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La démographie,
une science sociale
La démographie est une science sociale et elle partage avec les autres sciences l’étude d’une partie de la vie en société. En fait, ce qui la distingue vraiment des autres sciences sociales est le fait que son champ d’investigation et d’intervention est bien délimité: la démographie étudie essentiellement les mécanismes à la base du renouvellement des populations. On peut concevoir la démographie comme l’étude d’un système d’entrées et de sorties qui font augmenter (naissances, immigration) ou diminuer (mortalité, émigration) la population. Par exemple, à la fin d’une année, la population d’un pays (ou de toute autre région géographique) aura augmenté grâce aux nouvelles naissances et aux nouveaux immigrants, mais elle aura également diminué à cause des décès et des personnes qui sont parties, à savoir les émigrants. Il s’agit de questions vitales et toutes les sociétés cherchent les moyens d’atteindre des objectifs démographiques en lien avec leurs aspirations économiques et politiques. Ce n’est pas toujours évident, comme en témoignent les débats actuels sur le spectre de la décroissance et de ses effets sur les besoins en main-d’œuvre, ou encore sur les effets du vieillissement de la population.
Une partie de la démographie consiste à établir des bilans, à faire le suivi en quelque sorte des niveaux des trois phénomènes démographiques (fécondité, mortalité et migration) et éventuellement de proposer des hypothèses de projections de la population. Pour ce faire, les démographes ont dans leur boîte à outils les données fournies par les recensements et l’état civil. Les recensements constituent une source d’information de base et c’est pourquoi les démographes suivent de près les décisions politiques en matière de collecte des données. La décision du gouvernement conservateur du Canada de ne plus rendre obligatoire dans le recensement de 2011 le questionnaire long, qui a fourni pendant de nombreuses années des informations clés sur un nombre important de variables, a créé un véritable tollé dans la communauté scientifique, et en particulier chez les démographes. L’état civil, quant à lui, fournit les données sur les naissances, les décès et les mariages dont les démographes se servent pour mesurer la fécondité, la mortalité et la nuptialité.
Si pendant longtemps on a pu reprocher à la démographie d’être très dépendante des données produites par la statistique publique ou générées par les pouvoirs officiels, cela n’est plus le cas. Aujourd’hui, on pourrait même affirmer que la grande majorité des travaux sur les causes des phénomènes démographiques proviennent de grandes enquêtes auprès d’échantillons représentatifs des groupes étudiés. Mes propres travaux sur la migration ont tous été nourris par des enquêtes spécifiques permettant d’explorer des hypothèses explicatives qu’il n’est pas possible d’exploiter avec les données des recensements.
À cause de son caractère quantitatif, la démographie a longtemps été accusée d’être plutôt empirique et sans préoccupation théorique. Il s’agit à mon avis d’une fausse perception, car la démographie est aussi une science explicative et possède un corpus théorique important. Trois approches ont été particulièrement développées dans le cadre de mes recherches: la théorie du régime démographique, la théorie de la transition démographique et la théorie des stratégies de survie.
Le régime démographique
La notion de régime démographique renvoie à l’idée que chaque société, en lien avec son mode de production économique, développe des mécanismes spécifiques de reproduction. De façon schématique, cette théorie a surtout été appliquée à deux types de société.
Le premier type pourrait être appelé «régime nataliste» et fait référence aux sociétés rurales et agricoles. Ce régime est dit nataliste, car le mode de production économique repose sur le travail familial, la famille constituant une unité de production, et favorise une fécondité élevée. Dans le régime nataliste, compte tenu à la fois de la forte mortalité infantile et de l’importance sociale et économique des enfants, tout est mis en œuvre pour «maximiser» la fécondité: l’âge au mariage est précoce, surtout pour les filles, le mariage est universel et la contraception n’est pas pratiquée. Quant à la migration, elle sert à renforcer le groupe et elle est largement contrôlée par la famille. Il est important de souligner que ces sociétés sont souvent patriarcales et imposent une division sexuelle du travail qui assigne aux femmes l’essentiel du travail domestique. Enfin, ce régime est également caractérisé par une structure d’âge jeune, en lien entre autres avec la haute fécondité. Comme la mortalité et la fécondité sont élevées, la croissance démographique est faible.
