V
ESTHÉTIQUE ET THÉORIE DE LA CONSCIENCE
Leibniz dans le Salon de 1767:
interpréter la «bouffée de métaphysique»
Cécile Alvarez
(Université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense)
Sans s’aventurer dans une comparaison des pensées de Diderot et Leibniz, cette étude tente d’apporter quelques éléments sur l’interprétation de l’œuvre de Leibniz par Diderot, en partant de sa lecture et de sa réutilisation dans le Salon de 1767. Si les analyses consacrées au rapport entre ces deux auteurs privilégient généralement du corpus diderotien les textes de philosophie de la nature, le Salon de 1767 s’avère être une entrée précieuse pour étudier la démarche interprétative de Diderot, lecteur et écrivain, philosophe matérialiste et poète enthousiaste.
Il est difficile de dire si la longue période de rédaction du Salon de 1767 coïncide avec une lecture plus assidue de Leibniz, dont on retrouve la présence tout au long de l’œuvre de Diderot. Si Yvon Belaval insiste sur l’incertitude de la lecture de Leibniz par Diderot, Claire Fauvergue affirme l’ancrage textuel du rapport qu’on peut établir entre eux. Et de fait, ce qui est frappant dans les choix de Diderot, c’est l’importance particulière accordée au texte leibnizien, et en particulier aux images qu’il reprend et retravaille.
Deux d’entre elles nous ont arrêtée au milieu de la «Promenade Vernet» du Salon de 1767, cette unité narrative qu’invente Diderot pour rendre compte des différents paysages du peintre Joseph Vernet comme s’il les rencontrait au hasard d’une promenade en compagnie d’un abbé. La description des différents sites présentés comme naturels est, entre autres, l’occasion pour Diderot de mêler à sa réflexion esthétique une interprétation de la nature qui renouvelle, dans une forme originale, le débat sur la contingence et la nécessité auquel Leibniz est convié. Mais le penseur allemand est surtout convoqué à la fin du «Sixième site», à la suite d’une digression ajoutée sur le tard à propos de l’écart entre la disette des mots et la variété des sensations: «Jamais depuis que le monde est monde deux amants n’ont dit identiquement, je vous aime; et dans l’éternité qui lui reste à durer, jamais deux femmes ne répondront identiquement, vous êtes aimé. […] C’est la thèse des deux grains de sable de Leibnitz.»
Cette image et la référence au métaphysicien ponctuent ainsi un long développement, que Diderot qualifie non sans humour de «bouffée de métaphysique», qui met en garde contre les risques, pour l’imagination et la poésie, de l’abstraction du langage et de l’esprit philosophique.
Alors que Claire Fauvergue ne relève pas l’image des deux grains de sable, Yvon Belaval évoque furtivement le mystère de cette «image imprévue». Outre la question complexe de sa source, nous nous interrogerons sur la fonction d’une telle image à ce moment de la «Promenade Vernet». Le clin d’œil peut paraître gratuit, et Jacques Chouillet n’y voit «rien de plus qu’une justification passagère». Mais nous proposons de prendre au sérieux cette curieuse référence à Leibniz de laquelle nous partirons pour tenter de montrer en quoi l’image et l’imagination sont capitales pour comprendre la lecture de Leibniz par l’esthète-philosophe, qui ne peut apparemment prendre la métaphysique abstraite que par «bouffées» et qui construit autour de la référence leibnizienne tout un réseau d’images. Nous suivrons sur ce point Yvon Belaval selon qui «ce qui nous intéresse, c’est moins ce que Diderot a lu ou entendu, que ce qu’il en a retenu et, surtout, ce qu’il en a fait».
Le grain de sable au cœur du dialogue philosophique:
une lecture en liberté
L’image des deux grains de sable de Diderot prend le relais d’images bien connues propres à Leibniz telles que les deux feuilles et les deux gouttes d’eau et de lait utilisées par le philosophe allemand pour expliquer le «principe des indiscernables». Diderot connaissait au moins l’image des deux feuilles d’arbre puisqu’il la reprend dans ses Pensées sur l’interprétation de la nature, dans ses Essais sur la peinture, dans son Éloge de Richardson, et dans les Éléments de physiologie. Alors pourquoi soudain deux grains de sable?
