Deuxième chapitre
L’Amérique imprévisible
Le qualificatif le plus couramment utilisé par les observateurs pour décrire la prise de décision de Trump est «imprévisible». En effet, la seule chose prévisible de ce président hors norme est son imprévisibilité, dont il vante d’ailleurs les mérites en souhaitant que les États-Unis deviennent justement plus «imprévisibles». L’ancien conseiller Steve Bannon parle du président comme d’un «dieu aux voies impénétrables». Trump est certes un dieu pour ses partisans, mais pour tout un chacun, surtout ses proches conseillers, c’est un individu au caractère démesuré. Tout est affaire personnelle pour ce président, rappelle le chroniqueur Michael Wolff. Ainsi, faut-il se surprendre que la politique étrangère américaine soit aujourd’hui si «personnalisée», dans la mesure où tout dépend des humeurs du chef de la Maison-Blanche? Une telle situation est inédite. Daniel Drezner surnomme Trump le «bambin en chef»: «Ce qui fait son caractère unique, c’est l’inefficacité que sous-tend sa psychologie individuelle […] Il maîtrise très mal ses impulsions […] Il agit comme un bambin, très maladroit pour construire des structures, mais très doué pour démolir celles qui existent.» «Il est impossible de savoir ce qui peut retenir son attention, et ses réactions sont imprévisibles, par conséquent on ne sait jamais comment adapter ses réponses», conclut Wolff. Il s’avère très difficile d’anticiper les décisions de Trump et la plupart de ses collaborateurs l’apprennent régulièrement à leurs dépens. Le président peut changer d’idée rapidement, laissant non seulement son gouvernement, mais la planète entière sur le qui-vive, une réalité qu’a amplement confirmée sa gestion de la crise du coronavirus. Si un président personnifie le véritable modèle du Madman, évoqué déjà à propos de Nixon, c’est bien Donald Trump. À bien des égards, sa prise de décision erratique et incohérente, aux allures souvent étranges, a créé une nouvelle «normalité» qui place la politique américaine face à une situation pour le moins inusitée: celle d’un président totalement indifférent aux effets engendrés par l’instabilité que provoquent son style et sa gestion au sein de la Maison-Blanche. La question essentielle est: qui a la maîtrise de la formulation de la politique étrangère? On serait tenté de répondre: le président lui-même, surtout dans le cas de Trump. Pourtant, cela n’expliquerait pas toutes les valses-hésitations, les atermoiements et les revirements fréquents – ni les incertitudes doctrinales et les discours divergents sur le rôle des États-Unis dans le monde. Il faut scruter plus à fond la dynamique décisionnelle, en particulier le mode de gestion concurrentiel voire indiscipliné qu’exploite ou dont profite un président combatif et impulsif.
L’État, c’est Trump
Les spécialistes du style présidentiel ont analysé les traits caractéristiques des occupants du Bureau ovale et relaté maintes fois les déboires que ceux-ci peuvent engendrer – que ce soit par exemple la vulgarité d’un Lyndon Johnson, l’immoralité d’un Nixon, l’ignorance d’un Reagan, l’indiscipline d’un Clinton, l’arrogance d’un George W. Bush ou l’inexpérience d’un Barack Obama –, mais jamais un président, souligne Anonymous (un officiel très haut placé dans l’administration), n’a combiné toutes ces dimensions en même temps. Voici les dix caractéristiques principales du style décisionnel de Donald Trump.
Le narcissisme. Il est profond chez Trump. La très haute image de soi-même, commune aux narcissiques, est évidente chez lui. Il vit constamment dans l’apparence, privilégie la forme au fond et surtout, fait peu de cas des autres, voire les utilise pour arriver à ses fins. Mentionnons l’évaluation qu’il fait de la taille de son cerveau, son auto-perception d’être certainement «le gars le plus intelligent du monde», ses commentaires sur sa formidable réussite en affaires, ses multiples affirmations du genre «personne n’est mieux qualifié que moi pour comprendre», ou encore le caractère historique qu’il attribue à ses propres gestes (comme quand il compare son «ouverture» à la Corée du Nord à «l’ouverture» à la Chine de Nixon). Voilà qui fait dire à Henry Kissinger, quelqu’un qui s’y connaît en présidents hargneux, que «toute la politique étrangère repose sur la réaction d’un unique individu instable». Plusieurs cliniciens spécialistes ont diagnostiqué chez ce président un sérieux trouble de la personnalité narcissique, avec une tendance marquée au «solipsisme» (la propension à tout percevoir comme se rapportant à soi), ce qui fera dire à l’ancien sénateur Bob Corker que la Maison-Blanche s’est transformée en «garderie pour adulte». Qu’à cela ne tienne, Trump prétendra plus d’une fois être un «génie extrêmement stable».
