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La philosophie analytique
Jusqu’ici, j’ai surtout décrit ce dont il ne sera pas
question dans ce livre et j’ai explicitement reconnu
qu’il y avait plusieurs façons de vivre son expérience de
citoyen philosophe. Mais il faut que j’en arrive rapidement à préciser ce que j’entends traiter dans ces brèves
pages. Je veux être beaucoup plus bavard à propos d’un
secteur qui caractérise un autre pan important de la
philosophie telle que pratiquée de nos jours à l’université. Je songe ici à la philosophie anglo-américaine, aussi
connue sous le nom de « philosophie analytique ». Si
j’ai évoqué d’autres secteurs philosophiques et d’autres
tempéraments, c’est pour illustrer la variété irréductible
des perspectives et des points de vue. Il y a tout un
éventail d’attitudes et de postures philosophiques possibles à l’égard du politique. Il ne faut pas penser non
plus que l’engagement social est nécessairement une
vertu à cultiver. Certains philosophes ne sont tout simplement pas intéressés à assumer un rôle d’intellectuel,
et c’est très bien qu’il en soit ainsi. Encore une fois, je
me propose tout au plus de témoigner de ma propre
expérience en ces matières : de mon expérience en tant
que philosophe analytique et plus généralement de
mon expérience en tant qu’intellectuel universitaire.
Si je choisis de parler surtout de cette branche de la
philosophie, c’est parce que j’œuvre dans ce secteur
depuis de nombreuses années. J’y ai été amené dans un
séminaire donné en 1978 au Département de philosophie de l’Université du Québec à Montréal par Jean-Paul Brodeur, avant que ce dernier ne bifurque vers la
criminologie. J’ai aussitôt été frappé par la concision,
la clarté, la précision et le professionnalisme de la philosophie analytique, telle que Brodeur la pratiquait, et je
me suis vite rendu compte de l’ampleur de ce courant
de pensée.
Ce mouvement est né au début du XXe siècle sous
l’impulsion de certains penseurs britanniques tels que
George Edward Moore et Bertrand Russell, mais aussi
grâce à des philosophes allemands et autrichiens qui ont
eu une influence importante sur les Britanniques. Je
songe ici principalement à Gottlob Frege et à Ludwig
Wittgenstein. Tout au long du XXe siècle, ce mouvement
a connu un essor considérable. Il s’agit d’un phénomène
unique dans l’histoire de la pensée. Des dizaines de
revues sont nées, des milliers d’ouvrages ont été publiés
et des dizaines de milliers d’articles sont parus. Je suis
enclin à parler surtout de ce courant puisque j’en fais
partie.
Si l’on excepte les quelques grandes figures représentatives que je viens de nommer, auxquelles il faut
sans doute ajouter Alfred J. Ayer, Robert Brandom,
Rudolf Carnap, Donald Davidson, Michæl Dummett,
Jerry Fodor, Nelson Goodman, Saul Kripke, David
Lewis, John McDowell, Hilary Putnam, Willard Van
Orman Quine, John Rawls, John Searle, Peter Strawson
et Wilfrid Sellars, le mouvement se caractérise par une
prolifération d’auteurs « secondaires » qui ont une
notoriété toute relative et des contributions plus
ponctuelles. C’est que la recherche s’est faite de plus en
plus dans un esprit qui ressemble à celui de la science
et de moins en moins sous la forme d’un système de
pensée élaboré, comme chez ceux que l’on a coutume
de nommer les « grands penseurs » de la philosophie
grecque ou allemande. La recherche en philosophie
analytique s’est pour une très large part manifestée
sous la forme d’articles dans des revues. On a ainsi
souvent décrit la philosophie analytique comme de la
piecemeal philosophy, c’est-à-dire de la philosophie en
pièces détachées. Les auteurs interviennent dans un
article pour résoudre une question particulière : clarifier un concept, développer une thèse, discuter d’un
argument. À tel point que Dummett finira par se
demander dans un article célèbre paru en 1975 (« Can
Analytic Philosophy Be Systematic, and Ought It to
Be ? ») si la philosophie analytique peut aspirer à être
systématique ou si elle n’est pas plutôt condamnée à
n’être rien d’autre que fragmentée. Je crois en fait qu’à
notre époque, c’est la question inverse qui doit être
posée : la philosophie peut-elle être autre chose que
systématique ?
Quoi qu’il en soit, cet éclatement de la recherche
sous la forme de contributions ponctuelles dans des
revues spécialisées reproduit un peu le modèle de la
science pure, et c’est ce qui permettra à des auteurs
relativement méconnus d’accéder parfois à la gloire
avec la publication d’un article qui attire l’attention.
La recherche se spécialise, mais en même temps il n’est
pas nécessaire de produire une œuvre volumineuse
pour se faire connaître et remarquer. Grâce à une transmission efficace de l’information rendue possible par
les progrès réalisés dans le secteur de l’édition, un auteur
peut faire carrière et être reconnu internationalement
à cause d’un article devenu classique. Ce phénomène
est complètement nouveau et n’a jamais existé auparavant dans l’histoire de la philosophie.
