CHAPITRE 1
Les municipalités québécoises
au cœur des grands enjeux sociétaux
Au début du siècle dernier, la fondation mise sur pied en 1898 par l’industriel et philanthrope étatsunien Andrew Carnegie était disposée à accorder à la Ville de Montréal une contribution financière pour la construction d’une bibliothèque publique. L’opposition formelle de l’Église catholique et les nombreuses réserves formulées par plusieurs conseillers municipaux ont toutefois entraîné le retrait de la fondation. Une bibliothèque digne de ce nom sera finalement inaugurée en 1917. Un siècle plus tard, le réseau québécois des bibliothèques publiques constitue un des fleurons de l’éventail des services offerts à la population par les municipalités. Tout en consolidant leur mission de rendre la lecture accessible au plus grand nombre, elles sont devenues de véritables creusets de socialisation. En effet,
on y pratique une forme d’hospitalité qui n’a pas beaucoup d’équivalents dans les autres institutions publiques: elles sont gratuites, agréables, situées souvent à distance de marche des lieux de résidence, conçues pour que les usagers les visitent fréquemment et y passent du temps sur une base strictement volontaire. Le réseau que forment les bibliothèques publiques représente donc un relais unique vers l’ensemble de la population québécoise.
L’accroissement des services aux citoyens, notamment en regard de la part du budget qui leur est accordée, est sans doute la transformation la plus marquante de la raison d’être des municipalités québécoises. D’autres adaptations ont toutefois été rendues indispensables au long des quelque 160 ans de l’histoire municipale québécoise. Le passage d’un contexte colonial à un monde urbain et industriel, éventuellement reconfiguré par l’étalement urbain, la métropolisation et la redéfinition du rapport centre-périphérie, avaient en effet déjà obligé les municipalités à revoir la nature, la portée et les modalités de leurs interventions sur le terrain et auprès de leurs citoyens. Sans compter les responsabilités imposées par le gouvernement du Québec, dont relèvent, en vertu de la Constitution, les affaires municipales. C’est à cette évolution, passablement mal connue, qu’est consacré ce premier chapitre.
L’époque coloniale
Jusqu’au milieu du XIXe siècle, ce sont les autorités coloniales et les seigneurs qui s’occupent des questions relatives à l’aménagement du territoire, à l’exploitation des ressources, à l’urbanisation et à l’hygiène publique. Sous le Régime français, le gouverneur publie des édits qui régissent les modalités du vivre-ensemble. On y traite notamment de la protection contre les incendies, de l’organisation des marchés publics, de la garde d’animaux sur les propriétés privées. Le grand voyer est l’officier royal responsable de la construction et de l’entretien des routes principales et de l’attribution des permis de construire dans les villes. Les syndics d’habitation de Québec, Trois-Rivières et Montréal transmettent les doléances des habitants au gouverneur. Quant aux seigneurs, ils confient à des arpenteurs le lotissement des rangs, attribuent les censives, construisent le moulin banal, localisent l’emplacement du village, concèdent un terrain à la fabrique aux fins de construction de l’église paroissiale et organisent les corvées pour l’entretien des chemins.
La Conquête britannique ne modifie guère les manières de faire, du moins pas avant le milieu du XIXe siècle. C’est ainsi qu’en 1799, le Parlement du Bas-Canada adopte une résolution ordonnant le développement des villes de Québec et de Montréal. Le document prévoit la nomination d’un responsable de l’élaboration de plans, de l’aménagement de nouvelles rues et de la désignation d’emplacements aux fins de la création d’espaces publics. Deux ans plus tard, le lieutenant-gouverneur sanctionne un «acte pour abattre les anciens Murs et Fortifications qui entourent la cité de Montréal et pour pourvoir autrement à la Salubrité, Commodité et Embellissement de ladite Cité». Trois éminents citoyens, James McGill, John Richardson et Jean-Marie Mondelet, élaborent le plan dit des Commissaires qui prévoit le réaménagement des emprises des fortifications.
La démolition des fortifications survient au moment où Montréal connaît une forte croissance. Le régime seigneurial constitue toutefois une entrave au développement urbain en raison des redevances qui doivent être versées aux Sulpiciens sur toute vente de terrains compris dans la seigneurie. En 1840, une ordonnance des autorités coloniales instaure un mécanisme en vertu duquel ceux qui en font la demande peuvent obtenir l’abolition du droit seigneurial sur leur propriété en échange du paiement aux Sulpiciens d’un droit de commutation. Presque au même moment, quatre membres de la bourgeoisie anglophone font préparer un plan de lotissement de leurs domaines situés au nord-ouest du bourg. Ils y créent un quartier résidentiel qui reprend certains des attributs de la New Town construite à Édimbourg à compter de la fin du XVIIIe siècle. La «Cité des promoteurs» est promise à un bel avenir.
L’abolition du régime seigneurial en 1854 n’entraîne pas de facto la fin de l’influence des seigneurs. D’autant que certains d’entre eux, à l’instar des Sulpiciens, de Barthélemy Joliette, d’Alexander Ellice et de Louis-Antoine Dessaules, avaient su créer des brèches qui leur avaient permis de déjouer les limitations qu’imposait ce régime à la liberté d’entreprise et à de nouvelles pratiques d’aménagement du territoire, dont la construction des chemins de fer. Cette adaptation était toutefois insuffisante pour permettre aux promoteurs de faire face aux enjeux et aux défis de ce milieu du xixe siècle. Aussi les dénonciations du régime seigneurial s’étaient-elles multipliées dans les deux décennies précédant son abolition.
