Démocratisation et dé-démocratisation
Avec la chute du rideau de fer en 1990, certains chercheurs ont avancé, un peu hâtivement, que cet événement colossal de l’histoire du 20e siècle consacrait le triomphe du modèle de la démocratie libérale. Depuis, plusieurs indicateurs de la vitalité des démocraties libérales ont cependant envoyé des signaux d’alerte de plus en plus inquiétants pour ce régime politique: hausse des inégalités sociales; perte de confiance des citoyens envers les institutions politiques, médiatiques et scientifiques; sentiment croissant que les médias, les universitaires et les institutions ne représentent pas les citoyens ordinaires; diminution de la liberté d’expression; pessimisme face à l’avenir; polarisation sociale accrue, etc. Plusieurs observateurs voient dans ces signaux une crise de la représentation politique constituant un terrain fertile pour les populistes. De leur côté, les mouvements populistes amplifient ce sentiment de déclin en évoquant un système politique en crise. Dans certains cas, comme en Italie où le système de partis politiques a connu une histoire récente particulièrement instable, ce sentiment de crise est largement partagé. La droite radicale entretient le thème d’une crise de la représentation parce qu’il alimente le climat de méfiance à l’égard des pouvoirs établis. Ces indicateurs sont à prendre au sérieux et l’on peut s’inquiéter du processus de dé-démocratisation qui est en cours dans certains États longtemps considérés comme des régimes démocratiques stables.
Parallèlement à l’émergence de ces premiers indicateurs au sein de démocraties libérales, on assiste depuis les années 1990 à une transition vers le néolibéralisme qui s’appuie sur des forces sociales autoritaires et ethnoreligieuses, et ce, dans plusieurs pays, dont la Turquie, l’Inde, la Hongrie, la Pologne, le Myanmar, les Philippines, la Chine, la Russie et le Brésil. Des trajectoires historiques pourtant très différentes aboutissent à une alliance entre des milieux d’affaires favorables à l’austérité néolibérale, des milieux militaires favorables à l’affirmation autoritaire de l’État et des mouvements religieux conservateurs, que ceux-ci soient musulmans, chrétiens orthodoxes, catholiques, bouddhistes, hindous ou évangéliques. Avec ces cas, c’est la croyance dans l’existence d’une affinité élective entre la néolibéralisation économique et la libéralisation politique ou culturelle qui a pris du plomb dans l’aile.
Ce deuxième type de trajectoire autoritaire n’est pas toujours attribuable à des populistes de droite tels que nous les avons définis dans cet ouvrage. Certains régimes autoritaires, comme la Chine et la Russie, rejettent explicitement le modèle de la démocratie libérale. Plusieurs sont également plus ouvertement favorables à une économie néolibérale que ne l’est la nouvelle vague de droites radicales et populistes qui promeut davantage le nationalisme économique contre des forces qu’elle qualifie de «globalistes».
À l’échelle mondiale, on observe donc dans les dernières décennies, d’une part, des symptômes de dé-démocratisation au sein de régimes démocratiques libéraux et, d’autre part, une consolidation autoritaire dans une nébuleuse d’États qui rejettent souvent explicitement ce régime politique. Il est important de ne pas confondre ces deux trajectoires. Si l’on adopte une perspective à court terme, elles ont un air de famille indéniable. À plus long terme, en revanche, les régimes dotés d’institutions et de procédures démocratiques bien établies ont pour particularité clé que les formations politiques autoritaristes doivent s’y imposer par le jeu démocratique. C’est cet appel à des politiques autoritaires dans un contexte institutionnel démocratique qui crée la dynamique particulière dans laquelle s’inscrit le populisme de droite actuel.
Quels sont les dynamiques et les mécanismes institutionnels associés à la dé-démocratisation? Avant de répondre à cette question, il importe de rappeler que les formations politiques associées à un populisme de droite ne sont que rarement parvenues au pouvoir, contrairement à ce qui s’est produit aux États-Unis, en Hongrie, en Pologne et au Brésil. En Europe, certaines font partie de coalitions au pouvoir, voire ont pu mettre au programme quelques enjeux politiques, autour de la sécurité publique et du contrôle de l’immigration notamment. Il est donc parfois difficile de départager ce qui relève de la rhétorique du parti d’opposition de ce qui relève des politiques réelles adoptées par ces formations.