Le deuxième régime démographique nous est plus familier, puisque c’est celui dans lequel nous vivons, à savoir celui des sociétés industrialisées caractérisées par le mode de production capitaliste. Dans ce régime, la famille n’est plus une unité de production, le travail se trouvant en dehors de la famille, dans ce qu’on appelle le marché du travail. La haute fécondité n’est plus nécessaire et les mécanismes de reproduction mentionnés plus haut jouent plutôt dans le sens d’une faible fécondité: l’âge au mariage s’élève et, surtout, la pratique de la contraception se généralise. On a même parlé de révolution démographique. De plus, grâce aux progrès médicaux et à l’amélioration des niveaux de vie (en particulier grâce à une meilleure alimentation), la mortalité est faible (comparée au passé). La migration devient un atout pour améliorer les conditions de vie de la famille ou pour profiter des occasions d’emploi là où elles se trouvent. Pour plusieurs sociétés, l’immigration constitue un atout important afin de combler les besoins en main-d’œuvre. La division sexuelle du travail est moins prononcée que par le passé, même si encore aujourd’hui les femmes sont davantage impliquées dans le travail domestique que les hommes et qu’elles subissent des inégalités en emploi. Enfin, une faible fécondité produit une structure par âge plus vieille: le vieillissement de la population constitue actuellement un des plus grands défis de plusieurs sociétés qui doivent revoir les modes d’articulation entre démographie et travail.
La transition démographique
La deuxième théorie, celle de la transition démographique, en lien direct avec la notion du régime démographique, est particulièrement bien connue. Cette théorie décrit le passage d’un régime démographique à l’autre et met en relation les niveaux de fécondité et de mortalité dans différentes sociétés à diverses étapes de leur histoire. Cette théorie permet de décrire l’évolution démographique en diverses phases. La première phase caractérise les sociétés agricoles et rurales, dans lesquelles la fécondité et la mortalité sont élevées et la croissance démographique faible. Dans la plupart des pays du monde, cette époque est terminée. La deuxième phase concerne l’étape où la mortalité diminue, mais où la fécondité demeure encore élevée: c’est une phase de croissance démographique rapide. Plusieurs pays en développement seraient encore dans cette phase, ce qui a suscité nombre de débats sur les effets négatifs de la croissance démographique rapide sur le développement économique. Une troisième étape a longtemps caractérisé les sociétés industrielles et urbaines, quand la révolution démographique a produit de faibles niveaux de fécondité et de mortalité. Aujourd’hui, on parle même d’une révolution mondiale, dans la mesure où les niveaux de fécondité sont partout à la baisse. On peut maintenant rajouter une quatrième étape, celle où les niveaux de fécondité se situent en bas du niveau de remplacement de la population (moins de 2,1 enfants par femme) et annoncent une possible diminution de la population en nombres absolus. Il est évident que nos sociétés ne sont pas habituées aux modèles de décroissance, de sorte que les solutions requises pour faire face aux nouveaux défis démographiques ne sont que timidement envisagées.
Cette vision «classique» de la transition démographique demeure fort limitée, puisqu’elle ne se concentre que sur la croissance naturelle produite par les différences entre les niveaux de fécondité et de mortalité. À cette transition démographique au sens restreint, il convient de rajouter d’autres transitions fondamentales. En lien avec la fécondité, on peut mentionner la transition familiale: émergence de nouveaux modèles familiaux et d’unions, changements dans les rôles des hommes et des femmes. De plus, au-delà des niveaux de mortalité, il faut tenir compte de façon plus globale d’une transition en santé, c’est-à-dire des changements dans les causes de décès (la transition épidémiologique) et des nouveaux facteurs de risques (nouveaux virus, pollution, etc.). Une des transitions des plus importantes pour ses conséquences sociales et économiques est le passage d’une société jeune à une société vieillissante (transition de la structure par âge). Il faut enfin rajouter la transition migratoire caractérisée par la fin de l’exode rural et l’importance gran...