CHAPITRE 1
Les opérations policières des Nations unies
Samuel Tanner et Benoit Dupont
Les opérations internationales de paix ont connu de profonds changements dans leur nature et leurs missions au cours des dernières décennies. D’une stricte surveillance d’accords de cessez-le-feu, elles incluent désormais une vaste palette de responsabilités, s’étendant jusqu’à la stabilisation et la consolidation d’un pays en sortie de guerre. En particulier, ces missions comprennent la prise en charge de la sécurité publique, tâche pour laquelle la composante militaire – jusqu’ici privilégiée et galvanisant la plus grosse partie de l’attention des chercheurs – s’avère peu outillée. Dans cette optique, le rôle de la composante policière a énormément évolué dans les missions des Nations unies (UNPOL), tant quantitativement que qualitativement.
D’un point de vue quantitatif, on relève une nette augmentation de la participation de la police civile dans les missions internationales de paix, atteignant près de 900 % au cours des quinze dernières années. Si le total des policiers déployés en 1995 était de 1600, en date du mois de janvier 2011, ce nombre s’élevait à 14 377, dont 2762 (19 %) provenant de pays francophones. Sur 115 pays contributeurs, la Jordanie, le Bangladesh et l’Inde fournissaient à eux seuls le tiers des effectifs policiers, avec respectivement, 1901, 1842 et 1057 agents déployés. En janvier 2011, on comptait 11 missions de paix incluant des policiers et 41 % de ceux-ci se trouvaient impliqués dans des missions sous l’égide de l’ONU dans des pays francophones.
Qualitativement, un bref survol historique révèle que si les premières missions se confinaient aux conseils prodigués à leurs collègues locaux (Congo, Chypre, 1964), le rôle des UNPOL a pris un tournant majeur à la fin des années 1990, avec la mission des Nations unies au Kosovo (MINUK). Pour la première fois, la police civile internationale fut chargée d’assurer toutes les responsabilités exécutives en lien avec l’application de la loi sur le territoire. Celles-ci comprenaient la gestion du trafic routier, les enquêtes criminelles, le conseil, la formation et la surveillance des structures locales de police (Hansen, 2002 ; Hills, 2009). Une grande proportion des responsabilités de ces missions a pour priorité un retour à la sécurité publique (Oakley, Dziedzic et Goldmberg, 1998 ; Lutterbeck, 2004 ; Braem et Chichignoud, 2008), domaine pour lequel la composante militaire est peu, voire pas équipée (Hills, 2001). Aussi, les UNPOL sont désormais des acteurs incontournables des opérations de paix (Gregory, 1996). Cependant, et malgré cette participation accrue, et à quelques exceptions près (Goldsmith, 2009 ; Perito, 2004 ; Lutterbeck, 2004 ; Gregory, 1996 ; Hills, 2009 ; Grabosky, 2009 ; Dupont et Tanner, 2009 ; Tanner, 2010), l’intérêt des chercheurs demeure largement centré sur la composante militaire. Certes, il faut reconnaître qu’en termes de proportions, les contingents UNPOL ne constituent que 14,5 % de l’ensemble des peacekeepers, dominés par les « Casques bleus ». Ces chiffres indiquent la place croissante, tant en volume qu’en responsabilités, occupée par les policiers dans le cadre de ces missions internationales.
Parallèlement à cette évolution, on observe un tournant important de la doctrine caractérisant la gestion des crises postconflit. Dans son dernier rapport sur la consolidation de la paix, le Secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-moon, propose une série de mesures visant à répondre aux défis actuels qui entravent les opérations de paix (Nations unies, 2009). Outre la nécessité pour les États membres de renouveler leur implication, le Secrétaire propose un programme d’action fondé sur l’efficacité de la direction, une plus grande coordination dans la mise en application des stratégies et dans la gestion des capacités et ressources nécessaires, mais aussi, et surtout, une obligation de résultat. Dans cette optique, et compte tenu des responsabilités croissantes de la police dans la consolidation de la paix, une réflexion sur « ce que fait la police » en zone postconflit est nécessaire.
