Les temporalités de la parthénos
CHAPITRE 6
À la frontière d’hier
En étudiant la place incontestable qu’occupe la figure de la jeune fille morte dans la littérature contemporaine, Elizabeth Tallent doute de la puissance réelle que peut exercer un corps qui parle à partir d’un espace et d’un temps posthumes, là où justement le corps n’a plus de chair, mais devient souffle, air, évanescence. Ce scepticisme qu’éprouve Tallent à l’égard de l’apparition de figures de jeunes filles posthumes dans la littérature pose la question de la puissance de la désincarnation ainsi que la possibilité que s’accorde la jeune fille de faire valoir ses désirs sachant que ces derniers ne peuvent a priori jamais être matérialisés dans le monde immanent. Tallent part du principe que la mort est une finalité irrémédiable. La mort ne peut jamais accommoder les morts en leur redonnant le pouvoir de vivre une deuxième fois.
Faisant écho à cette idée de Tallent selon laquelle la mort ne peut en aucun cas être un supplément pour la vie ni exercer un pouvoir manifeste dans le monde des vivants, Martine Delvaux rappelle néanmoins que «le fantôme – dans le cas de Hamlet – fait la loi». C’est le fantôme du père, «ce fantôme qu’est le roi», qui «intime au fils l’ordre d’agir et observe ses gestes depuis l’au-delà». C’est le pouvoir du patriarche, celle de la filiation masculine qui émerge comme moteur de cette histoire. Le fantôme du père ne peut certes jamais devenir de nouveau un corps charnel; il est assujetti à son état éternel qu’est celui de la mort. Or il peut, et il le fait, hanter, revenir, «une fois, deux fois, trois fois comme dans un retour infini, une sur-vie perpétuelle». C’est lui, le père, qui intimera au fils, qui lui parlera. Et le fantôme du père sera entendu par Hamlet. Le message: le venger, devenir le justicier de la filiation; cette réclamation venue d’outre-tombe se réalisera.
Par cette réclamation de l’au-delà, Hamlet, jeune adolescent en attente d’un statut de mari, en attente de devenir l’époux d’Ophélie dont on connaît le destin autodestructeur, devient assujetti. Il ne devient pas adulte en reconnaissant le poids de la réclamation du père. Lorsque le fantôme du père dans Hamlet de Shakespeare interpelle son fils, quelque chose achoppe, quelque chose se dérègle, le monde des vivants tremble. Et Hamlet de s’exclamer: «Tu fais si affreusement trembler notre disposition / Par des pensées que ne peut sonder l’âme?» Hamlet voit quelque chose devant le miroir, il est happé par cette figure paternelle dont la parole posthume le rappelle à un ordre mortifère. Un autre destin l’appelle, autre que celui de son avenir d’adolescent, et l’amène plus proche de la mort, des morts, que de la vie, celle d’une adolescence royale.
Portant à nouveau l’armure, le père possède le pouvoir de revenir des ténèbres révéler à son fils le secret de son décès et de le convaincre. Il l’enjoint à le venger. Et c’est ce pacte entre le père fantôme tout-puissant et le fils, transformé en récepteur et messager meurtrier du père, qui transforme cette union filiale. Sa visière levée, le visage exposé, Hamlet voit le cercueil qui semble avoir «ouvert ses pesantes mâchoires de marbre» pour libérer ce «corps mort». Seul le fils, «jeune et noble», peut libérer le père de cet espace-temps de l’attente posthume où il est «condamné pour un temps à hanter la nuit / Et, le jour reclus, à jeûner dans les flammes / Pour que les noires fautes de [ses] jours ici-bas / Soient purgées par le feu». Ce pouvoir du patriarche à affecter le cours de la vie des mortels a historiquement et mythologiquement appartenu aux divinités masculines.
En ce qui concerne les vierges qui n’ont pas accompli leur devoir de femme (mère et épouse), l’anthropologue Sarah Iles Johnston écrit par contre que moult figures dont celle de Gello se profilent dans la mythologie de l’Antiquité et ont été décrites comme des aorai, des créatures évanescentes qui chassaient les femmes et les nourrissons pour se venger de leur mort prématurée, d’être mortes avant d’avoir accédé au statut de gynè. Or comme les figures des sœurs Lisbon dans The Virgin Suicides, de Séverine dans Vu du ciel et de Blanche-Neige dans Drames de princesses que nous analyserons sous peu, les aorai ne possèdent pas de pouvoirs divins, pas plus qu’elles n’ont accès au monde immanent; elles ne peuvent en aucun cas reprendre une forme charnelle humaine. Les aorai sont exilées dans un espace liminaire, entre le monde céleste et le monde des morts; elles n’ont d’autre «liberté» que celle d’errer dans le monde des vivants où elles terrorisent et effrayent les nouvelles mères et leur nourrisson. Le statut marginal d’une aore faisant d’elle une vierge morte prématurément appartient à une longue histoire culturelle de la parthénos où la rupture de son destin engendre d’autres formes d’incarnations immatérielles, dangereuses pour la Cité, mais qui renforcent paradoxalement l’importance du devenir mère. Les vierges inachevées deviennent des mortes restless – agitées, inquiétantes, sans répit et sans repos. Si elles possèdent des pouvoirs de se mouvoir et de terroriser, elles ne sont pourtant pas exemptées, surtout si l’on pense au cadre des représentations actuelles, des disciplines de soi qui contraignent leur mouvement et leur liberté temporelle. Elles sont des parthénoi qui sont prisonnières du temps éternel.
