Urbanismes, libertés et capabilités
Michel Max Raynaud
Le désordre est simplement l’ordre que nous ne cherchons pas.
Henri Bergson
Le bouleversement majeur de l’urbanisme de demain ne réside pas uniquement dans la perspective d’une urbanisation de la planète qui concernera 75% de la population mondiale. Il se situe bien plus dans le fait que cette population urbaine vit aujourd’hui à 70% dans les pays émergents (UNESCO 2004). Tout indique que les villes de ces pays émergents ne pourront compter sur leur seule croissance économique pour se développer, comme cela s’est produit dans les pays occidentaux après la révolution industrielle. Quel que soit le nom que nous leur donnons – métapoles, mégalopoles, hypervilles, urbanisme « informel » ou autres –, nous devons renoncer à les traiter selon les modèles hérités du XIXe siècle.
C’est le pari ambitieux d’un urbanisme ouvert sur les villes « autres » : former des urbanistes capables de répondre demain à des urbanismes « autres ».
Naissance de l’urbanisme : le modèle européen – L’urbanisme moderne est né dans l’Europe du positivisme et des statistiques. Depuis le XIXe siècle, son obsession a été de se définir d’abord comme une science. Partant des données mathématiques d’arpentage mises au point par Edme Verniquet 1 et des principes rationalistes et scientifiques d’aménagement esquissés par la Commission des Artistes, le baron Haussmann inaugure à Paris dès 1853 la gestion urbaine moderne, en s’appuyant sur des stratégies à la fois spéculatives, esthétiques et hygiénistes 2. Statisticien et ingénieur de formation, Ildefonso Cerdá pose pour Barcelone en 1867 les fondements théoriques de ce qu’il a appelé la « fonctionnomie urbaine 3», ancêtre de notre fonctionnalisme. Comme l’ont montré Michel Serres 4 et Michel Foucault 5 , les doctrines de la dynamique sociale et économique, du progrès scientifique et de la circulation des êtres et des choses remplacent la doctrine formaliste qui, jusque-là, avait façonné la ville classique. La ville européenne, devenue modèle scientifique, impose alors son image du progrès comme dogme absolu. La formule «ordre et progrès» d’Auguste Comte dans son Discours sur l’esprit positif 6 fixe durablement l’urbanisme européen du XIXe siècle dans un rôle de référent pour tout développement urbain existant et à venir. Depuis, on continue de regarder l’ensemble des établissements humains à travers ce paradigme unique de la ville européenne ; à la fois modèle de forme organisationnelle évolutive et réponse rationnelle aux problèmes de gestion et de gouvernance des biens et des êtres.
Les Empires et la colonisation ont largement contribué à imposer en Amérique, en Afrique ou en Asie ce modèle européen fort de ses méthodes de planification et de programmation. Ces méthodes se pratiquaient – et se pratiquent encore – sans égard à la culture dans laquelle on fonde les villes, en ignorant apparemment les autres formes culturelles et urbaines préexistantes.
Un urbanisme «autre» – Parmi toutes les colonies, ce sont les États-Unis qui rompent les premiers avec le modèle européen. Si les premières urbanisations anglaises, hollandaises, espagnoles et même françaises sur le sol américain ressemblent encore aux formes habituelles des colonisations ou des créations de comptoir, les « pères fondateurs » de la nation américaine créent une tout autre forme d’urbanisme plus en rapport avec leur projet démocratique. William Penn et surtout Thomas Jefferson sont de ceux qui en définissent les règles de manière durable. Cet urbanisme se développe hors des modèles traditionnels, au point d’en paraître étrange aux yeux de ceux qui, quelle que soit l’époque, découvrent les villes étasuniennes: Alexis de Tocqueville vers 1831, Paul Morand en 1929, Le Corbusier en 1935 ou Jean-Paul Sartre en 1946. Un urbanisme «autre» qui choque, impressionne, mais ne laisse jamais indifférent.
Pourtant, les spécialistes de la ville et les historiens de l’urbanisme vont s’efforcer d’en gommer l’originalité, d’en faire une sorte d’avatar de la forme européenne ; une sorte de « sauvageon » qui aurait mal poussé. C’est également cette remise dans le droit chemin de la ville européenne que cherchent à réaliser les fondateurs de l’urban design aux États-Unis qui, rappelons-le, proviennent pour la plupart de l’immigration européenne 7. Or, la différence morphologique entre la ville américaine et la ville européenne n’est pas de degré mais de nature. Il ne s’agit pas de règles issues d’une histoire commune auxquelles on aurait dérogé, mais le résultat de valeurs culturelles radicalement différentes.
La ville étasunienne échappe à toute normativité, telle que la souhaiterait la pensée «scientifique» héritée du XIXe siècle européen. Rares sont les théoriciens comme Reyner Banham 8, André Corboz 9, Robert Venturi, Denise Scott Brown et Steven Izenour 10 qui ont su proposer des modes d’analyse adaptés à ces « autres » formes urbaines du Nouveau Monde. Ils ont montré que toute ville est avant tout l’expression concrète des valeurs collectives – sociales, économiques, culturelles – d’une société (ou d’un groupe social) dans son rapport avec un pouvoir.
