Écrire le temps
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Écrire le temps

Les tableaux urbains de Louis Sébastien Mercier

  1. 272 pages
  2. French
  3. ePUB (adapté aux mobiles)
  4. Disponible sur iOS et Android
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Écrire le temps

Les tableaux urbains de Louis Sébastien Mercier

À propos de ce livre

Figure emblématique du tournant des Lumières, Louis Sébastien Mercier (1740-1814) est l'auteur d'une oeuvre abondante qui fascine par son étonnante modernité. Mercier, qui s'autoproclame « hérétique en littérature », pose sur le monde un regard neuf, débarrassé des anciennes hiérarchies.Dans son oeuvre panoramique, formée du Tableau de Paris et du Nouveau Paris, il arpente les rues de la capitale à la recherche de « matière à ses crayons »: il croque sur le vif la vie urbaine, les scènes du quotidien et les moeurs parfois étranges des habitants. Les deux oeuvres donnent à voir une ville qui change à vue d'oeil, qui ne cesse de déborder de ses enceintes, une ville qui, devenue le théâtre d'une grande révolution, se réinvente et réécrit son histoire.Geneviève Boucher est professeure au Département de français de l'Université d'Ottawa. Elle a publié de nombreux articles et comptes rendus sur l'oeuvre de Louis Sébastien Mercier et sur l'imaginaire révolutionnaire.

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Chapitre 1

L’épaisseur temporelle

Sous le Paris actuel, l’ancien Paris est distinct, comme le vieux texte dans les interlignes du nouveau.
Victor Hugo1
Le Tableau de Paris et Le Nouveau Paris ont longtemps posé à la critique des problèmes de classification. Sous quelle catégorie générique ranger cette prose descriptive qui ne relève totalement ni du discours littéraire ni du discours philosophique? C’est sans doute le terme de littérature panoramique qui rend compte avec le plus de justesse des particularités formelles des deux Tableaux. C’est déjà sous cette appellation souple que Walter Benjamin rangeait les différents tableaux de mœurs et les physiologies urbaines qui foisonnent à partir de la fin du xviiie siècle – et surtout au xixe siècle2. Parce qu’elle cherche à décrire le monde contemporain en faisant le portrait des acteurs urbains, en représentant les lieux centraux de la ville et en décodant les mécanismes qui structurent la société, la littérature panoramique est éminemment ancrée dans le présent. C’est son goût pour la contemporanéité qui incite Mercier à choisir cette forme vivante, qui permet de saisir la ville dans son actualité la plus immédiate. Mais l’espace urbain ne peut jamais être réduit à un pur présent: il donne à lire son histoire à travers sa physionomie actuelle et annonce son déploiement futur. Le présent ne règne donc pas seul: il partage la scène avec de multiples instances temporelles. Dans le Tableau, différentes temporalités s’imbriquent les unes aux autres, de telle sorte que le présent n’est jamais complètement isolé du futur qu’il prépare, ni du passé dont il porte la marque indélébile. C’est ce phénomène de cohabitation temporelle qui fera l’objet de cette première partie. Il s’agira de comprendre sous quelles formes le passé continue à habiter la physionomie urbaine en dépit de l’idéologie progressiste qui incite au dépassement perpétuel. Dans quelle mesure le passé – et quel passé – est-il intégré au présent que Mercier tente de saisir? Sous quels aspects (thématiques, formels, stylistiques) se présente cette incorporation? En quoi ces représentations dialoguent-elles avec l’imaginaire ambiant?