Outre les questions de doctrine touchant au mandat de la police dans ces affectations – maintien de la paix, formation des polices locales, réforme du secteur de la sécurité – ou des réformes à mener sur le terrain – mises en branle « par le haut », en vertu de décisions bureaucratiques des Nations unies –, très peu de travaux ont encore abordé une question pourtant cruciale : comment les policiers déployés dans ces opérations négocient-ils opérationnellement leur mandat ? C’est pourtant, nous semble-t-il, la question qui prévaut à toute évaluation de la composante policière dans ces missions. Cette question mérite que l’on s’y intéresse sous l’angle de la sociologie policière, et en particulier d’une sociologie policière de l’international. Aussi, évaluer la police ne présume pas dès le départ l’avènement d’une vision normative de celle-ci, établissant ce qu’elle doit ou non faire, ce qu’il est bon ou non qu’elle fasse à l’aune de modèles d’intervention élaborés dans des démocraties libérales stabilisées depuis de nombreuses décennies (Brogden, 2005). Au contraire, et c’est dans cette perspective que s’inscrit cette contribution, évaluer la police s’envisage comme un projet visant à connaître ce qu’elle fait. Connaissance qui repose sur une description minutieuse des activités, pratiques, valeurs, lexiques employés par les acteurs qui la composent. Dans cette optique, évaluation est synonyme d’appréciation. Aussi, dans une séquence logique de la réflexion, et avant d’être en mesure d’imposer des résultats à la composante policière de cet assemblage du travail policier en opération de paix, encore faut-il connaître son fonctionnement et la manière dont elle gère et négocie son environnement. Faire la police dans les zones postconflit, et la transposition d’un savoir-faire acquis en zone pacifiée dans le cadre d’un environnement postconflit, n’est pas sans relever d’un défi organisationnel (Dupont et Tanner, 2009) et pratique (Tanner, 2010) conséquent.
Dans cette contribution, nous proposons, à partir de témoignages de policiers canadiens déployés dans le cadre de la mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH), d’évaluer, au sens défini ci-dessus, la participation policière dans les opérations de paix. Pour ce faire, et partant du principe qu’il s’agit de missions extraordinaires – au sens premier du terme – pour les policiers, nous emploierons un cadre conceptuel qui tient compte du bouleversement provoqué par la transposition de savoir-faire en zone postconflit et, somme toute, assez peu familière aux policiers relativement au contexte qu’ils connaissent et au sein duquel ils évoluent la majeure partie de leur carrière. Plus spécifiquement, et basé sur la notion de sous-culture, que nous développerons dans la section suivante, nous souhaitons dégager une série de grands axes autour desquels l’action et les pratiques policières s’organisent dans ces opérations internationales. Cette démarche, a priori descriptive, présente l’avantage de concentrer notre attention sur la manière dont la police négocie au quotidien son rôle dans l’environnement très fluide et instable qui caractérise ces missions. Nous serons alors en mesure de poser une réflexion plus fondée sur ce qu’il est réaliste, et pertinent, d’attendre de cette composante en matière de résultat. Précisons qu’une limite importante à cette contribution réside dans le fait qu’en dépit des chiffres mentionnés ci-dessus, nous basons notre analyse sur un échantillon somme toute limité dans le nombre, mais aussi dans sa représentativité de l’ensemble des policiers en opération de paix. En effet, il s’agit ici de policiers appartenant au groupe des contributeurs occidentaux, largement minoritaires par rapport à l’ensemble des policiers déployés dans ces missions, dont le niveau de compétence et la compréhension du travail de maintien de l’ordre sont d’une grande hétérogénéité. Cela étant, nous serons malgré tout en mesure de dégager une matrice permettant d’appréhender le travail du UNPOL nord-américain, et d’élaborer ainsi une grille conceptuelle jetant les bases de futures analyses comparatives.
Sous-culture et travail policier en opération de paix
Comment les policiers déployés dans les opérations de paix négocient-ils leur mandat sur le terrain ? Cette question est au cœur de l’évaluation du policekeeping et d’une réflexion sur l’obligation de résultat par la police dans le champ de la consolidation de la paix. Cette problématique peut être envisagée par une approche s’intéressant à la sous-culture policière. Jean-Paul Brodeur ou Dominique Monjardet l’ont montré à plusieurs reprises : la police constitue un assemblage de différents « métiers » (Monjardet, 1996), ou de « visages » multiples (Brodeur, 2003, 2010). L’enquêteur en affaires criminelles n’exerce pas la même profession que le patrouilleur, ou que le policier d’une unité d’intervention tactique. Plus spécifiquement, ces « visages » de la police se distinguent du fait qu’ils mettent en exergue non seulement des mécanismes de sollicitation professionnelle policière, mais aussi des normes collectives, qui diffèrent d’un cas à l’autre (Westley, 1950). Par exemple, en dépit du mythe qui gravite autour de l’image de l’enquêteur, celui-ci demeure largement