Urbanismes – L’urbanisme n’est pas simple, il est multiple. Il faut envisager qu’il existe des urbanismes , comme il existe des langues, des cultures et des traditions. Comme urbanistes, nous devons apprendre ces urbanismes avant d’y intervenir. Les formes urbaines comme la casbah ou la médina, la ville traditionnelle chinoise comme la suburb étasunienne doivent être traitées comme des formes originales.
La pauvreté de nos concepts pour décrire ce que nous qualifions aujourd’hui «d’informel» montre bien que notre perception ne fait qu’effleurer la surface des choses. L’informel, à y regarder de plus près, est loin d’être sans forme. L’informel n’est pas nécessairement un bidonville. Quant au bidonville, il ne ressemble jamais à un autre bidonville selon qu’il se situe dans une ville européenne, américaine, africaine ou indienne. Même si elles peuvent être toutes qualifiées de villa miseria (Venezuela), il existe entre une favela (Brésil) et une barriada (Pérou) autant de différences et de ressemblances qu’entre Londres et Venise.
Libertés – Tout développement urbain, comme environnement ou comme milieu de vie, confronte le citoyen aux principes de deux libertés: une liberté positive et une liberté négative. Les définitions qu’en donnent Isaiah Berlin 11 ou, plus tard, Amartya Sen 12 divergent sur quelques aspects. Mais nous pouvons résumer la liberté positive comme la liberté de choix – ce que nous voulons faire – et la liberté négative comme les limites que ce choix peut rencontrer en face de contraintes extérieures – ce que nous pouvons faire ou ce qui nous est permis de faire. Si une liberté peut exister pour un individu dans la ville, il faut aussi tenir compte dans notre raisonnement des libertés qu’offre ou non le milieu dans lequel ce dernier vit. De la même manière, dans l’évaluation du degré de liberté d’un individu, on ne doit pas négliger ses propres ressources économiques, intellectuelles ou physiques, par exemple. Comme urbanistes, nous devons comprendre que le milieu, l’espace et l’aménagement peuvent étendre ou limiter des possibilités de liberté d’action ; autrement dit, ils conditionnent la liberté de choisir .
En urbanisme, ces libertés affectent l’être humain autant dans ses choix d’installation que dans ses décisions d’investissement ou sa qualité de vie quotidienne. Même si nous nous considérons comme libres de nos choix, ils peuvent ne pas être ceux d’un citoyen à part entière. Ce que nous souhaitons accomplir ou posséder se confronte toujours à ce que nous pouvons réellement accomplir ou posséder. De quelles libertés jouissaient les Juifs au XVIe siècle quand les Vénitiens les cloîtraient le soir dans le ghetto? La ville, dans le cas d’une grande pauvreté, est comparable à une prison à ciel ouvert. La mobilité n’est pas également partagée selon que l’on a ou non un handicap, ou selon que nos moyens nous permettent ou non d’acheter un titre de transport. Nous considérons que l’espace public est ouvert à tous. Mais pouvons-nous en profiter égalitairement si notre degré d’alphabétisation nous rend incapable de déchiffrer ce que la ville affiche comme informations de tout ordre ?
Il faut donc repenser la ville non plus en fonction de données arbitraires et uniformes du fonctionnalisme, mais en ayant à l’esprit ce problème que pose le projet d’une ville juste pour tous. Nous ne pouvons plus considérer des groupes plus ou moins bien identifiés dans leurs comportements ou, pire encore, aux comportements idéologiquement définis. Nous devons considérer les citoyens comme autant d’êtres autonomes dans leurs aspirations, leurs valeurs et leurs choix possibles. Peut-être y repèrerons-nous des groupes, mais ceux-ci seront toujours mobiles, variables, se faisant ou se défaisant au gré des négociations et des projets.
Capabilités – «Si vous avez à décider ce qu’il y a à faire dans un bidonville, la question n’est pas de se demander ce dont les habitants auraient besoin, mais ce qu’ils pourraient faire s’ils avaient la liberté de le faire 13.» Ce renversement de perception que propose Amartya Sen est la meilleure illustration possible d’un urbanisme durable. Pour être capables de répondre aux questions que posent les formes urbaines les plus diversifiées, les plus complexes et surtout celles qu’il faudra un jour renoncer à voir comme «informelles», nous devrons nous intéresser aux valeurs autant qu’aux besoins des populations urbaines.
L’urbanisme de demain ne devra plus être pensé pour les citoyens, mais avec les citoyens. Si nous voulons que l’urbanisme réponde aux problèmes de santé, de pauvreté, de démocratie participative, de qualité de vie, de développement durable, il faudra changer de point de vue. Il faudra par exemple renoncer à ne considérer que la résilience, là où il y a en fait de la créativité et de l’innovation chez ceux qui organisent leurs propres modes de vie en fonction de leurs moyens, de leurs paradigmes culturels et de leurs libertés. Il faudra renoncer à ne voir que de l’informel, là où il existe des sociétés qui vivent, s’organisent en construisant des modèles sociaux et économiques que nous devrons comprendre au lieu de les juger. Toutes ces nouvelles approches peuvent se définir, pour reprendre la formule d’Amartya Sen, comme des approches par capabilités 14. Elles diffèrent radicalement des codes et des référents auxquels nos pratiques urbaines nous ont habitués jusqu’ici.
Les réflexions sur les libertés et les approches par capabilités font partie de ces «nouveaux référents» qui sont pour la théoricienne Catherine Maumi 15 ...