Le passé de Paris lisible
à travers la physionomie
actuelle de la ville

Lorsque Mercier définit son objet, la «physionomie» de la grande ville (TdP, p. 13), il s’inspire des travaux de Lavater sur la physiognomonie, science selon laquelle la constitution physionomique d’un individu reflète ses dispositions psychologiques3. Pour la physiognomonie, le visage d’un individu est marqué tant par son caractère intrinsèque que par sa personnalité, mais également par son passé. Les rides d’expression, ces plis qui s’impriment sur le visage suivant la manière de sourire ou de froncer les sourcils, sont un bon exemple de cette empreinte du passé sur le présent. De la même manière, lorsque Mercier saisit la physionomie de la ville, il ne se limite pas au présent, mais porte attention à toutes ces «rides d’expression» qui rendent le passé visible à travers le présent.
C’est par le biais de la promenade que Mercier donne à voir la ville; c’est par elle qu’il devine sous les rides du Paris actuel le visage du Paris d’antan. Loin de ne permettre que l’appréhension du présent, la promenade est une forme littéraire privilégiée qui s’inscrit sous le signe de la multiplicité temporelle, car elle permet de condenser différentes temporalités. Le promeneur attentif sait voir dans chacun des lieux qu’il décrit davantage que son visage actuel: il arrive à remonter le temps et à décrypter l’histoire qui s’y cache. Autrement dit, il voit simultanément toutes les couches temporelles qui, superposées, constituent l’identité du lieu. En tant que forme littéraire, la promenade, par le mouvement et la diversification des points de vue qu’elle implique, est au cœur du renouvellement poétique que Mercier contribue à mettre en place. Pour bien saisir les enjeux de la promenade, il importe de la considérer non pas comme un procédé d’écriture authentique (quoi que Mercier en dise), mais plutôt comme un exercice littéraire doublé d’une posture4. Certes, Mercier se plaît à se représenter arpentant les rues et écrivant sur les bornes: il va jusqu’à affirmer qu’il a écrit le Tableau de Paris «avec ses jambes» (TdP, II, p. 1309), mais l’on sait qu’il a en fait écrit la majeure partie de son ouvrage dans les Alpes suisses où il s’était réfugié pour échapper aux autorités qui avaient fait interdire les premiers volumes du Tableau. La figure de l’écrivain-promeneur relève donc de la mythification plus que de la réalité: c’est une posture que Mercier crée pour légitimer ses propos et son approche empirique, autrement dit, pour renforcer son ethos.
Mais la promenade, toute fictive qu’elle soit, est un exercice littéraire d’associations et de condensations spatiotemporelles et c’est précisément à ce titre qu’elle est intéressante. Elle permet non seulement, par la souplesse de sa forme, de jouer sur les conventions esthétiques, mais elle infléchit les conceptions du temps inhérentes à l’œuvre, car elle condense différentes temporalités. Dans la mesure où le promeneur aborde successivement des lieux portant l’histoire d’époques différentes, la promenade dans la ville est aussi une promenade dans le temps. Pour reprendre anachroniquement la formule baudelairienne, on peut dire que chez Mercier, la flânerie urbaine se double d’une flânerie historique. Paris offre une superposition de couches, de strates temporelles qui se dévoilent pour peu qu’on cherche à les découvrir. Les lieux parisiens se présentent sous une forme que l’on pourrait qualifier de géologique dans la mesure où leur apparence actuelle ne peut être complètement isolée de leur histoire. À l’instar de la surface terrestre, composée de multiples sédiments, la ville voit cohabiter une série de couches temporelles qui se superposent et que l’observateur attentif arrive à mettre au jour. Cette vision géologique de l’histoire de la ville s’exprime admirablement dans les propos que tient Mercier sur l’enfouissement des cadavres. Au chapitre intitulé «Les convois», il s’amuse à calculer le nombre de morts inhumés à Paris sur une période de cent ans. Il est fasciné par la cohabitation de toutes ces dépouilles sur un territoire relativement restreint: «Dans l’espace de cent années, il faut que deux millions cinq cent mille individus déposent leurs ossements et leurs chairs alcalisées sur un point de six mille toises de circonférence; et dans cet espace, trente cimetières suffisent pour recevoir ce grand nombre de cadavres» (TdP, I, p. 645). Le passé envahit littéralement le présent, phénomène amplifié par le nombre démesuré de cadavres, qui contraste avec la petitesse de l’espace. De la même manière, Mercier fait l’inventaire du bétail consommé annuellement par les Parisiens et dont les dépouilles doivent être ensevelies: à ce nombre impressionnant (plus de six cent mille, toutes espèces confondues), il ajoute les vingt-deux mille dépouilles humaines qui peuplent annuellement le sol de la capitale.
Quatre-vingt-douze mille bœufs, vingt-quatre mille vaches, cinq cent mille moutons, voilà la consommation annuelle de la capitale. Calculez le nombre que cela fait au bout de cent ans. Joignez-y vingt-deux mille dépouilles mortelles pour les cimetières, et voyez si cette terre est engraissée, et comme elle doit abonder un jour en terre calcaire, produit égal, hélas! des ossements humains et des ossements d’animaux (TdP, II, p. 720).
Ces ossements, en se décomposant, «engraissent» le sol de la capitale et le rendent plus riche en minéraux de toutes sortes. Les restes du passé, loin d’être de pures abstractions, ont une existence matérielle attestée puisqu’ils composent littéralement le sous-sol de la capitale. L’histoire de la ville, l’histoire des générations qui y ont successivement vécu, se voit abordée par le biais d’une métaphore géologique: elle est d’abord et avant tout une histoire du sol parisien.
