DEUXIÈME PARTIE
Corps médiatisés
et scènes sonores
CHAPITRE 3
Banjo ’Lize, l’invisibilité phonographique
et la stratégie du paravent utilisée
par le ventriloque
Patrick Feaster
Ce chapitre propose, grâce à des expériences et des productions américaines, une exploration du dispositif sonore à partir d’une perspective historique qui va de certaines pratiques préphonographiques à celles du cinéma préparlant. Le phonographe est au cœur de ce parcours qui permet de souligner le devenir d’un dispositif, sonore en l’occurrence, les multiples facteurs qui en permettent l’émergence, les limites qui en annoncent la transformation ou la disparition.
La culture phonographique américaine de la fin du XIXe et du début du XXe siècle a été marquée par deux idéaux de représentation aurale différents. L’un était la «fidélité»: les sons produits par la lecture de phonogrammes devaient être identiques à ceux originellement enregistrés grâce à un processus indiciaire comparable à celui de la photographie par son potentiel d’objectivité, de précision et de détail. Du fait que cet idéal était la fois nouveau et proprement phonographique, il a occupé une grande place dans le discours initial sur le média parce que les critiques et publicitaires cherchaient à définir ce qu’il avait de si révolutionnaire. Depuis lors, il est également arrivé à dominer la recherche sur l’esthétique phonographique des premiers temps. En revanche, l’autre idéal touchait à une tradition imitative plus ancienne, qui valorisait les illusions aurales créatives et l’imitation habile des voix. Cet idéal n’était pas spécifiquement phonographique, mais profondément enraciné dans les hypothèses formulées antérieurement sur la nature de la représentation aurale en général. Du fait qu’il passait pour une orientation préexistante allant de soi, il a fait l’objet d’une attention moins explicite dans l’étude de la phonographie que la fidélité, mais il a néanmoins influencé profondément la pratique phonographique des débuts, donnant ainsi raison à Rick Altman, pour qui les nouvelles technologies médiatiques «ont tendance, à l’origine, à être configurées non pas selon leurs propres possibilités de représentation, mais en fonction d’idées contemporaines, issues d’autres médias, quant à la façon dont la réalité devrait être représentée». Avant l’invention du phonographe, toute représentation du son par le son nécessitait le même déploiement conscient de talents et d’ingéniosité que l’on attendait du siffleur imitant le chant des oiseaux, du violoneux imitant le braiment d’un âne ou de l’acteur imitant la façon de parler d’un certain type de personnages. L’imitation pratiquée de cette façon avait fourni à la phonographie son seul précédent culturel de représentation du son par le son et, sous l’angle de ce paradigme, la valeur de la nouvelle technologie résidait moins dans la fidélité et dans l’authenticité indiciaire de ses enregistrements que dans les améliorations qu’elle permettait d’apporter à l’ancienne tradition imitative en inventant de meilleures mimiques, illusions et caricatures.
Les deux idéaux que je viens d’évoquer ont exercé une influence sur les premières tentatives d’insertion de contenus théâtraux dans la phonographie, et ils méritent l’un et l’autre d’être pris en considération si nous voulons comprendre aujourd’hui ces phonogrammes dans leur contexte. D’un côté, la phonographie a permis d’enregistrer et de «rephénoménaliser» le genre de sons traditionnellement appréciés au théâtre; elle pouvait, par exemple, reproduire les intonations indiciairement enregistrées d’un acteur, et exploiter ensuite ces reproductions. D’un autre côté, les techniques et artifices de production de sons au théâtre tenaient eux-mêmes en grande partie de l’imitation. La caricature ethnique, en particulier, était à la base même de la culture populaire américaine du XIXe siècle à un point qu’on ne saurait surestimer. Sur scène et ailleurs, les humoristes aimaient beaucoup imiter certains groupes ethniques – tels que les Noirs, les Irlandais, les Juifs et les Italiens ou encore les «Dutch» (mot générique désignant les Allemands) –, en évoquant chacun d’eux avec ses propres particularités immanentes supposées grâce à un ensemble multisensoriel de signes sémiotiques. Sur scène, ils disposaient de nombreux signes visuels sous forme de mouvements, de gestes, de costumes et de maquillages, dont la convention bien connue du «blackface», le noircissement de la peau. Cependant, la caricature ethnique faisait aussi fortement appel à des signes auraux, principalement sous forme de conventions de langage (lesquelles, à leur tour, avaient des liens intermédiaux intéressants avec la littérature écrite dialectale). En outre, lorsque des signes auraux et visuels entraient en contradiction dans les spectacles à