La résistance de la social-démocratie
Comment les pays sociaux-démocrates d’Europe du Nord, exemplaires en matière de social-démocratie, s’en sortent-ils face à la mondialisation? Dans la mesure où, comparativement à la moyenne des pays de l’OCDE, la charge fiscale et les dépenses sociales y sont plus élevées, l’État-providence plus important, la syndicalisation plus poussée, l’équité salariale plus valorisée et la lutte contre le changement climatique plus engagée, ces pays devraient ressentir tout particulièrement les effets de la mondialisation. On peut présumer que les pays libéraux, où toutes ces caractéristiques sont moins importantes, s’en sortent mieux face à la mondialisation, à la concurrence mondiale et au libre-échange, ne serait-ce que sur le plan de la croissance et de l’emploi.
Pourtant, non seulement les pays sociaux-démocrates surclassent les pays libéraux du point de vue de la croissance économique et de l’emploi, mais ils les devancent dans tous les indicateurs sociaux d’importance.
Dans ce chapitre, nous comparons les performances économiques et sociales de trois pays sociaux-démocrates: la Suède, le Danemark et la Finlande, avec trois pays libéraux: les États-Unis, le Canada et le Royaume-Uni. Pour éviter un biais de sélection favorable aux pays sociaux-démocrates, nous avons exclu la Norvège de l’équation. En effet, dans ce pays, la part des revenus issue des ressources naturelles représente plus de 30% du PIB, ce qui avantagerait indûment les pays sociaux-démocrates.
Mettons de côté le fait que les trois pays libéraux retenus sont également des producteurs de pétrole. Depuis 2017, les États-Unis se placent au 1er rang de la production mondiale, le Canada au 5e rang et le Royaume-Uni au 19e rang. Précisons en outre que ces pays libéraux sont avantagés dans la comparaison du fait qu’ils possèdent en moyenne de plus grandes économies, qu’ils dépendent moins des exportations pour assurer leur croissance, qu’ils sont moins syndiqués – ce qui implique que les employeurs y sont plus libres de prendre des mesures draconiennes, sous la forme de congédiements massifs, par exemple, pour s’adapter à la conjoncture économique –, et qu’ils sont globalement moins interventionnistes, ce qui, en théorie, laisse plus d’argent dans les poches des contribuables pour consommer et ainsi favoriser la croissance. En somme, la comparaison est volontairement biaisée en faveur des pays libéraux.
Les indicateurs économiques comparés
Les pays sociaux-démocrates affichent les taux de syndicalisation les plus élevés de l’OCDE, avec une moyenne de 64% pour les trois cités en exemple (pour une synthèse des indicateurs comparés, voir le tableau 4.1). Même si ce taux baisse depuis quinze ans, il n’est nulle part plus élevé dans l’OCDE, à l’exception de l’Islande où il atteignait 91% en 2018. En comparaison, le taux de syndicalisation atteint 50% en Belgique, 49% en Norvège, 26% en Autriche, 17% en Allemagne, 16% aux Pays-Bas et 9% en France.
Ce taux est dans l’ensemble beaucoup plus bas dans les pays libéraux. Il atteint à peine 10% aux États-Unis, 23% au Royaume-Uni et 26% au Canada (mais 38% au Québec). En somme, le taux de syndicalisation moyen des pays sociaux-démocrates est plus de trois fois plus élevé que celui des pays libéraux. Le taux de couverture des conventions collectives accentue davantage l’écart entre les uns et les autres, oscillant entre 80% au Danemark et 90% en Suède et en Finlande contre 13% aux États-Unis, 31% au Canada et 33% au Royaume-Uni.
Les pays sociaux-démocrates abritent également des États, et des États-providence, plus étendus. La moyenne des dépenses des administrations publiques y est plus élevée de 40% que celle des libéraux. Cet écart atteint 47% pour ce qui est des dépenses qui servent à financer l’État-providence, c’est-à-dire les dépenses sociales publiques. Il n’y a que dans les dépenses sociales privées que les pays libéraux dépassent les pays sociaux-démocrates.