La fabulation. Conséquence sans doute d’une personnalité narcissique, Trump est un fabulateur invétéré. Certains le surnomment «le tricheur en chef». Le Washington Post compte jusqu’au nombre exact de mensonges et demi-vérités qu’il prononce quotidiennement depuis son arrivée à la Maison-Blanche (on arrive à 16 241 cas en trois ans, soit une moyenne de 14 allégations trompeuses par jour). Wolff note «la tendance de Trump à arranger la réalité». Il mentionne «[s]es hyperboles, ses exagérations, ses envolées fantaisistes, ses improvisations, et la liberté qu’il prend avec les faits». Si on le contredit, il n’écoute ni n’accepte d’autres versions que celles qui sont les siennes ou qui l’arrangent. Dans la confidence, plusieurs anciens conseillers avouent que le président est un menteur pathologique qui croit ce qu’il pense: «pour lui il n’y a pas de vérité. Si les gens croient que quelque chose est vrai, c’est que c’est vrai». Donald Trump donne tout son sens au «biais de confirmation», soit la tendance à chercher et à accepter seulement les informations qui renforcent ses idées préconçues. Ainsi, il affirme début mars 2020 que la COVID-19 n’est qu’une mauvaise grippe saisonnière.
L’intimidation. Trump est un décideur orageux et impulsif. Si chez lui les flatteries pullulent, les calomnies aussi: elles sont «rudes, sèches, amères, elles excluent toujours, ferment les portes». Si Lyndon Johnson ou Richard Nixon lançaient leurs insultes en privé, parfois avec méchanceté, Trump le fait aussi, mais en public, devant les caméras de télévision ou sur Twitter. Tout le monde y passe, même ses propres conseillers qu’il décrit de façon peu élégante. Sa hargne est souvent obsessionnelle lorsqu’il prend quelqu’un en grippe, que ce soit un ex-conseiller ou un adversaire politique. Il passe son temps à se plaindre. Le premier chef de cabinet de la Maison-Blanche, Reince Priebus, a surnommé ses appartements privés «l’atelier du diable», tant Trump s’y plaint de son entourage. Comme il ne se remet jamais en question, il attribue toujours la faute aux autres si quelque chose ne tourne pas rond ou si une erreur est commise. «Il semblerait, aux yeux de nombreux observateurs, que la plupart des hauts responsables des milieux de la défense, de la diplomatie et du renseignement en soient arrivés au point où ils doutent de la compétence ou de l’équilibre mental du président.» Le caractère orageux, provocateur et intimidant de Trump suscite la peur chez ses interlocuteurs, même si cette colère est simulée, selon le compte rendu de Bob Woodward. Trump a en effet confié à ce dernier que «le vrai pouvoir, c’est la peur. Il faut menacer de tout faire sauter». Il est vrai qu’avec le temps, comme le souligne Alexandre Sirois, «sa crédibilité continue de s’effriter et on ne prend plus ses menaces au sérieux». L’opinion publique, selon lui, s’habitue à ce style abrasif au point d’en être désensibilisée, «telle une grenouille dans une casserole d’eau froide qui, lorsqu’on fait grimper la température progressivement, s’habitue à ce changement».
La méchanceté. Le président Trump ne fait preuve d’aucune empathie. Que ce soit face aux militaires tombés au combat, dont il doit consoler les familles, ou face à un conseiller qu’il limoge, le chef de la Maison-Blanche n’a «aucune pitié pour rien ni personne». L’exemple le plus spectaculaire de ce manque d’empathie: quand le président harangue les chefs militaires, devant le successeur de Priebus, le général John Kelly, les accusant d’être des perdants en Afghanistan et d’y sacrifier inutilement des vies, sans égard pour le fait que le fils de Kelly compte parmi ces soldats tombés en Afghanistan. On pourrait pardonner à ce président un moment d’inattention, mais la démonstration est faite qu’il y a chez Trump une forme de méchanceté profonde qui le pousse à traîner ses collaborateurs, comme ses adversaires, dans la boue. Pour le commentateur John MacArthur (éditeur du Harper’s Magazine), cette propension s’explique par le fait que «pour ce président, il n’y a d’autre réalité que lui-même».
L’inexpérience. Le président n’a aucune expérience de l’administration publique ou gouvernementale. Le journaliste Bob Woodward relate les propos du conseiller économique Gary Cohn ainsi: «Ce mec est un sacré abruti […] Il n’a jamais dirigé une entreprise qui nécessitait de réfléchir à une stratégie à long terme», commentaire qui en dit long sur la reconnaissance des talents de Trump par ses collaborateurs. La plus fameuse des déclarations entendues est celle de l’ancien secrétaire d’État Rex Tillerson, dont l’écho résonne encore: en juillet 2017, il a qualifié le président de «putain d’idiot». L’inexpérience du chef exécutif est clairement un enjeu dans la mesure où «Trump semble ne rien savoir. Il ne maîtrise aucun sujet». Il ne sait pas et n’apprend pas, ce qui est plus grave encore, comment fonctionne l’appareil gouvernemental, et n’apprécie guère les bénéfices d’un tel savoir, de toute évidence. Le président ne semble pas avoir conscience de son ignorance, ce qui est encore plus préoccupant. «Aucun [président aussi ignorant] n’a vécu cette ignorance de manière aussi décomplexée», écrira avec raison un journaliste. L’effet de son inexpérience sur la prise de décision est indélébile, comme on peut le constater depuis le début de la crise du coronavirus. Cela expliquerait largement sa volonté constante de secouer l’édifice et d’éviter les points de vue qui favorisent la réflexion, la prudence et le statu quo.
L’indiscipline. Si l’inexpérience est évidente, l’indiscipline l’est encore plus. «C’est très compliqué de travailler avec Trump et d...