Chapitre 1
Les repères sociaux et épistémologiques
Marta Anadón
La recherche en éducation au Québec a parcouru un long chemin depuis son institutionnalisation avec la création des départements des sciences de l’éducation dans les universités québécoises. Ce premier chapitre reconstruit cette évolution en cinq périodes historico-épistémologiques qui s’organisent à partir des demandes sociales et des modèles de recherche qui se configurent dans chaque contexte historique et politique. Il y a plusieurs années, la recherche en éducation a amorcé un tournant majeur. Interpellée de toutes parts par les décideurs et les milieux de la pratique professionnelle, elle doit répondre à de nouvelles exigences qui placent l’efficacité des systèmes éducatifs au centre des préoccupations du monde de l’éducation. Afin de saisir l’importance et la raison d’être de ces nouvelles préoccupations et des façons de faire de la recherche en éducation, la lecture historique propose un regard rétrospectif avec l’objectif de reconstituer la genèse des problèmes auxquels fait face actuellement la recherche en éducation, et de fournir des éléments pour effectuer une analyse critique de ses enjeux.
Depuis plus de quarante ans, la recherche en éducation est au cœur de débats et de remises en question. Sa scientificité, sa légitimité et l’impact sociopolitique de ses résultats demeurent au centre des polémiques et des controverses plus générales sur les clivages épistémologiques et méthodologiques, qui perdurent encore, entre sciences de la nature et sciences humaines et sociales. Au Québec, elle a connu, pendant les trois dernières décennies, un essor plus que remarquable et on peut affirmer qu’aujourd’hui elle occupe toujours une place très importante dans la liste de priorités des universités et des organismes subventionnaires. La mise sur pied des chaires de recherche en éducation, le développement du Centre de recherches interuniversitaire sur la formation et la profession enseignante (CRIFPE) et la récente préoccupation pour la création d’un Institut national d’excellence en éducation témoignent de cette évolution.
Toutefois, actuellement, elle doit répondre à de nouvelles exigences que la société néolibérale impose aux systèmes éducatifs et, à cette fin, elle doit se doter d’approches rigoureuses capables de prendre en compte la complexité de l’objet de recherche que constitue l’éducation, tout en encourageant les praticiens à tirer parti des résultats de recherche.
Plusieurs auteurs affirment que la recherche en éducation aurait été, jusqu’aux années 1990, une recherche sur l’éducation, éloignée des intérêts des milieux de pratique, incapable de développer son propre champ disciplinaire et d’élaborer un savoir au bénéfice des acteurs de l’éducation (Carr et Kemmis, 1986; Bisaillon, 1992; Goodson, 1993; Van der Maren, 1995; Kennedy, 1997, 1999; Avanzini, 2008). Déjà en 2000, le rapport de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) soutenait que l’orientation, la qualité et la valeur de la recherche et du développement dans le secteur de l’éducation étaient de plus en plus mises en question. Il dénonçait l’existence de deux cultures dans le champ des sciences de l’éducation. D’une part, ceux qui mettent l’accent sur la formation initiale des enseignants et qui justifient leur existence professionnelle par leur contribution à l’amélioration de la qualité pédagogique des pratiques enseignantes et des établissements scolaires et, d’autre part, les chercheurs universitaires qui, en général, n’ont pas d’expérience dans les milieux scolaires et qui justifient leur existence professionnelle par une logique orientée vers la mise à jour des connaissances qui devraient être appliquées, selon eux, dans les salles de classe. Cette division du travail entre praticiens et théoriciens ainsi que la distance qui s’ensuit entre les deux camps ont posé, et posent encore aujourd’hui, problème dans le monde de la recherche. De plus, cet état de fait explique pourquoi la recherche en éducation est depuis quelques années l’objet de multiples questionnements quant à ses finalités, à sa pertinence sociale et économique et à sa capacité de répondre aux nombreux défis et problèmes auxquels doivent faire face les systèmes éducatifs.
Afin de donner réponse à ces défis, des approches de recherche ont fait le pont entre la théorie et la pratique; elles se sont donné comme objectif d’établir avec les praticiens des modes de collaboration féconds dans le but d’améliorer la pratique éducative et ont préconisé un processus de recherche mené de concert avec les acteurs concernés. Ces «principes» sont à la base des dynamiques participatives susceptibles de contribuer au changement, à la solution des problèmes éducatifs et au développement professionnel des acteurs de l’éducation.
En conséquence, des manières novatrices de faire la recherche et de produire un discours scientifique en éducation se sont élaborées, donnant une place prépondérante aux actions et aux rôles des différents acteurs du monde de l’éducation: élèves, enseignants, administrateurs, décideurs, etc. Dès lors, il semblait possible pour les chercheurs de produire un savoir qui serait vraisemblablement de nature à «toucher» les divers aspects de la pratique éducative.
Actuellement, dans un contexte social caractérisé par une logique gestionnaire centrée sur la recherche de l’efficacité, ces approches compréhensives et intersubjectives sont critiquées, cela ouvrant la porte à une posture épistémologique basée sur l’évidence et exigeant une méthodologie expérimentale et objective afin de fonder l’identification des pratiques exemplaires sur les résultats de recherches probantes (Saussez et Lessard, 2009; Snyder, Thompson, McLean et Smith, 2002).
