Quelques éléments de théorie
L’éthique est la discipline qui tente de repérer les principes régissant le vivre-ensemble. Pour reprendre le titre que le philosophe américain T.M. Scanlon a donné à un récent ouvrage, l’un des plus importants de la philosophie morale contemporaine, l’éthique a trait à ce que nous nous devons les uns les autres (What We Owe Each Other). Cette manière de concevoir le champ de l’éthique représente un rétrécissement par rapport au domaine traditionnel de l’éthique. Elle exclut en particulier deux catégories de questionnement.
Premièrement, certains philosophes estiment que la réflexion éthique devrait également s’étendre aux finalités de l’existence humaine. Elle devrait tenter de répondre à la question de ce qui donne son sens à la vie, des buts qui devraient être poursuivis dans toute vie humaine digne d’être vécue et des comportements et activités qui, même s’ils n’enfreignent pas les droits de quiconque, devraient être condamnés moralement comme vils et indignes. Par exemple, on a longtemps pensé que les rapports sexuels entre adultes consentants pouvaient faire l’objet d’une évaluation morale. L’homosexualité et d’autres pratiques sexuelles dites « déviantes » se trouvaient placées au ban de la moralité, même lorsque les personnes qui s’y livraient étaient des adultes qui le faisaient de manière pleinement volontaire.
À l’évidence, cette manière de concevoir le domaine de l’éthique ne résiste pas à l’examen dans le contexte d’une société pluraliste tolérante. Il y a toutes sortes de manières de concevoir les valeurs et les pratiques qui constituent la vie bonne. Une éthique qui chercherait à les hiérarchiser risquerait de devenir très rapidement une justification à peine voilée de l’intolérance. Elle doit dans un contexte pluraliste céder le pas devant une éthique plus minimale qui accepte que les gens se livrent à ce que John Stuart Mill appela des « expériences de vie » plurielles, en insistant sur le fait que ce faisant ils ne commettent aucun tort envers autrui.
Le deuxième champ traditionnel de l’éthique qui se trouve exclu de ma définition est celui des obligations envers soi-même. Certains philosophes de notre tradition ont pensé qu’en plus d’avoir des obligations envers autrui nous avions également des obligations envers nous-mêmes, par exemple en vertu de notre statut d’êtres rationnels. Emmanuel Kant, sans doute le plus grand éthicien de notre tradition, tenta ainsi de démontrer que la masturbation et le suicide, entre autres choses, enfreignaient de telles obligations.
La priorité qui est accordée dans les sociétés modernes à l’autonomie de la personne, à l’idée que les êtres humains devraient être les auteurs de leurs propres vies, nous force à remettre en question l’idée d’obligation envers soi-même. L’exemple de la masturbation fait aujourd’hui sourire. Celui du suicide est plus sérieux. L’exemple du suicide assisté de personnes atteintes de graves maladies sans possibilité de guérison nous révèle que dans certaines conditions le suicide peut être un geste par lequel un être humain affirme sa dignité plutôt que de la renier. La plupart des gens qui s’y opposent le font non pas parce qu’ils estiment qu’il est dans tous les cas moralement condamnable, mais parce qu’ils doutent de la possibilité de l’institutionnaliser de manière à éviter les abus.
L’éthique contemporaine a donc un champ circonscrit, celui des principes qui devraient régir nos interactions avec autrui. Le champ de l’éthique philosophique universitaire a été dominé par deux familles de théories cherchant à répondre de manière systématique à la question de savoir quelle devrait être la nature de ces principes.
L’une d’entre elles, le conséquentialisme, est construite autour de l’idée que notre seule obligation morale est de maximiser les bienfaits causés par nos actions, ou à tout le moins d’en minimiser les conséquences néfastes. La variante la plus célèbre de cette famille de théories est l’utilitarisme, qui estime que ce sont en particulier les conséquences que nos actions ont sur le bien-être des personnes affectées qui devraient nous préoccuper. Jeremy Bentham et John Stuart Mill furent historiquement les principaux défenseurs de cette théorie.
