La douleur en Afrique subsaharienne῀:
caractéristiques générales de santé,
aspects anthropologiques, attitude et
connaissance des praticiens
ABOUDOUL-FATAOU OURO-BANG’NA MAMAN
avec la collaboration de
MOHAMADOU DJIBRIL, FLAVIEN KABORÉ,
EUGÈNE ZOUMÉNOU, MARTIN CHOBLI
’International Association for the Study of Pain (IASP) a défini la douleur comme «
῀une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable liée à une lésion tissulaire existante ou potentielle ou décrite en termes d’une telle lésion
῀». Son expression dépend de l’origine ethnoculturelle. Ainsi, les patients italiens et juifs tendent à réagir de façon émotionnelle à la douleur et à exagérer, alors que les Américains de «
῀souche
῀» ont une attitude stoïque, . Chez les Africains, la douleur semble faire partie intégrante de leur vie
῀; les rites et pratiques ancestrales qui ne sauraient disparaître complètement et la quête de l’identité les font vivre de génération en génération au fil du temps. En Afrique, l’homme ne se reconnaîtrait que lorsqu’il s’est affranchi de la douleur.
Les conditions socioéconomiques sont également un facteur influençant la perception de la douleur. Ainsi dans les pays occidentaux, le sentiment de rejet des «῀sans-abri῀» les amène au mépris du corps et à l’indifférence devant leur santé, la douleur n’étant qu’un ajout à une déroute personnelle et un désinvestissement de soi. Aussi dans les milieux sociaux démunis, il semble que l’on soit «῀dur au mal῀». En Afrique, la pauvreté qui peut être génératrice ou conséquence de la douleur met au second plan la nécessité de sa prise en charge. La douleur devenue habituelle par la force des choses est considérée à tort comme normale.
Nous décrirons dans cet exposé les caractéristiques sanitaires de l’Afrique francophone subsaharienne ainsi que les conditions de pratique de l’anesthésie. Nous rappellerons ensuite quelques aspects anthropologiques de la douleur dans cet environnement, le sens donné à celle-ci et nous terminerons par une description des principaux intervenants dans sa prise en charge.
Caractéristiques des pays en développement
Les pays en développement, essentiellement situés en zone inter-tropicale, sont caractérisés par des critères économiques et socio-sanitaires très défavorables῀: produit national brut par habitant faible avec parfois des taux de croissance négative, faible espérance de vie à la naissance, mortalités maternelle et infantile catastrophiques. Dans ces pays pauvres, l’accent est mis sur la médecine préventive avec le programme élargi de vaccination et peu de ressources financières sont consacrées à la médecine curative. Si le nombre et la valeur du personnel influent de manière positive sur la couverture vaccinale, sur l’extension des soins de santé primaires ainsi que sur la survie juvéno-infantile et maternelle, c’est en Afrique subsaharienne que la plus grande pénurie existe. La densité de l’ensemble du personnel de santé pour 1000῀habitants est de 2,3 en Afrique contre 18,9 et 24,8 respectivement en Europe et dans les Amériques. Ainsi les taux de morbidité et de mortalité sont élevés dans les deux groupes particulièrement vulnérables que sont les femmes en gestation et les enfants. Les femmes meurent d’hémorragies de la délivrance, de l’éclampsie et d’infections, les enfants meurent le plus souvent de paludisme, d’infections respiratoires basses, de gastroentérite ou de la typhoïde dont l’une des complications les plus redoutables reste la perforation intestinale. Ces taux de décès sont aggravés ou favorisés par les infections au VIH, les désastres naturels et les guerres, la famine ou la pauvreté. En 2002, 70῀% des personnes vivant avec le VIH se trouvent en Afrique et cette maladie réduirait l’espérance de vie de 62῀ans à 47῀ans.
Outre la douleur physique en rapport avec les nombreuses maladies, il existe toujours une composante psychologique non seulement due à la maladie mais aussi aux conditions socioéconomiques de la population῀: la souffrance en rapport avec les difficultés de subsistance, la maladie ou la perte d’un proche, etc.
