PARTIE 1
Les années de formation
(1877-1886)
La naissance du sociologue et plus largement des intellectuels canadiens-français au XIXe siècle s’inscrit dans la constitution progressive d’espaces sociaux différenciés, comme il est possible de le constater par l’analyse de la correspondance personnelle de Léon Gérin, depuis ses années de formation au collège de Nicolet jusqu’à son séjour d’études scientifiques à Paris en 1885-1886, à l’âge de 23 ans, en passant par ses études de droit à l’Université Laval de Montréal.
Cette période expose au mieux les orientations professionnelles possibles pour l’élite canadienne-française par le discours même des principales personnes concernées, rendant compte du même souffle des difficultés d’intégration professionnelle des Canadiens français scolarisés, généralement membres des professions libérales. Cette orientation professionnelle passe d’abord par une formation sociale générale à l’intérieur de la famille, notamment, et par une formation scolaire typique dans les institutions d’enseignement. Déjà dans ces années de formation, il est possible d’observer chez Léon Gérin une distanciation de la religion, qui se fait non sans difficultés existentielles et que consolidera d’une certaine façon sa famille, et sa mère en particulier. Cette différenciation de la religion est en quelque sorte complétée par une séparation relative avec l’espace politique, créant d’un même coup un espace cognitif relativement nouveau dans ce dégagement des intérêts partisans, qu’ils soient religieux ou politiques. Ce nouvel espace favorable au développement de la connaissance sociologique ne serait pas non plus possible sans le «soutien» des relations familiales qui constituent en quelque sorte les liens articulateurs de l’ensemble des espaces sociaux différenciés.
Les principaux correspondants
Le corpus de correspondance étudié dans cette première partie compte 76 lettres échangées, principalement des lettres reçues de son père Antoine Gérin-Lajoie (1824-1882) et des lettres écrites à son oncle Denis (1846-1923), frère cadet de son père, curé de paroisse dans la région du séminaire de Nicolet. Nous retrouvons dans une moindre mesure quelques lettres écrites à son frère aîné Henri (1859-1936) et reçues de sa mère Joséphine (1837-1926), en particulier lors de son séjour d’études en France, ainsi que quelques lettres échangées avec son oncle Elzéar et une seule avec son petit frère Auguste.
Par l’analyse de la correspondance familiale, et secondairement d’entrevues publiées dans les journaux, nous tenterons de répondre à la question suivante: Comment concrètement Gérin va-t-il se distancier des voies professionnelles usuelles chez les Canadiens français et se créer un espace lui permettant de développer une pensée sociologique? Dans les mots mêmes de Gérin et de ses correspondants sur leur propre position sociale et sur celles des autres, il est possible de reconstruire «le dispositif social de connaissance», non réductible à une «communauté» scientifique, à plus forte raison lorsque cette dernière est encore très peu développée au Canada.
Chapitre 1
«Entrer dans le monde»:
distance de la religion par la religion
Suivant les traces de son père Antoine Gérin-Lajoie et de plusieurs autres membres de sa famille, Léon part seul d’Ottawa en septembre 1877 en direction de Nicolet pour y poursuivre ses études classiques débutées dans un collège anglophone. En même temps que la parution sous forme de feuilleton dans le journal français Le Monde du livre de son père, Jean Rivard, Léon annonce à son oncle le mois précédent que:
Papa s’est enfin décidé à m’envoyer à Nicolet pour finir mes études classiques. Après un court examen il m’a jugé capable d’entrer en Versification. Car sans le savoir, dans mes deux années que j’ai étudié les classiques au Collège d’Ottawa, j’avais appris la Méthode; partie dans mes Éléments et partie dans ma syntaxe. Je partirai d’Ottawa le 3 ou 4 septembre et je serai à Nicolet le 5 au soir. La seule chose qui me fait de la peine c’est de quitter papa, maman, mes frères, mes sœurs; mais je désire tant aller à Nicolet qu’il me semble que c’est la Providence qui le veut (Lettre à son oncle Denis Gérin, prêtre à Saint-Didace, Ottawa, 26 août 1877, 5358-6).