sollicité par des tâches administratives, soit la nécessité de traduire un ensemble d’informations, de traces et d’indices collectés, ainsi que de témoignages recueillis relatifs à un crime, en une série de preuves admissibles dans un langage juridique (Brodeur, 2010). Quant aux normes collectives, celles-ci renvoient à « un ensemble de solutions apprises pour résoudre des problèmes » (Skolnick, 1966) et forment une sous-culture professionnelle qui oriente la pratique policière. Aussi, et tout comme l’avait déjà indiqué Dominique Monjardet, la notion de culture policière est une coquille vide, qu’il faut plutôt envisager comme un assemblage de sous-cultures, relatives à chaque métier, ou visage, de la police (Monjardet, 1996). Du fait d’un mandat qui varie d’une composante à l’autre de cet assemblage, chaque métier de la police met en exergue des savoir-faire, savoir-être et habitudes, qui diffèrent de l’un à l’autre. Jérôme Skolnick parle alors de « personnalités professionnelles » liées à des aspects différents de la police (Skolnick, 1966). Ces personnalités ne doivent pas tant être envisagées au sens psychologique, c’est-à-dire comme un ensemble de traits fixes et immuables, mais davantage comme le résultat de l’action de l’environnement social sur l’acteur. Aussi, il serait inexact de considérer ces personnalités professionnelles, ou sous-cultures policières, comme des attributs fixes et immuables, ou des « entités concrètes (réification) auxquelles sont attachés des attributs (masculinité affirmée, racisme ou esprit de clan, par exemple) », d’autant plus que les mêmes individus sont souvent appelés à remplir ces diverses fonctions au cours de leur carrière, et donc à s’imprégner de normes de comportement différentes lors de chaque nouvelle affectation (Sheptycki, 2007, p. 130).
La sélection d’une approche dite de sous-culture se justifie d’autant plus dans le cadre de ce chapitre qu’elle permet d’opérer une distinction entre critères endogènes de réussite et d’efficacité policière, et critères exogènes, qui prennent la forme d’attentes formulées par le public, les politiques, ou encore via les mythes véhiculés sur la police dans la culture populaire. L’avènement de critères d’obligation de résultat imposés « de l’extérieur » à la police a souvent suscité de vives réactions – et parfois un désintérêt total – de la part des corps policiers. Cela tient au fait que ces attentes étaient en grande partie soit irréalistes, soit indiquaient un manque patent de connaissance du fonctionnement même de cette organisation. Dans les cas les plus graves, ce décalage a vu se mettre en place des logiques collectives absurdes et l’avènement d’une sous-culture déviante pour des organisations policières confrontées à des politiques du chiffre irréalistes et décidées par des bureaucrates souvent coupés de la réalité de terrain (Punch, 1985 ; Matelly et Mouhanna, 2007). En matière de travail policier en opération de paix, ce déséquilibre s’observe d’une manière différente, tel qu’ont pu le noter certains auteurs (Peake et Marenin, 2008). Il ressort de leurs analyses que des objectifs irréalistes formulés par des institutions révélant un manque de connaissance de la police, ou des conditions opérationnelles caractérisant les opérations de paix, ont tout simplement donné lieu à un océan de « recommandations à vide » et un gaspillage de ressources humaines et financières qui ont eu peu d’impacts sur les institutions policières et sur l’amélioration de leurs pratiques dans les missions de paix.
Il apparaît alors utile de sonder et d’explorer la sous-culture policière propre au contexte d’opérations de paix en étudiant l’ensemble de solutions déployées par les policiers dans le cadre de leurs activités quotidiennes sur le terrain des opérations. En particulier, le savoir-faire policier tel qu’acquis au quotidien est-il transférable dans le contexte postconflit ? Aussi, et sous l’angle exploratoire, quelles sont les dimensions ou mécanismes centraux de sollicitation professionnelle et les normes collectives développées par les policiers en opérations de paix en vue de l’accomplissement de leur mandat ? Répondre à cela permettra de lever le voile sur ce que signifie et implique « faire la police » dans ces missions, et ainsi ébaucher une première tentative d’évaluation du travail des UNPOL. Une fois cette étape réalisée, nous pourrons formuler des attentes plus réalistes sur ce que l’obligation de résultat en matière de consolidation de la paix implique pour la composante policière, ainsi que des recommandations adaptées aux exigences du terrain plutôt qu’aux contraintes bureaucratiques des institutions contributrices. L’ensemble du matériel sur lequel repose notre réflexion provient d’une série de 36 entrevues conduites entre 2004 et 2011 auprès de trois grands services de police canadiens, à savoir la Gendarmerie Royale du Canada (GRC), la Sûreté du Québec (SQ) et le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM). Ces entrevues, de nature exploratoire, portaient sur l’expérience des policiers déployés dans le cadre d’opérations internationales de paix et visaient essentiellement à obtenir une appréhension globale de ces missions, c’est-à-dire envisagées sous l’angle de leur p...