partie ii
Symptomatologie
Chapitre 3
Auscultation : le modèle de l’Antiquité grecque
Dès le début des années 1870, Nietzsche affirme que la philologie est une discipline particulière de la pensée, qui doit seconder la philosophie dans sa mission envers la civilisation. Comme outil, comme méthode et comme savoir, la philologie occupe une place essentielle dans le projet d’une médecine philosophique, ce qui lui confère un rôle dans le cadre de la Kulturkritik. C’est en raison de ce statut culturel de la philologie que Richard Wagner a pu tout naturellement intégrer les perspectives nietzschéennes à ses projets. Wagner annonce d’ailleurs publiquement son appui à La naissance de la tragédie, en même temps qu’il réplique à la parodie de son Œuvre d’art de l’avenir par le jeune philologue Ulrich von Wilamowitz-Möllendorff : « [N]ous attendons qu’un homme sorte un jour de cette sphère merveilleuse [de la philologie universitaire] et nous dise, sans se servir d’une langue savante ni de citations effroyables, ce que les initiés peuvent voir derrière le voile de recherches qui, pour les profanes que nous sommes, sont tellement incompréhensibles, et qu’il nous dise s’il vaut la peine d’entretenir une caste si coûteuse. » Dans sa défense de La naissance de la tragédie, Erwin Rohde, professeur de philologie à l’Université de Kiel depuis quelques mois à peine, fait écho aux attentes du compositeur : « La grande majorité des philologues actuels trouvera en effet tout à fait paradoxal qu’un écrivain essaie sérieusement de faire de la philologie autre chose que l’occasion d’exercer sa perspicacité et sa mémoire ». Nietzsche, en effet, a alors comme ambition de régénérer sa discipline, autant d’un point de vue scientifique que pédagogique. Le souhait que formule Wagner coïncide ainsi avec la compréhension qu’ont Nietzsche et Rohde de leur mission en tant que jeunes professeurs à qui est donnée la possibilité d’épurer la philologie en la ramenant à la grandeur de ses origines.
Pour Nietzsche et Rohde, la source d’une philologie probe et consciente de sa fonction se trouve du côté de Wolf. Auteur d’une encyclopédie de la philologie, professeur à Halle, puis membre de l’Akademie der Wissenschaften de Berlin, l’helléniste et philologue classique Friedrich August Wolf (1759-1824) demeure aujourd’hui encore célèbre pour sa thèse sur la question homérique (Prolegomena ad Homerum, 1795), voulant que loin d’être les œuvres de Homère, l’Iliade et l’Odyssée aient été écrites par plusieurs poètes à des époques différentes. Nietzsche et Rohde ne tarissent pas d’admiration pour ce modèle d’une philologie hardie, audacieuse et créative, qu’il importe de maintenir dans les institutions d’enseignement afin de défendre une Bildung humaniste et d’opposer la Kultur au développement toujours plus rapide de la Zivilisation technique. Dans ses conférences sur l’éducation, Nietzsche juge positivement l’« initiative hardie » par laquelle Wolf « réussit à imposer une nouvelle image du gymnase [le lycée allemand] qui ne devait plus être désormais seulement une pépinière pour la science, mais avant tout le lieu consacré à toute culture noble et supérieure. » Wolf participa au développement d’une culture humaniste dans le Gymnasium, centrée autour du « nouvel esprit classique qui venait de Grèce et de Rome » par l’intermédiaire des « grands poètes » allemands (Goethe, Schiller). Nietzsche déplore que ce camp ait depuis perdu le « combat » au profit de la « culture savante » et de l’« érudition ». Wolf est également cité en exemple par Rohde dans sa lettre ouverte à Wagner, où, optant pour un ton à la fois sérieux et passionné, nostalgique et pessimiste, il écrit :
Il fut un temps où, non sans quelque raison, [la philologie] pouvait porter le nom de « classique » […]. C’était le temps où elle savait pourquoi c’était justement à elle que, dans les lycées, on confiait la plus noble jeunesse, non pas seulement pour l’instruire dans toutes les connaissances utiles, mais pour la cultiver ; c’était le temps de notre plus grande élévation spirituelle, l’époque où, dans sa fameuse Présentation de la science de l’Antiquité [1807], F. A. Wolf opposait à cette Zivilisation qu’on loue tant une Kultur qui est un bien de beaucoup supérieur […]. Je pense qu’instruits par une détresse croissante, nous comprenons actuellement très profondément le grave sens de cette opposition.
Dans leur combat, Nietzsche et Rohde prennent ainsi soin de se situer dans la filiation d’un pilier de leur discipline. Aussi n’est-ce pas un hasard si Nietzsche consacre sa leçon inaugurale à la question homérique — c’est-à-dire à la question sur la personnalité de l’aède (« A-t-on fait ainsi d’une personne un concept, ou d’un concept une personne ? ») : Wolf a donné l’exemple d’une activité philologique tournée vers le développement de l’individualité et l’examen de questions fondamentales, et animée par le courage de proposer des thèses inédites et audacieuses.
Nietzsche insiste pour que la philologie se munisse d’une perspective générale : ceux qui sont les mieux à même de connaître les fondements de la culture occidentale doivent avoir un effet véritable sur le développement de la civilisation. Mais il va plus loin, en affirmant que l’érudition est en réalité à la source des problèmes de l’Allemagne : celle-ci serait notamment malade d’une trop grande soif d’érudition. Or la philologie peut avoir un effet guérissant, mais à condition qu’elle sorte du carcan universitaire et scientifique. Pour cela, le philologue doit élargir les horizons de sa discipline et se faire philosophe.
Rappelons qu’en raison de sa position médiane entre l’art et la science, le philosophe est un agent prophylactique qui peut doser les pulsions élémentaires de la nature de façon à susciter leur sain équilibre dans la civilisation. Nietzsche sait que la compréhension de l’effet médical de la philosophie n’est pas nouvelle : ses essais de jeunesse sur les Grecs rappellent que les Anciens la possédaient déjà. Le professeur cherche donc à revenir aux sources de la philosophie plutôt qu’à la refonder. Contre l’idéalisme de ceux qu’il appellera toujours les « “ruminants” universitaires et autres professeurs de philosophie », il croit que la philosophie prophylactique peut répondre aux perturbations que connaît l’Allemagne de Bismarck. Entre 1869 et 1876, son œuvre est tout entière traversée par cette métaphore médicale qui informe l’élaboration et la mise en œuvre du projet auquel il travaille. Mais une aut...