Au terme d’un trajet par train de plus de 330 kilomètres, Léon retourne dans la région paternelle où demeurent encore de nombreux membres de sa famille.
La vie dans un séminaire au milieu du XIXe siècle est très stricte, hiérarchisée et réglementée, laissant à première vue peu de place au développement d’une individualité singulière. Pensionnaire durant presque toute l’année, Léon ne sort que pour les vacances d’été et les retraites. En s’appuyant sur son expérience passée au séminaire, son père revient sur l’importance de l’obéissance aux prêtres tout en lui donnant des recommandations sur la conduite à tenir.
Je n’ai pas besoin de te recommander d’être toujours plein de respect pour eux: de leur demander conseil, chaque fois que tu seras embarrassé et de suivre invariablement leurs avis. Si tu éprouves cet ennui, cet[te] espèce de nostalgie que j’ai éprouvée moi-même pendant les premiers temps de mon séjour au collège (il y a de cela quarante ans) ne te décourage pas; joue, cause, vis, prie le bon Dieu, et par degré cet ennui se tassera. La grande affaire pour toi, c’est de faire ton devoir; travaille aux heures d’étude, joue et amuse-toi durant les heures de récréation, prie et médite bien durant les heures de dévotion, en un mot, fais ton devoir, et tu verras que tout ira bien; tu auras la conscience en paix; et c’est le grand secret du bonheur (Lettre de son père Antoine Gérin-Lajoie, qui souligne, Ottawa, 7 septembre 1877, 5358-7).
La supervision très stricte de l’horaire par les prêtres laisse peu de place aux temps libres. Dans sa correspondance, Gérin fait référence à cette cadence soutenue qui l’empêche de s’ennuyer et d’écrire plus souvent et plus longuement à sa famille. Près de deux semaines après son arrivée à Nicolet, Léon écrit à son oncle Denis: «Je profite du premier moment de loisir pour vous écrire quelques mots […] Je travaille sans cesse. Je ne m’ennuie plus du tout à Nicolet». L’été suivant, il lui écrit à nouveau «qu’après bien des semaines de rudes travaux, [il] trouve enfin un moment de loisir pour [lui] écrire».
La question des temps libres est par ailleurs longuement discutée entre Léon et son père Antoine qui se demande:
Vous laisse-t-on parfaitement libres à Nicolet, de vous occuper d’estampilles, comme vous faisiez ici? Ne craint-on pas que cela vous fasse perdre du temps? Ne craint-on pas que cette préoccupation ne vous empêche d’employer vos heures de récréation, comme elles doivent l’être, à jouer, prendre des exercices du corps? Tâche de connaître les vues de tes supérieurs sur ce sujet et de t’y conformer. Je suppose que tu as commencé à jouer à la pelote [jeu de balle]; c’est un excellent exercice, pour lequel j’étais passionné. En général, durant les récréations, amuse-toi à jouer, au lieu de causer; tu t’en trouveras mieux pour ta santé (Lettre de son père Antoine Gérin-Lajoie, qui souligne, Ottawa, 19 septembre 1877, 5358-10).
Son père conseille régulièrement à son fils de profiter de ses temps libres pour jouer et faire des exercices physiques au lieu d’échanger des timbres ou de fréquenter l’Académie du collège que son père avait fondée alors qu’il était étudiant:
Je te conseille bien de ne pas entrer à l’Académie à présent: ce sera encore assez vite l’année prochaine. Ce que je te demande pour cette année c’est d’employer tout le temps que te laisseront les devoirs de ta classe à te délasser par des exercices physiques. Cela te donnera la santé, et avec une forte santé tu pourras parvenir à tout (Lettre de son père Antoine Gérin-Lajoie, Ottawa, 1er décembre 1877, 5358-13).