Cette syndicalisation importante et l’interventionnisme étatique ont-ils nui à la croissance économique des pays sociaux-démocrates? Si c’était le cas, l’effet devrait s’observer sur différents indicateurs économiques, notamment le produit intérieur brut et le taux d’emploi, qu’on pourrait présumer considérablement plus faibles dans ces pays. Qu’en est-il dans les faits?
Examinons d’abord le produit intérieur brut, c’est-à-dire la production annuelle de biens et de services qu’affichent les groupes de pays sélectionnés. Il s’agit de l’indicateur le plus courant pour mesurer l’activité économique d’un pays. Pour que la comparaison soit valable, on doit examiner le PIB par habitant.
L’écart de la moyenne du PIB par habitant entre les pays libéraux et les pays sociaux-démocrates serait-il de 10, 25 ou encore de 50% en faveur des premiers? Dans les faits, cet écart est minime, et il est à l’avantage des pays sociaux-démocrates. Le PIB par habitant y représente 54 834$ (en dollars américains) en moyenne contre 54 729$ dans les pays libéraux: un mince décalage de seulement 0,2%. Manifestement, l’écart de performance est inexistant malgré le biais favorable aux pays libéraux dans la comparaison.
Notons cependant que le Royaume-Uni et le Canada tirent la moyenne des pays libéraux vers le bas et que ce sont les États-Unis qui affichent le PIB par habitant le plus élevé des six pays à l’étude, avec 65 127$ contre 59 135$ pour le Danemark, le pays au plus fort PIB par habitant des pays sociaux-démocrates (la Norvège fait cependant mieux avec 69 169$).
Et maintenant, qu’en est-il du taux d’emploi? Les pays libéraux devraient avoir ici un avantage décisif, mais dans les faits, l’écart n’est pourtant pas déterminant et il demeure à l’avantage des pays sociaux-démocrates. Leur taux d’emploi moyen s’élève à 75% contre 73% pour les pays libéraux, soit un écart de deux points de pourcentage entre les deux groupes. C’est la Suède qui possède le marché du travail le plus dynamique avec un taux d’emploi de 77%, ce qui est très élevé. La seconde marche du podium revient à égalité au Danemark et au Royaume-Uni avec 75,5%. Suivent la Finlande et le Canada avec respectivement 73,3 et 73,1%. Les États-Unis ferment la marche avec 71,4%. De manière générale, les pays sociaux-démocrates comme les pays libéraux font mieux que l’ensemble des pays de l’OCDE, qui affichent un taux moyen de 69,1%.
Mais ce n’est pas tout. Les pays sociaux-démocrates présentent ces bons résultats alors même que le nombre d’heures travaillées par semaine est moindre que dans les pays libéraux et le nombre de semaines de congé par année, supérieur. Les travailleurs des pays libéraux sont au poste en moyenne 172 000 heures dans une année contre 156 000 dans les pays sociaux-démocrates, une différence d’environ 10%. Ajoutons qu’à l’exception des États-Unis, les six pays examinés affichent un nombre d’heures travaillées inférieur à la moyenne des pays de l’OCDE.
Les exportations et la dette publique
À ce stade, deux autres questions émergent. Le fort taux de syndicalisation et la charge fiscale élevée des pays sociaux-démocrates nuisent-ils à leurs exportations, en plus d’attiser une croissance importante de l’endettement public? Cette performance du PIB et de l’emploi s’explique-t-elle par l’endettement?
Les pays libéraux devraient connaître de meilleurs résultats sur le plan des exportations que les pays sociaux-démocrates. Encore une fois, ce n’est pas le cas. Entre 1990 et 2015, la croissance des exportations est de 52% au Danemark, 59% en Suède et 66% en Finlande (voir le tableau 2.4). Dans tous les cas, il s’agit d’une très forte progression, plus prononcée que dans les pays libéraux (22% au Royaume-Uni, 26% au Canada et 36% aux États-Unis).
Les pays sociaux-démocrates exportent même plus en pourcentage de leur PIB que les pays libéraux. Les exportations correspondent à 37% du PIB en Finlande, 46% en Suède et 55% au Danemark, contre 13% aux États-Unis, 28% au Royaume-Uni et 32% au Canada. Ensemble, les trois petits pays sociaux-démocrates exportent même plus en pourcentage des exporta...