L’anesthésie dans les pays en développement est caractérisée par la pénurie de «῀tout῀»῀: (1) Pénurie de personnel qualifié qui fait de l’anesthésie une profession paramédicale, facteur de surmortalité périopératoire dans les pays en développement. En 1998, les effectifs globaux comprenaient 868 infirmiers et 122 anesthésistes-réanimateurs, répartis dans 13 pays francophones étudiés, totalisant 97,5 millions d’habitants. Dans 20῀% des cas, les infirmiers n’avaient reçu qu’une formation pratique «῀sur le tas῀» alors que ceux-ci donnaient seuls l’anesthésie dans 90῀% des cas. (2) Pénurie de matériels de première nécessité (matériels de monitorage, matériels à usage unique de protection des voies aériennes) et certaines drogues comme la morphine, le fentanyl, le propofol, la succinylcholine, l’éphédrine sont méconnues de certaines structures. (3) Le bas niveau socio-économique des patients qui de surcroît devraient honorer de leur poche les ordonnances avant leur prise en charge rendait relative toute urgence. «῀Dans cet environnement de pénurie de tout, la prise en charge de la douleur est prise à tort comme un luxe et ipso facto léguée au second plan.῀»
De nombreux progrès ont été réalisés ces dernières années῀: l’accroissement de la démographie des praticiens d’anesthésie avec une grande disparité entre les pays selon l’existence ou non d’une école de formation῀; la promotion de l’anesthésie locorégionale qui a évolué de 8῀% en 2002 à plus 40῀% en 2006 dans certaines structures hospitalières ῀; la mise en place d’une unité de SSPI῀; la disponibilité de certaines drogues comme la morphine avec possibilité de titration de la douleur dans les SSPI. La conséquence est une diminution de la morbidité-mortalité anesthésique de plus de 50῀% (de 2,57῀% en 2002 à 0,89῀% en 2006 au CHU de Lomé).
Le plus important et le plus dur reste la pérennisation des acquis quand on sait combien de fois ces pays sont en proie à des instabilités démographiques avec des émigrations des professionnels de la santé (dont les raisons sont entre autres l’absence de politique sanitaire motivant l’insertion des médecins qui, formés le plus souvent à leurs propres frais, ont du mal à trouver des emplois épanouissants), mais aussi politiques avec les guerres civiles.
La douleur en Afrique subsaharienne
L’Afrique est diverse, mais il existe en Afrique subsaharienne un fondement culturel sur lequel évoluent de façon très diversifiée les différentes communautés. La perception de la douleur appartient à ce fondement commun.
La douleur telle qu’elle est perçue en Afrique
On pourra sans aucune prétention d’exhaustivité distinguer en Afrique῀:
Les pathologies douloureuses chroniques comme la drépanocytose, les lombalgies ou le zona, au cours desquelles l’homme bénéficie de compassion, d’empathie et de soins. Ces douleurs chroniques font souvent l’objet de traitement traditionnel par scarifications et les cicatrices laissées sur la peau témoignent de la topographie de la douleur.
Les douleurs liées aux rites et traditions de l’évolution de la société, aux tortures physiques et morales d’ordre politique.
Le niveau de tolérance de la douleur en fonction du sexe et/ou de l’âge. Il est recommandé, voire exigé, surtout du garçon, de supporter la douleur quelles que soient son intensité et sa cause, car comme toute épreuve, elle doit être subie à la satisfaction de la famille et par respect pour soi-même, le courage étant perçu comme une vertu cardinale. La capacité à s’affranchir de la douleur permet de hiérarchiser les hommes et est souvent déterminante dans le choix des dirigeants de la communauté. De cette situation découle la pratique de l’endurance. On apprend à dominer la douleur soit au cours des classes d’âges ou des événements rituels et initiatiques. Chez la femme, l’exemple type est la douleur au cours de l’accouchement. Nous y reviendrons.
Événements rituels et douleurs
La vie en Afrique traditionnelle est ponctuée de rites et ces événements rituels jalonnent le développement de l’individu. Ainsi dans les sociétés ouest-africaines et pour une partie de l’Afrique du centre, l’entrée dans le monde des adultes passe par une initiation.
«῀Féré῀»῀: en pays tem du centre du Togo, désigne une potion préparée à base de plantes macérées depuis plusieurs mois, d’odeur désagréable et dont l’objectif est de donner force et endurance à l’enfant dès l’âge de 4-5῀ans au moyen d’une douche matinale quotidienne jusqu’à épuisement de la potion. Quand un adolescent se plaignait d’une douleur, on se posait la question de savoir si ce dernier avait échappé à l’initiation, ce qui représentait une humiliation pour la famille.
La circoncision῀:...