L’autre grande famille de théories au sein des débats philosophiques contemporains est communément désignée par l’appellation déontologisme. Le tenant de ce type de théories estime que certaines règles ont une autorité morale catégorique, c’est-à-dire que les agents humains devraient s’y conformer, quelles que soient les conséquences des actions que ces règles dictent. Le décalogue de la tradition judéo-chrétienne est sans doute la théorie déontologique la mieux connue de l’Occident (ce qui ne veut pas dire qu’elle soit la plus philosophiquement solide !). En cette matière, Kant formula l’une des théories les plus influentes : il estima que certaines actions sont catégoriquement interdites, et d’autres requises, par notre statut d’être rationnel. Aujourd’hui, la théorie de type déontologique la plus répandue est la théorie des droits individuels. Elle nous dit que nous ne devrions jamais poser d’acte qui viole les droits d’autrui, quelles que soient les conséquences positives par ailleurs qu’une telle action pourrait provoquer. (Encore faut-il définir le contenu de ces droits, ce qui n’est pas une mince affaire !)
Les conséquentialistes et les déontologues ont tous les deux leurs points de vulnérabilité. À première vue, le conséquentialiste semble penser que la fin justifie toujours les moyens. On peut facilement imaginer des situations dans lesquelles ce genre de raisonnement mènerait à des aberrations morales. Tueriez-vous un innocent pour en sauver dix ? Le déontologue est pris avec le problème inverse. Il semble penser que la fin ne justifie jamais les moyens. Les conséquentialistes se plaisent à rappeler que Kant refusa de reconnaître l’acceptabilité morale du mensonge, même lorsque le mensonge est nécessaire pour sauver un innocent et qu’il est dirigé contre celui qui menace la vie de ce même innocent !
À l’évidence, la vérité morale se situe quelque part entre le conséquentialisme et le déontologisme « orthodoxes ». Un individu qui refuserait de violer toute règle même la plus banale afin d’obtenir un bien important serait de par son fétichisme des règles une sorte de monstre moral, comme le serait celui qui ne reconnaîtrait comme règle que la maximisation de l’utilité. La principale tâche de la philosophie morale me semble être de trouver un juste milieu, plutôt que de continuer à tenter d’obtenir la victoire finale et décisive de l’un ou l’autre de ces deux camps philosophiques dans une lutte à finir depuis près de deux siècles.
Il n’est pas banal de constater que la recherche d’un juste milieu analogue à celui-là est au cœur du processus juridique contemporain, du moins dans un ordre constitutionnel comme celui que nous connaissons au Canada. Notre Charte des droits reconnaît en effet un vaste ensemble de droits individuels, mais elle accepte que ces droits puissent être limités « par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique ». En d’autres termes, certains objectifs législatifs visant le plus grand bien du plus grand nombre peuvent justifier que les droits individuels de certains soient limités, mais seulement dans la mesure où ces limites respectent elles-mêmes certaines limites, par exemple de proportionnalité. En droit comme en éthique, la tâche la plus urgente est celle de travailler à définir l’équilibre le plus défendable qui soit entre la protection de la sphère d’autonomie des individus protégée par les droits individuels, et la promotion du plus grand bien.
Les théories et les concepts que je viens de présenter de manière schématique sont très abstraits. Ils ne peuvent être appliqués comme des algorithmes à des décisions morales concrètes. Pour évoquer une métaphore que j’aime bien employer pendant mes cours, ils illuminent certains des points les plus saillants sur le terrain de la moralité, mais ils ne se substituent pas au jugement moral de l’individu, qui doit toujours décider ce qu’il veut faire à l’intérieur de ce terrain et qui doit toujours se donner la tâche de repérer les autres particularités moralement pertinentes des espaces de décision morale spécifiques dans lesquels il se trouve.
Le lecteur de philosophie morale contemporaine sera peut-être étonné par ce que je viens d’affirmer. En effet, les écrits des éthiciens contemporains sont souvent truffés d’exemples rocambolesques. Dans mes propres cours, je me sers souvent d’une succession de trois de ces exemples, issus des écrits de certains des plus importants praticiens de l’éthique philosophique ; je cherche par là à illustrer qu’il serait absurde d’être un déontologue ou un conséquentialiste « pur ».
Voici le premier, dû à la philosophe Judith Jarvis Thompson. Vous êtes chauffeur de tramway, conduisant paisiblement votre véhicule avec un wagon rempli de passagers. Soudain, vous voyez que cinq travailleurs sont affairés à réparer la voie sur laquelle vous êtes engagé. Pas la peine de klaxonner. Ils portent des casques qui étouffent le bruit avec une remarquable efficacité. Vous tentez de freiner, mais vous vous apercevez que vos freins ne fonctionnent pas. Votre seule option est de virer brusquement sur la voie de service sur laquelle, comble de malheur, un travailleur solitaire travaille dans les mêmes conditions. Que faites-vous ? ...