Pour bien situer dans le temps cette transformation, tant sur le plan des finalités que sur celui des manières d’aborder le phénomène éducatif, nous traçons un bref historique de la recherche en éducation au Québec; ce rappel remonte à la création des départements et des facultés d’éducation. Deux points d’ancrage guident cette évolution de la recherche en éducation. Le premier, d’ordre social, fait référence aux demandes qui, au cours de chaque période, ont contribué à orienter et à réorienter la recherche, et qui ont provoqué les changements observés actuellement dans ce champ d’investigation. Le second, d’ordre épistémologique, concerne les modèles, les conceptions, les paradigmes et les approches de recherche qui traversent les sciences sociales et humaines, plus particulièrement les sciences de l’éducation. Ces paradigmes s’articulent au contexte social et historique duquel ils émergent et dans lequel ils opèrent.
Cinq étapes historiques au Québec
La lecture historique, dont les avantages ne sont pas négligeables, permet de reconstituer la genèse des problèmes qui se posent actuellement dans la recherche en éducation et elle fournit les matériaux nécessaires à une lecture critique des enjeux de la recherche. Plusieurs auteurs ont déjà tracé la ligne d’évolution de la recherche québécoise (Ayotte, 1984) et, dans le cas qui nous préoccupe, de l’évolution de la recherche en éducation (Conseil des universités, 1986; Fontaine, 1994). C’est à partir de ces bilans que nous établissons en les complétant cinq grandes périodes dans l’évolution de la recherche en éducation.
La première période, celle des années 1960, voit émerger la recherche sur l’éducation. Pendant cette décennie, le projet de démocratisation de l’enseignement prend toute son ampleur avec la mise sur pied de la Commission royale d’enquête sur l’enseignement (1961) et la création du ministère de l’Éducation (1964). Dans ce contexte, la réforme scolaire, qui est éminemment politique, doit s’appuyer sur un ensemble de justifications scientifiques.
Les années 1970 et les premières années de la décennie de 1980 constituent la deuxième période. Celle-ci se caractérise par l’émergence d’une critique de la société et de l’école. Plusieurs recherches visent alors à montrer que les inégalités sociales et scolaires persistent malgré la démocratisation de l’enseignement. Dans ce contexte, les universités, les milieux syndicaux, le Conseil supérieur de l’éducation, le Conseil des universités et le Conseil des collèges mènent des activités de recherche en éducation. Or, au début des années 1980, la crise économique entraîne des compressions budgétaires dans les domaines de la santé, des services sociaux et de l’éducation; cet état de fait remet profondément en question le système scolaire et la formation qu’il procure. Dans ce contexte, l’État-providence est durement attaqué et les idéologies contestataires qui ont caractérisé les décennies précédentes laissent la place à de nouvelles valeurs centrées sur l’individu. Le conservatisme et le néolibéralisme émergents donnent réponse aux nouvelles demandes sociales axées sur la recherche de la qualité, de la performance et de l’excellence en éducation. Ces valeurs transforment le visage de l’école québécoise, de plus en plus préoccupée de répondre aux nouvelles exigences de la société. Sur le plan de la recherche, les modèles expérimentaux sont en crise, parce qu’ils se révèlent incapables de résoudre les problèmes éducatifs. La nécessité de renouer avec les pratiques concrètes des acteurs se fait sentir. Prennent place de nouvelles analyses fondées sur l’observation des pratiques pédagogiques et la prise en compte des points de vue des acteurs. Leur vécu des situations, leurs rapports aux pratiques scolaires et les sens qu’ils attribuent à leur action occupent une place importante dans la recherche en éducation.
La troisième période, que nous appelons «émergence et stabilisation du paradigme interprétatif», se déroule de 1984 au début des années 1990. C’est au cours de cette période que le modèle de recherche scientifique jusque-là dominant est remis en cause. Un fort questionnement épistémologique anime les milieux de recherche en sciences humaines et sociales. La réflexion sur la production du savoir dit «scientifique» et sur les problèmes théoriques et méthodologiques qui en découlent préoccupe les milieux de la recherche en éducation. De cette réflexion ressort une nouvelle intelligibilité de la production du savoir scientifique, une compréhension renouvelée de l’objet de la recherche en sciences de l’éducation.
La décennie de 1990 devient la scène d’un nouvel axe de recherche en éducation: la formation et la profession enseignante, ce qui caractérise la quatrième période. Ces problématiques, qui sont abordées en termes d’action/signification, mettent l’accent sur une démarche globale, contextualisée en fonction du sens que les acteurs attribuent à la situation éducative et à leur action. Les chercheurs s’engagent dans une réflexion beaucoup plus poussée, tant sur le plan épistémologique (raffinement des postulats et des langages, élaboration des critères de scientificité, etc.) que sur le plan méthodologique (échantillonnage, généralisation, élaboration des techniques de collecte et d’analyse des données qualitatives, etc.). Ces développements nous permettent d’affirmer qu’à partir de 1990, le paradigme interprétatif atteint sa maturité et que la recherche en éducation est indéniablement marquée par cette manière de concevoir la production des connaissances scientifiques en sciences humaines et sociales. Cette période se prolonge pendant les premières années du xxie siècle, caractérisées par la préoccupation croissante d’ancrer la recherche dans la pratique, d’aborder les problématiques de terrain avec une participation appréciable des acteurs concernés et de travailler en établissant un dialogue chercheur-praticien visant à rapprocher la théorie et la pratique et à donner la voix aux praticiens dans la production d’un savoir lié à leur pratique.
Ces années ont été très fécondes dans la production des connaissances autour de la formation initiale et continue des enseignants. La recherche en éducation se donne pour rôle de proposer des réponses aux multiples défis que l’évolution et les transformations sociales exigent. Par ailleurs, la réforme scolaire instaurée au début des années 2000 et sa mise en œuvre dans les écoles québécoises interpellent les enseignants et les formateurs et elles préoccupent les chercheurs en éducation.
D’autres approches sont auss...