi ou distiller prudemment la vérité dans ses propos. On sait bien, pour reprendre une expression de Daniel Fabre (né en 1947), «qu’il n’est pas d’œil naïf, d’oreille neutre, d’observation innocente20».
Dans un même ordre d’idées, supposons que je projette la mise en chantier d’une histoire des êtres dits de peu en Europe depuis la Révolution industrielle, dans un tel cas il y aurait fort à parier que ma recherche documentaire s’appuierait exclusivement ou presque sur des textes historiques rédigés par des représentants de l’élite des sociétés européennes, car cette classe privilégiée détenait alors le monopole de la culture savante et lettrée. Or, point n’est besoin de fréquenter longuement les écrits de la noblesse de sang sur le paysannat et ceux de la bourgeoisie mercantile ou industrielle sur le prolétariat urbain pour être à même de constater que leur production littéraire est chargée de sociocentrisme, voire d’autant d’ethnocentrisme que la littérature du monde des relations de voyage traitant des peuples autochtones21.
Un diagnostic similaire peut être posé également par la chercheure œuvrant dans le champ des études du genre et des rapports sociaux de sexe qui prévalaient dans une société donnée22. La presque totalité des sources archivistiques ou imprimées disponibles pour faire l’histoire des femmes en Occident depuis le Moyen Âge a été produite par des hommes et est le plus souvent entachée d’androcentrisme. On pourrait même pousser plus loin la logique du raisonnement en arguant qu’aucun chercheur remontant la profondeur du temps historique n’est «à l’abri du péché des historiens, l’anachronisme23». À ce propos, l’anthropologue de la Grèce antique, Jean-Pierre Vernant (1914-2007), écrivait d’ailleurs dans La traversée des frontières: «Le regard de l’historien, son questionnement sur le passé sont toujours ceux d’un homme du temps présent, avec sa culture, ses formes de pensée et de sensibilité, son échelle de valeurs24.»
Notre réflexion critique suggère ni plus ni moins que, même en adhérant à l’argumentation de Bruce G. Trigger pour distinguer ethnohistoire et histoire, nous ne pouvons en revanche le suivre lorsqu’il conclut que l’ethnohistoire serait essentiellement ou exclusivement l’histoire des Autochtones. À notre sens, sa sphère ou son optique engloberait aussi tous les «laissés-pour-compte» de l’Histoire. Loin de se détacher et de constituer une nouvelle spécialité autonome ou une nouvelle discipline intellectuelle, l’ethnohistoire constitue un champ majeur d’investigation et de réflexion. Elle serait en quelque sorte l’histoire à part entière des Autres. Ajoutons cependant que les Autres ne sont pas les sociétés prétendues «primitives» ou dites «archaïques», une invention ancienne confortée par des théories et des exemples25, mais comme le suggère l’anthropologue et sociologue Jean Copans (né en 1942): «L’Autre, c’est moi-même, d’une part parce que les Autres ont à leur tour le droit à la parole et d’autre part, parce que l’univers social contemporain a dissout jusqu’au plus profond de chacun de nous les références identitaires qui ordonnancent les différences majeures de civilisation, de culture, de genre, de personne26.» Et c’est pourquoi: «L’Autre n’est pas qu’un primitif exotique, il n’est pas non plus notre ancêtre rural, mais notre concitoyen et l’ensemble des Autres produits par notre société (l’immigré, l’exclu, etc.)27.» En somme, «son identité reste encore largement façonnée par le discours que nous tenons sur lui28».
L’ethnohistoire amérindienne est donc un genre d’ethnohistoire parmi d’autres. Rien de plus, rien de moins.
S’il est une critique que nous pouvons porter contre la proposition émise par Trigger, c’est bien sa dimension restrictive qui confine l’ethnohistoire à l’état de champ balisé. Reconnaître en bout de piste la préséance des documents écrits dans les recherches ethnohistoriques équivaut à admettre que l’étude du passé humain se fait d’abord, avant tout et surtout avec des sources mises en textes. Capitulation subtile, s’il en est une. Car elle évacue ou disqualifie un discours en train de se construire et ramène à la case départ, soit à une conception arrêtée de la notion même de document historique: notion pourtant en perpétuelle redéfinition.
La «boîte noire» de l’Histoire
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