Cette conception de la terre comme lieu de condensation de couches temporelles s’exprime encore après la Révolution dans Le Nouveau Paris. Dans le chapitre intitulé «Sépultures», Mercier réagit à un projet de loi stipulant qu’«il est libre à tout individu de faire brûler ou inhumer, dans tel endroit qu’il jugera convenable, le corps de ses proches, ou des personnes qui lui seront chères, en se conformant aux lois de police et de salubrité» (NP, p. 820). La majeure partie du chapitre est une transcription d’un discours prononcé à la Convention pour empêcher ce projet d’être adopté. L’argumentation de Mercier se fonde sur deux idées présentées comme interdépendantes: 1. l’incinération est contre nature, car elle empêche au cadavre de «retourner à la terre», c’est-à-dire de se décomposer dans la Terre-mère dont il est issu; 2. les rites funéraires et la gestion des sépultures doivent être contrôlés par une instance centralisée, car la mort est un phénomène qui rattache l’humain au social autant qu’au divin. Privatiser les usages entourant la mort reviendrait donc à isoler l’individu des entités supérieures dont il relève (la société, la Nature) et auxquelles il est redevable. La vision matérielle et géologique impliquée par la cohabitation temporelle se prolonge dans une forme d’intemporalité divine: les cadavres «appartiennent indistinctement à la terre, qui leur a prêté ses éléments, et n’appartiennent qu’à elle» (NP, p. 809-810). Une fois privé de son âme, le corps ne demande qu’à rentrer dans la terre
parce qu’il est fait pour s’y décomposer lentement et successivement, et par des lois physiques reconnues. C’est là qu’il accomplit la dette qu’il a contractée en naissant, et il n’est honorablement et utilement que là.
Vouloir brûler ce corps, comme le demande le rapporteur, est une erreur grossière, si ce n’est pas au fond un attentat physique, un sacrilège envers la nature; car c’est empêcher le reversement des matières composantes qui forment la nourriture, la richesse et la parure du globe (NP, p. 811).
Élément destructeur, le feu priverait la terre de «ce qu’elle a droit d’attendre pour la reproduction des végétaux et pour la formations des terres calcaires» (NP, p. 811), et ferait de la mort une destruction plutôt qu’une régénération. Pour Mercier, l’immortalité de l’âme est inséparable d’une certaine immortalité du corps, laquelle exclut toute destruction définitive de la matière organique. La réunion de tous les cadavres décomposés au cœur de la Terre-mère participe d’un imaginaire cosmogonique selon lequel la matière circulerait à l’intérieur du Vivant, se recyclant périodiquement en prenant une forme tantôt minérale, tantôt végétale, tantôt animale ou humaine.
Il n’y a pas que la terre qui soit un amalgame de multiples temporalités. Les lieux construits par l’homme sont également des vecteurs de communication entre les générations en ce qu’ils sont porteurs de multiples temporalités: c’est pourquoi le contact avec le lieu dans la promenade (réelle ou fictive) contribue à faire resurgir ces différentes couches temporelles. Un bon exemple de superposition temporelle se trouve au chapitre DCCXXXVII sur le faubourg Saint-Antoine, chapitre qui s’inscrit dans une série où Mercier décrit la vie des divers quartiers de la capitale. Le lecteur s’attend à trouver une description de ce quartier tel qu’il se présente en cette fin du xviiie siècle, mais Mercier ne dit presque rien du quartier actuel. Sa promenade l’incite plutôt à remonter le temps pour décrypter un passé vieux de plus d’un siècle: la quasi-totalité du chapitre est ainsi consacrée à une réflexion sur la Fronde, dont les événements les plus marquants se sont déroulés au faubourg Saint-Antoine.
Dès la première phrase du chapitre, on comprend bien que c’est la promenade, mise en tête du chapitre, qui incite Mercier à «creuser» dans le temps: «Quand je me promène dans le faubourg Saint-Antoine, je me rappelle la guerre de la Fronde» (TdP, I, p. 688). Le seul fait de «se promener» implique directement celui de «se rappeler», le présent intemporel renforçant le lien de causalité entre promenade et mémoire. La promenade ne se limite pas à une prise de contact avec le monde empirique: elle laisse place à l’imagination et à la réflexion historique. C’est en cela que la promenade merciérienne est une formidable condensatrice de temporalités: la couche temporelle correspondant à la Fronde devient visible, tel un palimpseste, à travers le présent.
Une telle cohabitation du passé et du présent est mise en scène de façon éloquente dans le chapitre que Mercier consacre à l’Hôtel de Cluny. L’auteur n’évoque l’actuel locataire des lieux, un certain sieur Moutard, imprimeur, que pour mieux ressusciter les personnages historiques qui ont vécu dans cet hôtel, soit l’empereur Julien et Charlemagne:
Le palais ordinaire des rois de la première race, est habité aujourd’hui par le sieur Moutard, libraire; il dîne où soupait l’empereur Julien, et ses servantes habitent les chambres où Charlemagne fit enfermer ses deux filles qui avaient un peu trop hérité du tempérament de leur père. Ce fut pour les yeux de Charlemagne un étrange spectacle, lorsque cet empereur, levé de trop grand matin, se promenant dans sa chambre et jetant les yeux sur une petite cour de son palais, aperçut à travers les fenêtres, à la lueur du crépuscule, la princesse, sa seconde fille, les pieds dans la neige, portant sur son dos le premier ministre. Prête à succomber sous ce fardeau, elle le transportait courageusement jusqu’à l’autre bout de la cour; ainsi l’on n’aurait pu découvrir sur la neige des pas d’homme, et le ...

Table des matières

  1. Remerciements
  2. Introduction
  3. Première partie
  4. Chapitre 1
  5. chapitre 2
  6. Deuxième partie
  7. chapitre 3
  8. Chapitre 4
  9. troisième partie
  10. chapitre 5
  11. Chapitre 6
  12. Conclusion
  13. Bibliographie