Au XIXe siècle, on a longuement discouru sur le sort qu’il fallait réserver à cette institution désuète qui représentait, en particulier dans les villes, une véritable entrave à l’industrialisation et à l’urbanisation. Les principales attaques sont venues de la bourgeoisie d’affaires, essentiellement anglophone. Les censitaires, le plus souvent silencieux dans les archives, parlent à travers les pétitions qu’ils adressent pour se plaindre d’abus et d’injustices et, à l’occasion des rébellions de 1837-38, ils témoignent dans certaines localités d’une grogne évidente. Quant aux seigneurs, si la plupart semblent avoir souhaité jusqu’à la fin (et même après) le maintien de leurs privilèges, certains d’entre eux vont se faire les détracteurs de l’institution, cherchant à tirer davantage de profits de leurs propriétés foncières.
D’autres critiques avaient par ailleurs été formulées à l’encontre du pouvoir colonial que certains jugeaient trop centralisé. Lors de son passage dans la vallée du Saint-Laurent, Alexis de Tocqueville avait incidemment noté que, contrairement à ce qui s’était passé chez nos voisins du Sud, il n’y avait jamais eu d’institutions municipales au Bas-Canada.
Au Canada, une foule d’obstacles que les faits antérieurs ou l’ancien État social opposaient, soit ouvertement, soit secrètement, au libre développement de l’esprit du gouvernement, n’existaient pas. […] Au Canada, donc, pas l’ombre d’institutions municipales ou provinciales, aucune force collective autorisée, aucune initiative individuelle permise. […]
Aux États-Unis, le système de décentralisation des Anglais s’outre, au contraire: les communes deviennent des municipalités presque indépendantes, des espèces de républiques démocratiques.
Quelques années plus tard, Lord Durham fera le même constat. Dans son rapport qui fait suite aux insurrections de 1837-1838, il soutient «[qu’]on peut considérer comme une des causes principales de l’insuccès du gouvernement représentatif et de la mauvaise administration du pays l’absence totale d’institutions municipales qui donneraient au peuple une certaine autorité sur les affaires régionales». Celui-ci s’exprimait ainsi sur le sujet:
[…] au-delà des murs de Québec, toute administration régulière du pays paraît cesser; il y avait à peine, littéralement parlant, un seul fonctionnaire public, à l’exception de Montréal et des Trois-Rivières, auquel on pût transmettre un ordre. […] Dans le reste de la province, il n’y a ni shérif, ni maire, ni constable, ni aucune sorte de fonctionnaire supérieur de l’administration. Il n’y a ni officiers de comté, ni municipaux, ni paroissiaux, soit nommés par la Couronne, soit élus par le peuple.
Certes, les villes de Montréal et Québec avaient été dotées de chartes municipales en 1831; celles-ci n’avaient cependant pas été renouvelées lors de leur expiration, cinq ans plus tard. Quelques tentatives de création d’institutions municipales seront faites dans le Bas-Canada dans les années 1840: incorporation de Montréal et Québec; constitution des paroisses ou townships d’au moins 300 habitants en corporations municipales; création de districts municipaux. Aucune n’a toutefois donné des résultats satisfaisants et durables, notamment en raison des réticences des habitants pour qui les municipalités ne constituaient que des «machines à taxer». Adopté en 1855, l’Acte des municipalités et des chemins du Bas-Canada institue finalement le régime municipal que nous connaissons aujourd’hui. Il sera reconduit dans l’Acte de l’Amérique du Nord britannique qui attribue aux provinces une compétence exclusive en matière d’institutions municipales. Si l’État attribue à celle-ci des pouvoirs et responsabilités croissants, il leur impose par ailleurs un ensemble de règles de fonctionnement.
C’est l’application de ces dispositions, liées aux diverses facettes de l’organisation de la vie quotidienne, qui va contribuer à incorporer les localités à l’État en les transformant en municipalités […]. Ce qui est en jeu, c’est donc précisément de parvenir à transformer l’espace local, qu’il soit urbain ou rural, en une institution territoriale de l’État. En somme, développer le système municipal à l’échelle locale équivaut à l’incorporer à l’État.
Au milieu du XIXe siècle, c’est d’abord la volonté d’incorporer les villes à l’État qui motive l’adoption du régime municipal en Amérique du Nord britannique, tout comme aux États-Unis en en Grande-Bretagne. Ce faisant il s’agit non seulement de rendre plus efficace la gestion des territoires urbains alors en plein développement, mais d’en faire des terrains d’expérimentation du nouveau mode de gouvernement.
Le Québec se dote d’un code municipal en 1870. Six ans plus tard, le gouvernement du Québec adopte l’Acte des clauses générales des corporations de ville (devenu en 1908 la Loi sur les cités et villes). Il faudra attendre 1918 pour que soit créé le Département des Affaires municipales, ancêtre du ministère des Affaires municipales.
L’ère industrielle
Au départ, la municipalisation du territoire vise à prélever un impôt foncier en vue de la réalisation de certains travaux d’utilité publique, notamment l’entretien des chemins et des fossés. Mais des chantiers autrement plus considérables s’imposent d’ores et déjà dans certaines villes, comme l’illustre une lettre de Pierre Beaubien, médecin et conseiller municipal, ...