Cette image utilisée par Leibniz dans ses Nouveaux essais publiés en 1765 connaît un succès étonnant dans la critique et que Diderot relaie ici. Comme l’indiquent Else-Marie Bukdahl et Michel Delon dans les notes de l’édition DPV, l’image est reprise dans le Système de la nature de d’Holbach, ouvrage postérieur à 1767 mais auquel Diderot a amplement contribué et dont les échos avec la «Promenade Vernet» sont évidents. Plus étonnante est la mention de ces grains de sable dans l’Éloge de M. Leibniz par Fontenelle qui date de 1716; mais l’image n’est pas employée à propos des indiscernables. Diderot ne manquait donc pas de sources pour cette image leibnizienne, qu’il croise avec celle, plus inattendue de Laurence Sterne. En effet, ces grains de sable sont employés dans un «cotexte» très particulier puisque quelques pages auparavant, à l’instar de la veuve Wadman, l’abbé est incommodé par un grain de sable qui s’est logé sous sa paupière, après un tourbillon de poussière qui a interrompu la promenade. L’abbé aveuglé, partisan de la contingence divine, refuse d’admettre la thèse matérialiste de la nécessité, et Diderot ridiculise son adversaire en exploitant à plusieurs reprises toute la ressource comique de la scène, et joue du contraste entre l’insignifiance du grain de sable et la profondeur vénérable du débat qu’il soulève:
Mon cher abbé, lui dis-je, oubliez pour un petit moment le petit gravier qui picote votre cornée, et écoutez-moi. Pourquoi l’univers vous paraît-il si bien ordonné; c’est que tout y est enchaîné à sa place, et qu’il n’y a pas un seul être qui n’ait dans sa position, sa production, son effet, sa raison suffisante ignorée ou connue? est-ce qu’il y a une exception pour le vent d’ouest? est-ce qu’il y a une exception pour les grains de sable? une autre pour les tourbillons?
Ce motif devient le nœud inattendu et ironique autour duquel se renoue la vieille dispute sur la nécessité et la contingence ainsi mise à distance avec amusement. Or, dans ce débat on entend encore, derrière la voix de Diderot, celle du baron d’Holbach et du Système de la nature, dont est tirée la réflexion sur le tourbillon de poussière:
Dans un tourbillon de poussière qu’élève un vent impétueux, quelque confus qu’il paraisse à nos yeux, dans la plus affreuse tempête excitée par des vents opposés qui soulèvent les flots, il n’y a pas une seule molécule de poussière ou d’eau qui soit placée au hasard, qui n’ait sa cause suffisante pour occuper le lieu où elle se trouve et qui n’agisse rigoureusement de la manière dont elle doit agir.
Mais ce qui est plus surprenant, c’est qu’une troisième voix se fait entendre, celle de Leibniz, avec le concept de «raison suffisante» qui remplace, dans le texte de Diderot, celui de «cause suffisante» et qui devient un argument en faveur de la nécessité. Le grain de sable de la fin du passage est alors peut-être une réminiscence consciente ou inconsciente de ce débat qui précède immédiatement, où Leibniz était déjà convoqué pour justifier la présence du grain de sable dans l’œil de l’abbé et critiquer la révolte de ce dernier.
Un commentaire s’impose d’emblée sur la pratique de Diderot comme lecteur et écrivain. Diderot use de sa liberté habituelle envers les textes de la tradition dans sa réutilisation des deux concepts leibniziens de raison suffisante et du principe des indiscernables. Il est en effet difficile de justifier le nécessitarisme en s’appuyant sur la philosophie de Leibniz sans trahir l’auteur qui s’est défendu toute sa vie de l’accusation de spinozisme. Le glissement n’est pourtant pas rare, ainsi l’article de l’Encyclopédie «Suffisante raison» (qui n’est pas de Diderot) relaie l’opinion selon laquelle l’«aveu» que «le monde existe non contingemment mais selon une raison suffisante», «pourroit mener jusqu’aux bords du spinosisme». En superposant les arguments de d’Holbach et de Leibniz, Diderot tire la théorie de Leibniz jusqu’au matérialisme athée, application que le métaphysicien chrétien serait loin d’approuver.
De même, la ponctuation du développement qui dénonce la pauvreté des mots relativement à l’infinité de sentiments par le «principe» leibnizien des «indiscernables» peut surprendre. En effet, les propositions de Leibniz dans ce domaine semblent aller dans un sens diamétralement opposé: selon lui, le progrès consisterait à traduire la diversité des langues pour inventer une langue inspirée de l’algèbre et de la géométrie qui serait de la plus grande clarté. De ce point de vue, le désir exprimé par Diderot est bien plus rousseauiste que leibnizien.
Ces références à Leibniz semblent ainsi être des «bouffées de métaphysique», plutôt «fausse» que «vraie». Et pourtant, malgré ces interprétations qui sont pour nous des contresens, Diderot utilise Leibniz sans scrupules universitaires. Plutôt que de conclure à une méconnaissance ou à une utilisation un peu brouillonne du littérateur sans rigueur qui se mêle de métaphysique, cette pratique nous dit quelque chose sur la démarche profonde de l’esprit de Diderot lecteur. Pour lui, les livres et les pensées des autres sont des outils à réutiliser, et non des systèmes dogmatiques à suivre. Le rédacteur de l’article «Éclectisme» n’est pas plus sceptique qu’il n’est leibnizien ou spinoziste: «Le sectaire est un homme qui a embrassé la doctrine d’un philosophe; l’éclectique, au contraire, est un homme qui ne reconnaît point de maître.» Il sait fort bien se débarrasser du système pour retenir l’idée lumineuse qui lui servira à l’occasion. Et, comme nous allons le montrer, les idées lumineuses de Leibniz, pour Diderot, ce sont des images frappantes qui donnent à voir au matérialiste, et qui transportent le poète.
Leibniz en images
Le fil des images
Cet...