Acte I: le contexte
Ce premier acte est celui que l’on connaît généralement le mieux. C’est le mois d’août 1971 et Derrida est à Montréal, à l’Université de Montréal, pour être précis, afin de faire une conférence ou, mieux encore, afin de donner une «communication» au XVe Congrès de l’Association des Sociétés de philosophie de langue française, qui s’est fixé pour cette année le thème, justement, de «La communication». C’est là que Derrida présentera «Signature événement contexte», son essai le plus significatif, à vrai dire son œuvre-signature, sur le speech act et la speech act theory, et surtout sur le livre de John Austin, Quand dire, c’est faire, autrement dit, How to Do Things with Words. C’est une conférence qui suscitera lors du colloque une vive discussion entre Jacques Derrida et Paul Ricoeur, qui avait ouvert le congrès la veille, et, quelques années plus tard, une discussion encore plus vive, voire plus polémique et acrimonieuse, entre Derrida et le philosophe américain John Searle autour de la lecture et de l’héritage de la théorie des speech acts d’Austin. On va goûter un peu à cet échange lors de notre premier entracte.
Derrida commence «Signature événement contexte» en rappelant le contexte, précisément, de sa propre conférence, sa propre «communication» sur ce thème de la communication, le thème du congrès pour cette année. Il ouvre sa conférence par cette question: «Est-il assuré qu’au mot de communication corresponde un concept unique, univoque, rigoureusement maîtrisable et transmissible: communicable?» Autrement dit, ce mot «communication» correspond-il à un concept unique et univoque qui pourrait ensuite être transmis et communiqué sans perte ou sans reste? S’il y a un tel concept, comment le communiquer? Avec quelle langue? Dans quel contexte? Et comment s’assurer que ce contexte est lui-même assuré? Car il se peut, Derrida est en train de le suggérer, que dans le contexte qui est le leur, à savoir un colloque où on donne et écoute des conférences qui cherchent à communiquer un certain sens à propos de la communication, d’autres significations du mot «communication» dans le langage ordinaire (un premier clin d’œil à Austin) auront déjà été mises de côté ou exclues, la communication d’un mouvement, par exemple, ou d’un choc, d’une maladie ou bien d’une force – ce mot «force», tout comme «contexte», étant l’un des mots clés de John Austin, dont le nom n’a pas encore été évoqué en dehors de l’exergue auquel nous arriverons dans un instant. Derrida se demande donc si ces notions non sémantiques du mot «communication» peuvent être si facilement exclues d’un colloque qui cherche à définir ou à comprendre le sens de ce mot ou de ce concept de «communication» – ce mot français «communication» et le concept (univoque) qui y correspondrait.
C’est à ce moment précis – on est dans le préambule de l’essai – que Derrida convoque pour la première fois sur scène cette langue française dont j’ai parlé tout à l’heure. Voici Derrida en train de mettre la question de la langue dans le contexte de ses questions sur la communication et le contexte:
Il semble aller de soi que le champ d’équivocité du mot «communication» se laisse massivement réduire par les limites de ce qu’on appelle un contexte (et j’annonce encore entre parenthèses qu’il s’agira, dans cette communication-ci, du problème du contexte et de la question de savoir ce qu’il en est de l’écriture quant au contexte en général). Par exemple, dans un colloque de philosophie de langue française, un contexte conventionnel, produit par une sorte de consensus implicite mais structurellement vague, semble prescrire qu’on propose des «communications» sur la communication, des communications de forme discursive, communications colloquiales, orales, destinées à être entendues et à engager ou à poursuivre des dialogues dans l’horizon d’une intelligibilité et d’une vérité du sens, de telle sorte qu’un accord général puisse finalement, en droit, s’établir.
Derrida attire l’attention encore une fois sur le contexte de sa communication à Montréal, un Congrès des Sociétés de philosophie de «langue française», en même temps qu’il annonce que son sujet sera le contexte. Il rappelle donc que le mot «communication» est, bien sûr, un mot français, un mot de la langue française, un mot dont le sens ne peut pas être si facilement communiqué – ou traduit – dans d’autres langues sans perte ou sans équivoque. Et cela vaut même pour des langues comme l’anglais où il existe un mot tout à fait semblable, «communication». Car s’il est commun, ordinaire, en français de parler d’une conférence ou d’une présentation en tant que «communication» orale, il est peu ordinaire en anglais d’utiliser le mot «communication» pour parler d’une telle conférence. Il est certes possible de parler, par exemple, d’une «communication» ou, mieux, d’un «communiqué» émis par la Maison-Blanche (le tweet personnel n’ayant pas encore remplacé le «communiqué» officiel), mais il n’est pas du tout ordinaire d’utiliser ce mot pour une conférence académique. En même temps, donc, qu’il pose des questions de sens et de contexte, Derrida soulève la question fondamentale de la traduction.
Ayant évoqué à sa façon, à sa façon singulière, ayant à la fois utilisé et mentionné les notions de langue et de communication, Derrida annonce que sa conférence, sa communication, va examiner la question du contexte. En un mot, il va montrer qu’«un contexte n’est jamais absolument déterminable ou plutôt en quoi sa détermination n’est jamais assurée ou saturée». Et il veut montrer que ceci est le cas non pas simplement de facto mais de jure, que cette «non-saturation structurelle» appartient à la nature même d’un contexte. Tandis que les organisateurs du colloque auraient pu penser que le sujet explicite du colloque, «la communication», avait été suffisamment délimité ou circonscrit par le contexte, à savoir par le «consensus implicite» que l’on donnera des communications sur la communication en tant que discours «dans l’horizon d’une intelligibilité et d’une vérité du sens», Derrida est déjà en train de suggérer que parmi les travaux les plus importants sur la théorie de la communication il y a ceux d’Austin, travaux qui auront questionné cet horizon et posé des questions au sujet de la communication en termes non pas de vérité ou de sens mais de force. Autrement dit, il est en train de suggérer qu’il y a peut-être d’autres concepts de communication et de contexte qui n’empêcheraient pas un mot comme «communication» de communiquer, précisément, avec d’autres sens ou valeurs non sémantiques du terme.
Il va falloir, dit Derrida, montrer «l’insuffisance théorique du concept courant de contexte» puis, conformément à ce qu’il a fait dans De la grammatologie et ailleurs, effectuer «une certaine généralisation et un certain déplacement du concept d’écriture». Ce déplacement, c’est-à-dire cette réinscription et ce redéploiement du concept, ou du quasi-concept, de l’écriture dans un nouveau contexte va, par la suite, exiger que l’on repense de fond en comble la catégorie de communication en tant que transmission d’un sens. Au lieu de considérer l’écriture comme une forme secondaire et limitée de la transmission du sens, Derrida veut montrer que c’est en fait «dans le champ général de l’écriture ainsi définie que les effets de communication sémantique pourront être déterminés comme effets particuliers, secondaires, inscrits, supplémentaires». Derrida va donc à la fois décrire ou expliquer la nécessité de critiquer la notion du contexte et, par le biais d’un performatif bien à lui, la déplacer et la réinscrire à l’intérieur de la problématique de l’écriture, de l’écriture en général et de la signature en particulier. Et il suggère tout cela, il faut le rappeler, sans aucune référence explicite à Austin en dehors de l’exergue, qui – on commence à voir la stratégie de Derrida – fait référence à l’écriture, c’est-à-dire à l’exclusion de l’écriture chez Austin. Voici cet exergue, qui non seulement concerne le speech act écrit plutôt que l’énoncé oral mais provient non pas du texte lui-même de How to Do Things with Words mais d’une note en bas de page: «Pour nous en tenir toujours, par souci ...