Critique de la démocratie libérale et de ses institutions
Lorsqu’on évoque aujourd’hui les risques d’un processus de dé-démocratisation ou de remise en question de la démocratie, on parle en fait d’une remise en question des institutions pluralistes de la démocratie libérale telle qu’elle existe depuis la seconde partie du 20e siècle. La démocratie libérale a institutionnalisé un État de droit, une séparation des pouvoirs et un important répertoire de droits politiques, civiques et sociaux qui permettent un exercice significatif de la citoyenneté. Si plusieurs principes importants de la démocratie libérale étaient institutionnalisés avant la Seconde Guerre mondiale, dont les principes de représentation et de responsabilité des élus, ce qu’on a vu après le conflit de 1939-1945, c’est une extension des droits sociaux, civiques et politiques permettant à un plus grand pourcentage de la population de s’impliquer politiquement. Cette extension des droits a souvent suivi une trajectoire différente d’une catégorie de population à une autre (hommes, femmes, populations autochtones, groupes nationaux minoritaires ou racisés, minorités sexuelles), notamment en ce qui a trait à l’accès au suffrage. C’est également dans les décennies de l’après-guerre que l’idée selon laquelle les minorités devaient faire l’objet d’une protection juridique a fait son chemin, avec la multiplication des chartes des droits et libertés de la personne.
Or, comme l’ont souligné plusieurs sociologues, la démocratie est un régime politique pouvant constamment être amélioré et qui n’est jamais à l’abri de vagues de dé-démocratisation. Ce qui nous intéresse ici, ce n’est pas de situer le populisme de droite par rapport à la démocratie en général, mais pas rapport à la démocratie libérale et à l’État de droit tels qu’ils se sont institutionnalisés dans la seconde moitié du 20e siècle. Les mécanismes de consolidation autoritaire recensés par Levitsky et Ziblatt dans leur ouvrage La mort des démocraties paraissent pertinents pour ce faire.
La démocratie libérale n’est jamais à l’abri de pratiques antidémocratiques. Ainsi, le gerrymandering ou le découpage partisan des circonscriptions électorales, la limitation du droit de vote, l’entrave au droit de vote, la manipulation électorale, les représailles contre diverses catégories d’électeurs ou encore l’annulation de bulletins de vote existent bel et bien dans certains régimes dits démocratiques. L’occurrence de pratiques non démocratiques ne fait cependant pas le régime autoritaire. Par exemple, bien que l’intimidation des opposants politiques soit une pratique antidémocratique, il serait naïf de penser que les démocraties libérales en sont exemptes. Les réseaux sociaux ouvrent la voie au harcèlement et à l’intimidation des journalistes, des chercheurs et des élus par des partisans politiques ou des conspirationnistes. Il en va de même de la cooptation des acteurs sociaux et des opposants. Il n’est pas rare que des formations politiques de gauche comme de droite parviennent à coopter des personnalités du monde de la culture, des syndicats, des organisations étudiantes, du sport, etc., sans que ces cooptations traduisent pour autant une volonté de subvertir la démocratie. Dans une certaine mesure, il est également difficile de prévenir légalement toute forme de cooptation partisane de certaines institutions. Au Canada, par exemple, le choix des juges et des sénateurs est rarement exempt de considérations politiques.
Il y a une question, d’une part, de degré d’institutionnalisation et, d’autre part, d’efficacité des mécanismes permettant de sévir contre de telles pratiques. Il faut se demander si le régime dispose d’une législation permettant de prévenir ces pratiques ou de poursuivre les acteurs qui les sous-tendent. L’intimidation des opposants, par exemple, est-elle le fait d’un partisan isolé ou est-elle pratiquée et enco...