1
Pourquoi choisir la criminologie ?
Je me dois de clarifier les raisons de ma curiosité
au sujet de la vision du monde des criminels.
Pourquoi ne me suis-je pas plutôt intéressé à la vision
du monde des schizophrènes ? En somme, pourquoi
les criminels me fascinent-ils ? Afin de répondre à
cette question, je vais reprendre certains propos que
j’adresse à mes étudiants et étudiantes lorsqu’ils me
demandent candidement : « Sommes-nous en criminologie parce que nous sommes fascinés par le crime,
parce que nous sommes nous-mêmes des criminels
en puissance ? »
Tout d’abord, je leur lis une citation du cinéaste
Fritz Lang :
Ouvrons la Bible, qu’y trouvons-nous ? Dès les premiers chapitres, on peut lire le récit d’une duperie (Ève fait manger
la pomme à Adam), d’une expulsion (le couple originel est
chassé de l’Éden) et d’un meurtre (Caïn tue Abel). Peu à
peu, je me suis persuadé que chaque cerveau possède en
lui-même un penchant au meurtre. Oui, chacun de nous
est un tueur en puissance. S’il en est ainsi, je suis heureux
d’exercer la profession de cinéaste, grâce à laquelle tous les
crimes dont je suis l’auteur sont commis exclusivement dans
le dessein de divertir.
Ensuite, je poursuis en soutenant la proposition
suivante : « Chacun de nous possède une certaine
propension au crime, mais dans nos actions et nos
représentations du monde nous nous distinguons de
manière importante des criminels de carrière. » Afin
de démontrer cette proposition, je leur soumets des
arguments de deux ordres, soit ceux de la clinique et
ceux de la recherche.
Sur le plan clinique, on constate que la réalisation
d’un crime peut répondre à de nombreuses fonctions. Ainsi, lors d’un vol à main armée, les dangers encourus par son auteur sont susceptibles de
lui procurer des sensations fortes (fonction contradépressive). Être dans l’action pour ne pas sentir le
vide, le désespoir, la souffrance. Jacques Mesrine, un
criminel célèbre, a dit un jour : « Je préfère mourir de
peur que d’ennui. » En outre, lors de la perpétration
d’un vol, son auteur peut exprimer une colère contre
la société qu’il estime injuste à son égard (fonction
agressive). Une fois son forfait accompli et réussi, le
voleur risque fort de s’estimer de manière très positive : « Je suis courageux, je suis un homme, un vrai »
(fonction narcissique). Finalement, le fruit de son
crime, l’argent, constitue un autre élément explicatif de ses actions criminelles (fonction lucrative).
Les diverses fonctions du crime répondent, bien que
de manière inacceptable, à des besoins typiquement
humains. Les fonctions contradépressives, agressives,
narcissiques et lucratives des citoyens honnêtes sont
assumées non par le crime, mais par des activités
prosociales tels le travail (fonction lucrative), le sport
(fonction agressive et fonction contradépressive) et
les rapports interpersonnels (fonction narcissique).
S’il en est ainsi, pourquoi un si grand nombre de personnes restent-elles fascinées par le crime ? Pourquoi
le crime est-il un thème récurrent dans les films et les
romans à succès ?
Le crime représenté dans les arts reste un exutoire à la disposition de la majorité des gens, mais il
ne constitue qu’un mécanisme complémentaire et
mineur par rapport aux modes socialement adéquats
utilisés pour assumer les diverses fonctions mentionnées précédemment. Pour le criminel, toutefois,
le crime constitue le mode privilégié pour assouvir
ses besoins de gloire, d’argent et de sensations fortes.
Ainsi, à la fin d’une journée ponctuée d’échecs et de
frustrations, voir un film dans lequel le protagoniste
écrase ses ennemis et réussit dans ses diverses entreprises peut apporter une certaine satisfaction à un
citoyen « au-dessus de tout soupçon » (fonction agressive, fonction narcissique). Celui-ci se distingue du
criminel dans la mesure où ces fonctions sont généralement assumées chez lui de manière satisfaisante
dans la réalisation d’activités sociales adéquates, tel le
travail. De plus, l’« honnête citoyen » se distingue du
criminel par un rapport empathique à autrui, qui lui
permet de jouir d’un film ou d’un livre où les violences décrites ne sont que de la fiction. Quant au criminel insensible à la détresse d’autrui, il s’engage dans
des actions prédatrices dans lesquelles il assume des
fonctions multiples qu’il ne sait pas comment assouvir autrement. À ces distinctions cliniques entre les
criminels et les non-criminels (même ceux fascinés
par le crime), on peut en ajouter d’autres relevées par
la recherche.
Dans un ouvrage sur les caractéristiques criminologiques et psychologiques qui distinguent les délinquants des non-délinquants, Marcel Fréchette et
Marc Le Blanc ont démontré que le criminel de carrière est un cas d’exception. Ainsi, ces chercheurs ont
démontré que 80% des adolescents commettent des
actes criminels. Cependant, pour la majorité d’entre
eux, ces crimes sont de faible gravité (par exemple, un
vol à l’étalage) et ils sont peu fréquents. Fréchette et
Le Blanc considèrent que, chez la majorité des adolescents, ces actes criminels mineurs représentent une
mise à l’épreuve du système normatif (lois, règles)
dans le cadre d’un processus normal de socialisation ;
ces crimes ne signifient pas un rejet catégorique des
normes. Pour reprendre les termes de mon argumentation, la majorité des adolescents qui commettent
un crime le font parce qu’ils n’ont pas encore acquis
suffisamment de stratégies, de moyens appropriés et
socialement acceptables pour assumer au quotidien
des fonctions lucratives, narcissiques, agressives et
contradépressives.