caractère ethnique, c’était l’élément aural que l’on considérait comme déterminant par convention. Cette conclusion découle d’une curieuse observation faite par Robert Toll: «Ce qui indiquait au public que les ménestrels imitaient des Noirs, c’était l’utilisation du dialecte noir… En revanche, quand ils ne parlaient pas ce dialecte, des personnages “blackface” pouvaient chanter des chansons sur des bien-aimées blondes aux yeux bleus sans soulever de protestations, ou encore parler des dialectes irlandais et allemands pour représenter des groupes d’immigrants.» En d’autres termes, si un performeur au visage noirci parlait en dialecte de scène irlandais ou «Dutch», on considérait apparemment le dialecte comme déterminant, le visage maquillé de noir devenant simplement un marqueur général de licence humoristique, ethniquement non déterminé. On peut donc dire que les spectacles caricaturant des groupes ethniques se fondaient encore plus sur des façons de parler «ethniques» conventionnalisées que sur des signes visuels. Lorsqu’on reproduisait phonographiquement des stéréotypes de ce genre, ce qui arrivait souvent, la représentation de la caricature était ancrée dans le nouvel idéal de fidélité, mais celle du sujet caricaturé s’ancrait simultanément dans l’ancien idéal d’imitation aurale. Et ce n’était là, en aucun cas, la seule tradition imitative de production de sons au théâtre empruntée par la phonographie. Il y a eu aussi l’utilisation de dispositifs sonores. Au studio d’enregistrement tout comme au théâtre, il était, par exemple, bien plus commode de simuler le clic-clac des sabots de chevaux à l’aide d’une paire de coquilles de noix de coco que d’introduire un vrai cheval dans une scène.
«Invisibilité» phonographique
et conventions aurales:
au-delà de l’exigence de fidélité
Les performances théâtrales et la phonographie commerciale américaine des premiers temps ont donc eu en commun une grande partie des techniques, machines et capacités imitatives. Mais on a aussi utilisé et combiné celles-ci de manière particulière en fonction des exigences spéciales du nouveau média; autrement dit, la phonographie ne s’est pas limitée à reproduire des exploits personnels d’imitation aurale, mais elle les a aussi transformés, réinventés ou améliorés. L’un des facteurs les plus intéressants à cet égard a été le recours de ce média au canal aural, à l’exclusion du canal visuel, phénomène que Mark Katz nomme l’«invisibilité». Une grande partie de la recherche sur cette question s’est concentrée sur l’idée que d’importantes informations visuelles, généralement fournies pendant les spectacles, avaient forcément été perdues aux premiers temps de la phonographie, et que l’absence de ces informations avait entraîné, à son tour, une certaine ambiguïté et désorientation. Par exemple, Katz lui-même estime que l’incapacité dans laquelle se trouvaient les premiers auditeurs et performeurs phonographiques de se voir les uns les autres a été, pour eux, «la source d’une grande anxiété» et qu’elle est à l’origine de diverses «stratégies […] mises en œuvre afin de rétablir, dans l’expérience phonographique, la dimension visuelle manquante». L’absence de signes visuels dans les imitations phonographiques de parlers et de chants afro-américains par des performeurs blancs a retenu tout particulièrement l’attention de la critique. Comme l’a dit William Kenney, «[f]aute de signes visuels indiquant que ces caricatures raciales étaient seulement des numéros de scène, les personnes à l’écoute d’un appareil payant ou familial pouvaient facilement en conclure qu’il s’agissait d’authentiques Afro-américains». Pour ma part, je tempérerais cette hypothèse en disant que les conventions régissant l’imitation des parlers «noirs» étaient généralement connues pour être des conventions ancrées dans une tradition performative bien établie, tout comme le noircissement du visage réalisé à l’aide d’un bouchon de liège brûlé. Aucune convention, quelle qu’elle soit, n’était, à elle seule et par nature, plus ou moins susceptible qu’une autre d’être confondue avec la réalité simplement parce qu’elle relevait d’une voie sensorielle en particulier. Nous ne devons ni écarter du revers de la main la possibilité que l’«invisibilité» puisse avoir faussé les critères appliqués par certains auditeurs pour distinguer les caricatures de la réalité, ni partir a priori de l’hypothèse que tel a été forcément le cas. Lisa Gitelman a une vue plus nuancée de la relation historiquement confuse entre la vue et le son dans la tradition de la caricature raciale associée aux spectacles «blackface» des ménestrels, mais elle considère néanmoins la convention visuelle du visage noirci comme «le centre perceptuel et viscéral» de cette tradition. Elle interprète aussi les représentations phonographiques de la rac...