En examinant les Ćuvres des sinologues dâhier et dâaujourdâhui, des thĂšmes et des enjeux rĂ©currents Ă©mergent. Fait remarquable, les questions dâantan animent et alimentent encore les dĂ©bats dâaujourdâhui. MalgrĂ© des progrĂšs indĂ©niables, les rĂ©ponses dĂ©ïŹnitives Ă ces questions â si une telle chose existe â sont encore pour demain. Voyons quelques-uns des thĂšmes de recherche qui ont Ă©tĂ© au cĆur des dĂ©bats sinologiques depuis leurs dĂ©buts et qui le restent : langue, Ă©criture et genres littĂ©raires ; histoire, chronologie et calendrier ; conception du monde et philosophie ; sociĂ©tĂ© et politique.
Le premier thĂšme, portant sur la langue et lâĂ©criture, est le plus important, parce quâen plus de son intĂ©rĂȘt intrinsĂšque comme phĂ©nomĂšne linguistique, câest par lui que nous connaissons les autres branches du savoir. LâĂ©criture, en particulier, mĂ©rite un traitement Ă part.
Langue, écriture et genres littéraires
Le jour oĂč je pris la dĂ©cision dâĂ©tudier la philosophie chinoise, mon premier souci fut de maĂźtriser la langue et lâĂ©criture chinoises. Pour moi, la langue nâĂ©tait pas le simple instrument dâune pensĂ©e antĂ©rieure dĂ©jĂ formĂ©e ; câĂ©tait, dâune certaine maniĂšre, la pensĂ©e elle-mĂȘme. Câest particuliĂšrement vrai en ce qui concerne la Chine. Câest ce qui explique que je passai trois ans et demi Ă Taiwan, Ă lâInstitut de langue chinoise que dirigeaient les JĂ©suites, puis Ă lâUniversitĂ© nationale de Taiwan, sous la direction dâun grand maĂźtre de la philosophie chinoise ancienne, le professeur Fang Dongmei. (Avant 1973, les relations diplomatiques entre le Canada et la RĂ©publique populaire de Chine ne laissaient pas dâautre choix que Taiwan Ă qui voulait Ă©tudier sur place.)
LâĂ©criture chinoise participe au mythe de lâanciennetĂ© de la civilisation chinoise : elle Ă©tait, croyait-on, la plus ancienne Ă©criture inventĂ©e par lâhomme, et sans rivale, puisque les hiĂ©roglyphes Ă©gyptiens et les cunĂ©iformes sumĂ©riens nâavaient pas encore Ă©tĂ© dĂ©chiffrĂ©s. Selon certaines traditions anciennes, ce fut Cang Jie, un ministre de Huang di (lâempereur Jaune, au ~IIIe millĂ©naire), qui en fut lâinventeur, aprĂšs avoir remarquĂ© que chaque espĂšce dâoiseaux pouvait ĂȘtre reconnue aux traces distinctives quâelle laissait sur le sol ou sur la neige. Ainsi, des sinologues des XVIIe et XVIIIe siĂšcles, appelĂ©s « ïŹguristes », crurent trouver dans le caractĂšre pour « bateau », èč (chuan), une allusion Ă lâarche de NoĂ©, puisque ce caractĂšre complexe est composĂ© de trois caractĂšres simples plus anciens, soit « barque », è (zhou), « huit », ć
« (ba) et « bouche », ćŁ (kou). Le mot « bouche » est ici pris dans un sens mĂ©tonymique et reprĂ©sente un individu, comme on dit en français « huit bouches Ă nourrir ». Selon les ïŹguristes, le caractĂšre èč signiïŹe « huit personnes dans une barque » ; or il y avait bien huit personnes dans lâarche de NoĂ© !
Plus sĂ©rieusement, on sâintĂ©ressa, comme en tĂ©moigne Matteo Ricci, Ă la composition des caractĂšres, Ă leurs Ă©lĂ©ments structurels Ă la fois sĂ©mantiques et phonĂ©tiques, et au rapport entre lâĂ©criture et la langue parlĂ©e. Ces questions touchaient Ă des points essentiels et elles ont alimentĂ© les recherches, toujours plus rafïŹnĂ©es, des sinologues jusquâĂ nos jours. La dĂ©couverte des inscriptions sur os divinatoires et sur bronzes rituels au tournant du XXe siĂšcle et lâapport de la linguistique comparative ont toutefois ouvert de nouvelles pistes de recherche, inaccessibles aux premiĂšres gĂ©nĂ©rations de sinologues, et ont permis des progrĂšs inespĂ©rĂ©s dans ce domaine.