Les délinquants judiciarisés ne constituent qu’une
proportion très faible des adolescents qui commettent des crimes. Toutefois, ils se distinguent des
adolescents conventionnels (ceux décrits au paragraphe précédent) par l’ampleur de leur activité criminelle. En effet, 70% d’entre eux ont commis plus de
10 délits. Pour la plupart, ils ont commis des délits
graves, tels des vols par effraction et des vols d’automobiles. De plus, leur activité criminelle débute tôt
(avant 10 ans pour 35% d’entre eux) et elle se maintient tout au long de l’adolescence. Finalement, 75%
d’entre eux deviendront des criminels adultes judiciarisés. En comparaison, seulement 11,5% des adolescents conventionnels auront un casier judiciaire à
l’âge adulte. Ainsi, en ce qui a trait aux comportements criminels, la plupart des adolescents se distinguent clairement des adolescents judiciarisés. Mais
qu’en est-il sur le plan de la personnalité ?
Les adolescents judiciarisés présentent de nombreuses caractéristiques distinctives. Ils ont tendance
à se percevoir comme des victimes, ce qui justifie
leur hostilité et leurs comportements de prédation,
qu’ils considèrent comme une juste compensation
pour les torts qu’ils ont subis. La colère est le sentiment dominant dans leur répertoire émotif. Ils sont
hostiles, méfiants, irritables. Finalement, ils ont de la
difficulté à tolérer les délais et ils ont tendance à utiliser les menaces et la violence physique afin de résoudre les conflits (à leur avantage, évidemment). Dans
un ouvrage qui reste une référence en criminologie,
Pinatel affirme que ces traits de personnalité ont
pour prolongement à l’âge adulte une personnalité
criminelle caractérisée par l’égocentrisme, l’agressivité, le manque d’empathie et l’instabilité affective.
Les données de l’étude de Fréchette et Le Blanc
concordent avec les conclusions déjà exposées relativement à la fascination pour le crime mis en scène
dans les arts. Malgré une certaine curiosité pour le
crime, la majorité des gens ont une activité criminelle absente ou triviale, et ils se distinguent par là
des criminels. De plus, sur le plan de la personnalité, les délinquants présentent des caractéristiques
spécifiques (hostilité, manque d’empathie) qui les
démarquent des gens ordinaires. Une autre dimension de l’étude de Fréchette et Le Blanc mérite notre
attention. En effet, dans leur conceptualisation des
comportements et de la propension criminelle, ces
chercheurs ont intégré des concepts relatifs à des
théories sociologiques et d’autres relevant de théories
psychologiques. Cette jonction entre ces deux disciplines constitue un des traits distinctifs de la criminologie.
2
Les corpus de connaissances
de la criminologie
La criminologie se définit par son objet d’étude, le crime. Si elle puise ses concepts et ses méthodes dans la psychologie, la sociologie et le droit, elle est émancipée de ces disciplines mères. Comme le souligne Maurice Cusson, « ce qui fait vraiment la criminologie, ce qui la distingue du droit, de la psychologie, etc., c’est un corpus de connaissances sur un objet : le phénomène criminel. Ce qui caractérise le criminologue, c’est son savoir et c’est aussi son art de savoir, car il est initié aux méthodes d’investigation clinique et scientifique qui lui permettent de comprendre les individus délinquants et de savoir la nature précise des problèmes criminels qui se posent dans un contexte précis ». Les criminologues s’intéressent aux criminels (leur personnalité, leur histoire familiale), aux crimes (les processus décisionnels des criminels qui commettent des fraudes par carte de crédit ou bien de ceux qui dirigent un réseau de trafic de drogue), aux victimes (l’impact d’une agression) et au système de justice (la police, les tribunaux, les pénitenciers). Parmi les questions que se posent les criminologues, on peut noter : pourquoi une personne devient-elle un criminel ? Quelle est l’influence de la famille et du milieu social sur le développement d’une propension au crime ? Pourquoi les crimes violents sont-ils plus fréquents à telle époque ou dans telle ville ? Pourquoi certains comportements en viennent-ils à être définis comme des crimes (la vente de drogues tels l’opium ou la cocaïne) ? Comment peut-on prévenir le crime ? Quels sont les prédicteurs de la récidive chez des criminels judiciarisés ? Quelle est l’efficacité des traitements pour pédophiles ?
Les assises théoriques de la criminologie puisent dans plusieurs disciplines, ce qui se reflète dans la façon de l’enseigner. Ainsi, à l’Université de Montréal, la criminologie est une unité d’enseignement autonome, distincte des Départements de sociologie et de psychologie, ainsi que de la Faculté de droit. Néanmoins, ...