Une solidarité de bande
Claude-Émile Touré, dans son ouvrage populaire sur l’état du féminisme au 21e siècle, propose de définir les paramètres du viol et en conclut que c’est un acte qui mime le comportement de reproduction hétérosexuelle. Il écrit, en effet, qu’«[…] une des caractéristiques principales de l’agression que constitue le viol est qu’il mime le comportement de reproduction que dans l’espèce humaine on nomme relation sexuelle». Selon Tourné, ce n’est pas la réponse incertaine de la part d’une femme à la sollicitation initiale qui définit le viol. C’est le non-consentement verbalisé lors du «moment du passage à l’acte ultime de pénétration génitale, qui constitue le viol». «C’est cette caractéristique qui induit ses conséquences sur la victime» au point où ces conséquences parviendront, selon Tourné, à devenir délétères à tous les égards. Puisque le viol est ici considéré à l’intérieur du paradigme de la reproduction hétérosexuelle, il devient un acte de violence strictement pensé, inscrit, jugé par l’acte non consenti de la pénétration pénienne dans le vagin. Que faire, comment penser les autres catégories de violence sexuelle?
Je ne cesse de prendre conscience du fait que le viol appartient à notre inconscient collectif parce qu’il a été inscrit au sein d’un scénario hétéronormatif et ancestral, intemporel, voire anhistorique. C’est justement parce que l’histoire du viol demeure reléguée à l’arrière-plan des grands récits de l’humanité, de l’histoire de la sexualité et de l’histoire de la virginité qu’il faut aujourd’hui, plus que jamais, les ramener au premier plan de notre conscience. Georges Vigarello, qui a écrit L’histoire du viol XVIe-XXe siècle, comble une lacune historiographique sur un crime qui implique l’histoire des femmes. Son ouvrage est une contribution importante à l’histoire du viol. La multiplication des approches microscopiques et macroscopiques permet de répondre aux multiples interrogations que ce premier livre pose, dont celle qui consiste à saisir le lien entre le contenu juridique et la sensibilité sociale à l’égard des victimes et des agresseurs. En montrant d’ailleurs que la femme au 18e siècle n’est pas considérée comme sujet à part entière, étant encore sous la protection du père ou du mari, il tisse un lien indéniable entre la langue de la loi et le pouvoir des femmes et rend à cette histoire «son historicité à un crime trop souvent considéré comme intemporel». Même au 19e siècle, écrit Vigarello, «le viol n’est toujours pas perçu […] comme une menace sociale», puisque la société se pense et agit selon le paradigme du progrès, une «assurance affirmée» par plusieurs penseurs de l’époque – fascinés par les nouvelles infrastructures urbaines, les avancements technologiques et médicaux – qui tiennent pour acquis que «la civilisation devrait effacer le viol». Il semblerait donc que la pensée du progrès, héritière des Lumières, prétend que la mise en place de techniques d’amélioration en matière de science éliminerait le sexisme. Nombreuses et nombreux sont les penseuses et les penseurs qui ont prouvé à quel point le paradigme du progrès ne bénéficie pas automatiquement aux femmes et à leur émancipation.
Dans son texte, Vigarello met en question l’historicité du viol qu’il situe à la frontière d’un passé, conçu comme un temps qui n’est pas si loin de nous, c’est-à-dire à la frontière d’un hier, un moment où le présent étend ses racines et le passé fait entendre à tout moment son écho dans le présent. À n’en point douter, c’est cette posture de l’historien qui lui fait voir dans l’histoire du viol non pas le simple enregistrement mécanique de l’évolution des codes, des sentences, des violences, des accusations comme s’il s’agissait de scènes extérieures à notre monde, à notre réalité. Lorsque l’histoire du viol est considérée comme «[n’étant] pas écrite» – et ne devant pas être écrite –, on risque en tant que société de dévaloriser et de banaliser les spécificités et les réalités du viol en tant qu’appareil de répression et d’exclusion.
C’est...