Prenons un exemple. Les opinions des sinologues ont variĂ© considĂ©rablement au cours des siĂšcles sur la nature linguistique du caractĂšre chinois ; pour certains, il sâagissait dâun pictogramme (le dĂ©calque ou dessin plus ou moins stylisĂ©, mais direct, dâun objet physique) ; pour dâautres, il sâagissait dâun idĂ©ogramme (le symbole direct dâune idĂ©e ou dâun objet) ; pour dâautres encore, il sâagissait dâun phonogramme (le symbole direct dâun son). On peut apporter des arguments pour appuyer, au moins en partie, chacune de ces positions. Mais des sinologues contemporains proposent de voir le caractĂšre plutĂŽt comme un logogramme (le symbole direct dâun mot de la langue parlĂ©e et indirect de la prononciation et du sens de ce mot). Cette hypothĂšse situe pleinement le caractĂšre par rapport Ă la langue parlĂ©e, qui, aprĂšs tout, est le phĂ©nomĂšne linguistique toujours prĂ©supposĂ©, et elle garde au caractĂšre sa fonction de symbole du son et du sens.
Par ailleurs, avant les recherches de linguistique comparative de Wilhelm von Humboldt, les savants, sinologues ou autres, nâavaient pas rĂ©ussi Ă situer le chinois parmi les familles de langues connues. Humboldt proposa une distinction tripartite des familles de langue, soit les langues Ă ïŹexions (comme lâindo-europĂ©en), les langues agglutinantes (comme le turc) et les langues isolantes (comme le chinois). Lâaspect isolant du chinois lui venait essentiellement de son monosyllabisme et de lâinvariance totale des mots, mĂȘme des verbes. Cette hypothĂšse permet de comprendre plus facilement deux des problĂšmes les plus Ă©pineux de lâĂ©criture chinoise, abordĂ©s mais non rĂ©solus par les premiers sinologues, soit lâemprunt phonĂ©tique et les mots composĂ©s ou binĂŽmes.
Le monosyllabisme et lâinvariance des mots chinois engendrĂšrent un trĂšs grand nombre dâhomonymes. Lâhomonymie est un phĂ©nomĂšne phonĂ©tique et non graphique. La centaine de mots prononcĂ©s qi en chinois sont chacun Ă©crits avec un caractĂšre diffĂ©rent. LâambiguĂŻtĂ© des mots homophones nâaffecte ni lâĂ©criture ni la lecture, mais seulement la langue parlĂ©e. Câest un peu comme lâhomonymie en français : mĂšre/mer/maire ne posent aucune Ă©quivocitĂ© Ă la lecture, mais parfois dans le discours, si le contexte est insufïŹsant. Parmi les mots qui se prononcent qi en chinois, certains, plus abstraits ou exprimant une relation, sont difïŹciles Ă reprĂ©senter par un signe graphique ; câest le cas, par exemple, du pronom possessif Ă la troisiĂšme personne (son, sa, ses, leur, leurs), qui se prononce qi ; or, pour reprĂ©senter cette fonction de pronom, on se servit dâun caractĂšre dĂ©jĂ existant bien connu, qui se prononçait aussi qi et qui sâĂ©crivait ć
¶, soit un panier Ă vanner. Ainsi, un seul caractĂšre avait deux sens bien distincts, un sens originel, concret, facile Ă reprĂ©senter (van) et un sens dĂ©rivĂ© abstrait (pronom possessif). Le contexte permettait habituellement de dĂ©cider le sens voulu par lâauteur. Ces caractĂšres utilisĂ©s dans un sens dĂ©rivĂ© sâappellent des emprunts phonĂ©tiques, parce que le caractĂšre est empruntĂ© non pas en raison de son sens, mais en raison de sa phonĂ©tique. Plus tard, on ajouta au caractĂšre le radical de lâherbe pour bien indiquer quâil sâagit dâun van è et non du pronom possessif ć
¶. Ce phĂ©nomĂšne dâemprunt fut trĂšs frĂ©quent durant toute la pĂ©riode ancienne et jusquâaux premiers siĂšcles de notre Ăšre. Lâajout du radical fut un moyen dâĂ©liminer toute ambiguĂŻtĂ© dans lâĂ©criture.