Léon ne semble pas avoir suivi les conseils de son père puisqu’il écrit à son oncle Denis, le dernier jour de l’année 1877, qu’il vient d’être reçu exceptionnellement à l’Académie. Selon les règles, il aurait dû être admis seulement au mois de mai suivant, mais elles ont été contournées au bénéfice du fils du fondateur.
L’importance de marier le travail intellectuel et le travail physique revient régulièrement tout au long de la correspondance, d’abord chez son père:
J’espère que tu ne manqueras aucune occasion de prendre de l’exercice, et que tu profites de la belle saison pour jouer. Les exercices physiques contribuent non seulement à développer tes muscles et tes membres, ils développent aussi la force de ton esprit. Ils produiront, comme on dit en latin, «mens sana in corpore sano» (Lettre de son père Antoine Gérin-Lajoie, qui souligne, Ottawa, 14 octobre 1878, 5358-28).
Ensuite chez sa mère, qui lui écrit à son tour: «Tout en travaillant généreusement, entretiens ta bonne santé en jouant aussi consciencieusement; c’est le seul moyen d’arriver à un résultat satisfaisant». Joséphine reviendra régulièrement sur la nécessité de l’activité physique, notamment lors du séjour d’études de son fils Léon à Paris et même lorsqu’il part à la conquête des Cantons-de-l’Est en 1887.
Léon deviendra à son tour dans les années 1890 un chantre de l’activité physique, notamment auprès de son ami Hormisdas Magnan à qui il écrit pour l’aider à sortir de sa dépression:
Prends bien garde de ne pas te laisser aller à l’ennui, aux bleus. Je suis sûr que tu réussiras parfaitement à t’en sauver; en suivant un bon régime au physique et au moral. Prends-tu de l’exercice régulièrement? Marches-tu, fais-tu des promenades forcées, tous les jours, ou t’imposes-tu à période fixe quelque exercice assez violent qui tonifie tout le système? Pour ma part, je ne puis me passer bien longtemps de la promenade au grand air, sans m’apercevoir d’une diminution de forces et de santé. Puis, as-tu divisé ta journée, de manière à avoir quelque chose pour t’occuper du matin au soir? C’est très important, si tu veux jamais t’ennuyer, et de plus de mettre à profit tous les petits moments. Ainsi, moi, avant le déjeuner, je travaille à la rédaction d’articles sur les questions sociales; après déjeuner, bureau jusqu’à 1 heure; lunch, puis bureau jusqu’à 4 ou 5 hrs; avant dîner, correspondance, affaires concernant ma terre, études d’agriculture; 6 hrs, dîner, lecture des journaux, promenade, puis lecture et annotations d’ouvrages en rapport avec mes études sociales. Le dimanche, le programme est différent, mais toujours combiné de manière à ce que, à heure fixe, si rien n’intervient, je sache exactement ce que j’ai à faire. De cette manière, je n’ai jamais un instant pour m’ennuyer; je trouve la vie trop courte, et j’arrive à faire dans mon année une certaine somme d’ouvrage. Sans cette division méthodique du temps, on n’arrive à rien, et les années vous passent entre les doigts sans laisser de trace utile de leur passage (Lettre à Hormisdas Magnan, Ottawa, 3 janvier 1897, Thérèse Gérin, collection privée).
Un an plus tard, toujours à son ami Magnan:
C’est ça, espèce de corps, secoue-toi, et l’ennui se tiendra au large. Tu as une bonne santé, pas de vice, pas de charges, assez de talents, je ne vois pas pourquoi tu n’arriverais pas à te faire une place au soleil, tout comme un autre. Prends-tu des douches, le matin, en te levant? C’est excellent! Si tu n’as pas de bain à ta disposition achète-toi une grosse serviette de bain et une bonne grosse éponge. Tu te tiens debout sur ta serviette, tu te passes l’éponge pleine d’eau de la tête aux orteils, vivement, et tu t’essuies; en deux minutes c’est fait, et cela chasse la fièvre de lit, et te donne un coup de fouet pour te tenir alert...