La philosophie analytique se caractérise surtout par
sa méthode. Le travail philosophique doit pour une
large part être marqué par l’analyse des concepts, des
thèses, des arguments et des théories philosophiques et
scientifiques. Plus exactement, le philosophe analytique
manifeste une sensibilité à l’égard du langage dans lequel
sont formulés ces concepts, thèses, arguments et théories. Ce courant de pensée ne se caractérise pas à partir d’un ensemble de thèses et de doctrines. Tous les
sujets philosophiques donnent lieu au sein de ce courant
à de vifs débats et à d’importantes controverses sans
que jamais des consensus ne surgissent clairement. La
philosophie analytique ne peut être définie à partir d’un
ensemble de doctrines philosophiques particulières
telles que l’idéalisme, le conventionnalisme, l’empirisme, le rationalisme, le réalisme ou l’antiréalisme.
Dans chaque domaine à l’étude, des écoles de pensée
opposées existent, mais elles se réclament toutes d’un
seul et même héritage. Quel peut bien être cet héritage,
si ce n’est justement la méthodologie adoptée ?
Bien entendu, il n’existe pas à strictement parler
une seule approche méthodologique au sein de ce vaste
courant de pensée. Certains philosophes analytiques
utilisent les méthodes formelles de la logique, alors
que d’autres s’inspirent des langues naturelles pour
l’analyse des concepts. Certains développent une attitude critique radicale à l’égard de la tradition philosophique, alors que d’autres sont plus modestes dans
leurs ambitions. L’utilisation du langage peut aussi
varier d’un auteur à l’autre. Mais on peut quand même
tenter une définition approximative de la philosophie
analytique. Il s’agit d’une conception globale de ce qu’est
la philosophie (une conception métaphilosophique),
née au début du XXe siècle, qui affirme le caractère central de la philosophie du langage au sein de l’ensemble
des disciplines philosophiques et qui fait intervenir
l’analyse du langage comme méthode de découverte
philosophique, d’où son caractère « analytique ». Si la
métaphysique (la science de l’être en tant qu’être) était
conçue comme la discipline fondamentale à l’époque
antique, et si la théorie de la connaissance a joué un
rôle prépondérant au sein de l’ensemble des disciplines
philosophiques à l’époque moderne, c’est la philosophie du langage qui a occupé au XXE siècle cette place
primordiale pour les philosophes analytiques.
Il s’agit donc de l’un des plus importants courants
de pensée du XXe siècle, développé surtout (mais pas
exclusivement) dans les pays anglo-saxons et s’exprimant presque toujours (mais pas exclusivement) dans
des ouvrages et des revues de langue anglaise. Il s’agit
d’un courant de pensée rassemblant des philosophes
de tendances très diverses. Mais tous conviennent que
les réflexions sur le langage en général ou les analyses
linguistiques particulières peuvent servir à résoudre ou
à dissoudre, en totalité ou en partie, la plupart des
problèmes philosophiques traditionnels. En effet,
quelles que soient leurs idées, les auteurs partagent
pour la plupart un même souci de rigueur analytique
dans la clarification des concepts, l’élucidation des
thèses philosophiques et la formulation des théories.
Leurs contributions prennent la forme d’arguments
clairs sous la forme de prémisses et de conclusions
explicitement formulées. Un bon article de philosophie
analytique est un texte qui cible une problématique
bien délimitée et qui présente un argument nouveau,
ou une réfutation nouvelle pour un argument ancien.
Ainsi compris, le travail en philosophie analytique peut
donner lieu à un savoir cumulatif d’hypothèses, de
réfutations et de répliques. C’est cela qui invite et
permet un travail de collaboration mobilisant la
communauté internationale des chercheurs. Sans aller
jusqu’à parler de collégialité ou d’équipes de recherche,
on a affaire quand même à une façon de concevoir la
philosophie qui incite à penser ce travail comme le
résultat d’une collaboration à l’échelle internationale.
Or, ce courant de pensée n’aurait jamais vu le jour
si des faits nouveaux n’étaient pas survenus à l’échelle
internationale. Dans le contexte d’une hégémonie
anglo-américaine au XXE siècle coïncidant avec un essor
sans précédent de la science, de la technologie et des
communications, la philosophie analytique apparaît
comme l’inévitable produit dérivé de l’époque, et le
mouvement a en retour eu un impact considérable sur
la pratique philosophique dans son ensemble. La philosophie analytique est le courant de pensée qui, pour le
meilleur et pour le pire, reflète le plus la réalité de
l’époque. On peut même dire qu’elle est la fille de son
époque. Ses traits caractéristiques les plus importants
sont un miroir de notre temps. J’ai dit en effet que la
philosophie analytique est surtout pratiquée dans les
pays anglo-saxons, qu’elle est présente surtout dans
des ouvrages écrits en langue anglaise et qu’elle subit
l’influence importante du modèle de la recherche en
sciences pures. Voilà autant de traits caractéristiques
qui reflètent des réalités sociopolitiques du XXe siècle.
Sur le plan des contenus, elle traduit parfois aussi les
valeurs, préjugés et opinions d’une mentalité typiquement anglo-américaine. Même si elle ne se laisse
pas caractériser à partir d’un ensemble de doctrines
philosophiques, certaines idées exercent une influence
déterminante sur les esprits. Je songe ici à l’individualisme qui caractérise bien la mentalité anglo-américaine et qui se décline de différentes façons en
philosophie de la biologie, en ontologie sociale, en
épistémologie des sciences humaines, en philosophie
politique, en philosophie de l’esprit et en philosophie
du langage.