Mais, dans la langue parlĂ©e, Ă mesure que le nombre de nouveaux mots monosyllabiques se multipliait avec le dĂ©veloppement des connaissances et de la sociĂ©tĂ©, lâhomonymie faisait tache dâhuile, augmentant dâautant lâimprĂ©cision de la langue parlĂ©e. Lâun des moyens inventĂ©s par les Chinois pour enrayer lâimprĂ©cision du langage fut la crĂ©ation des mots composĂ©s ou binĂŽmes. Il sâagissait de combiner deux mots prĂ©existants et indĂ©pendants pour former une nouvelle expression de deux syllabes. Par exemple, il y avait deux mots, fang et fa, qui signiïŹaient, Ă quelques nuances prĂšs, « maniĂšre de faire ». UtilisĂ© seul, chacun de ces mots laissait souvent place Ă lâambiguĂŻtĂ©, parce quâil y avait des dizaines de mots qui se prononçaient fang et des dizaines de mots qui se prononçaient fa. Mais, en les combinant ensemble pour former une seule expression, fangfa (maniĂšre de faire, mĂ©thode), lâimprĂ©cision Ă©tait levĂ©e, puisquâil nây avait quâune expression qui se prononçait fangfa. Au cours des siĂšcles, plus de 90% des mots chinois dâusage courant dans la langue parlĂ©e furent des expressions binomiales de cette sorte.
Ces rĂ©ïŹexions sur lâemprunt phonĂ©tique et sur les binĂŽmes sâinscrivent dans une longue, et complexe, histoire. En effet, le monosyllabisme et lâabsence de ïŹexions de la langue chinoise nâont pas manquĂ© de poser un sĂ©rieux problĂšme aux sinologues et aux linguistes. Certains ont niĂ© le monosyllabisme, accusant ses dĂ©fenseurs de faire de la « linguistique de dictionnaire ». Dâautres soutinrent que le monosyllabisme fut la forme originelle des mots chinois. Bernhard Karlgren proposa plutĂŽt une approche Ă©volutive : la langue chinoise aurait connu des stages de ïŹexion relative (verbes, pronoms, substantifs) des siĂšcles avant lâavĂšnement de lâĂ©criture au ~XIIIe siĂšcle, mais ces ïŹexions auraient Ă©tĂ© graduellement Ă©liminĂ©es par un processus de simpliïŹcation.
Selon Karlgren, les langues europĂ©ennes, notamment lâanglais, sont prĂ©sentement en voie de simpliïŹcation : la forme Ă lâimparfait du verbe « to have » Ă toutes les personnes est toujours « had » ; en anglais ancien, « had » sâĂ©crivait diffĂ©remment et de maniĂšre plutĂŽt compliquĂ©e Ă chaque personne. Cette simpliïŹcation nâa rien enlevĂ© Ă la clartĂ©, Ă la prĂ©cision et au pouvoir communicationnel de la langue anglaise. ProjetĂ© sur la longue durĂ©e, lâanglais pourrait aboutir Ă une langue possĂ©dant un grand nombre de mots invariables, comme « had ». Pour Karlgren, la langue chinoise aurait parcouru toute la courbe linguistique : simplicitĂ© initiale â complexitĂ© mĂ©diane â simplicitĂ© ïŹnale. Le monosyllabisme chinois serait le rĂ©sultat dâune longue Ă©volution et non pas un phĂ©nomĂšne de dĂ©part. Lorsque les Chinois inventĂšrent leur Ă©criture vers le ~XIIIe siĂšcle, leur langue Ă©tait dĂ©jĂ monosyllabique et sans ïŹexions depuis longtemps.
Cette premiĂšre Ă©criture fut politicoreligieuse et divinatoire. Il sâagit de textes gravĂ©s sur des piĂšces osseuses (plastron de tortue, omoplate de bovidĂ©s) et, dans certains cas, sur des bronze rituels. Ces inscriptions couvrent la pĂ©riode des neuf derniers rois de la dynastie Shang (~1765-~1122) ; leur prĂ©servation est due Ă leur support durable (os et bronze). Il est possible que dâautres textes, dâun usage diffĂ©rent, aient Ă©tĂ© Ă©crits sur des supports pĂ©rissables (bois, bambou) Ă la mĂȘme Ă©poque, mais quâils nâaient pas survĂ©cu Ă lâeffritement du temps. Les inscriptions sur os dĂ©couvertes depuis le dĂ©but du XXe siĂšcle Ă©taient des textes spĂ©cialisĂ©s, rĂ©digĂ©s selon des rĂšgles strictes par des devins lettrĂ©s attachĂ©s Ă la cour royale des Shang.
La divination basĂ©e sur les os (ostĂ©omancie) Ă©tait un rituel complexe. Elle faisait partie du culte aux ancĂȘtres, notamment Ă lâancĂȘtre s...