CHAPITRE 1
L’autobiographie «trop» révélatrice
Alors que treize ans les séparent, Sophie Calle et Annie Ernaux ont fait leur entrée sur la scène culturelle française à peu près au même moment, à savoir au début des années 1980. Née en 1940, Annie Ernaux est la plus âgée des deux. Bien que toutes les deux soient françaises, elles sont d’origine différente: Calle est née dans une famille bourgeoise parisienne alors que les parents d’Ernaux étaient de petits commerçants normands. Comme elle l’exprime dans de nombreux textes et entretiens, Ernaux a vécu difficilement son ascension sociale: adolescente, elle a ressenti la honte de ne pas être «à la hauteur»; adulte, agrégée de lettres modernes, mariée et mère de deux fils, c’est celle d’avoir trahi ses origines qui l’a assaillie. De plus, Ernaux a commencé à écrire en secret, entre les repas, pendant que les enfants dormaient, quand son mari était au travail. Entre 1974 et 1981, elle a publié chez Gallimard ses premiers romans, des œuvres narratives denses, difficiles, remplies de patois et plus ou moins inspirées par son enfance en Normandie, ses études à Rouen et son mariage bourgeois: Les armoires vides (1974), Ce qu’ils disent ou rien (1977) et La femme gelée (1981). Ce n’est pourtant qu’au moment de la publication de La place, un récit qui lui a valu le prix Renaudot en 1984, qu’elle s’est fait remarquer d’un plus large public: dans cette œuvre charnière de son corpus, consacrée à la vie de son père, Ernaux assume une écriture précise, dépouillée et claire, et la position d’ethnologue littéraire de ses origines et de la vie quotidienne.
Quant à Calle, en 1978, après sept ans de pérégrinations autour du monde en faisant de petits boulots – elle a travaillé dans un cirque au Canada, a nettoyé de la marijuana en Californie, a vendu des pots de confitures et du miel en Ardèche, a fait de la pêche en Crête –, elle est rentrée à Paris pour devenir photographe, une carrière que son père collectionneur d’art voulait bien encourager. D’après le mythe de
sa venue à la création, elle est devenue artiste grâce à l’intervention
de Bernard Lamarche-Vadel, conservateur de musée: Calle a exposé
Les dormeurs (1979), une œuvre rassemblant les résultats d’une expérience effectuée dans son propre lit, à la Biennale des Jeunes de 1980 au Musée d’art moderne de la ville de Paris. Quelque temps après, elle a intégré la galerie Chantal Crousel et a réalisé ses projets de filature, d’espionnage et d’exploration urbaine à Paris, à Venise et dans le Bronx, à savoir Filatures parisiennes (1978-1979), Suite vénitienne (1980), Le Bronx (1980), L’hôtel (1981) et La filature (1981). Au cours de l’été 1983, Calle a pu présenter sa pratique artistique à un public français général en faisant paraître le feuilleton «L’homme au carnet» au jour le jour dans le journal de gauche Libération.
Du moins en surface, l’écart entre les projets créateurs d’inspiration autobiographique de Sophie Calle et d’Annie Ernaux du début des années 1980 semble énorme. Tandis qu’Ernaux se penchait sur les luttes de classe, l’importance et certaines hypocrisies de l’éducation, notamment des femmes, et les injustices sociales quotidiennes, Calle invitait des inconnus à dormir dans son lit et se promenait dans la rue pour photographier les passants de dos. Toutefois, il est possible d’établir d’ores et déjà quelques liens concrets entre leurs philosophies respectives de création: le souci du détail, l’enquête sur la vie privée, un regard féminin désirant porté à la fois vers le monde extérieur et les tergiversations de l’intérieur. Les deux artistes entretenaient aussi un rapport tout particulier à l’autre basé sur l’observation à distance de son comportement et de ses habitudes.
Qui plus est, l’avènement des deux créatrices à une certaine notoriété artistique correspond à la rencontre très générale en France de trois grands mouvements sociaux, artistiques ou politiques importants dont le but était de conférer une valeur plus grande aux expériences et aux ennuis de tous les jours. La valorisation du quotidien, instaurée par la Critique de la vie quotidienne (1947) d’Henri Lefebvre, explorée davantage de 1957 à 1972 par Guy Debord et les Situationnistes et théorisée par Michel de Certeau dans son étude L’invention du quotidien (1980), constitue le premier jalon d’une pensée du quotidien. L’irruption, simultanément sur les scènes politiques et sociales françaises et dans la littérature et les arts à partir des années 1960 et 1970, des mouvements féministes (dont le Mouvement de libération des femmes) souscrivant tous d’une manière variable au slogan «le privé est politique» vient bouleverser le champ social et artistique. Finalement se joint à ces deux mouvements faisant le pont entre les soucis politiques et l’expression artistique la théorisation purement formelle du «genre» littéraire autobiographique (notamment par Philippe Lejeune en 1975), un genre qui prend aussi comme point départ le personnel, suivie du débat éclatant entourant l’autofiction après la publication de Fils (1977) par Serge Doubrovsky.
Le rapport entre l’émergence de ces discours et les œuvres de Sophie Calle et d’Annie Ernaux est complexe. Posant les assises de leur travail créateur comme celles de la réception de leurs œuvres, ces discours constituent l’arrière-fond sur lequel se déploie l’inscription, parfois difficile, des deux créatrices dans les canons contemporains de l’art et de la littérature. Sans que ni l’une ni l’autre n’ait jamais ouvertement revendiqué son appartenance au mouvement du quotidien, au féminisme en général, à la théorie de l’autobiographie, on peut croire – et c’est ce que j’avance – que ces trois courants de pensée ont influencé le développement de leurs pratiques créatrices. Il est également incontestable que c’est dans ces optiques que leurs œuvres ont été, et sont encore aujourd’hui, reçues, interprétées, analysées. Par conséquent, Sophie Calle et Annie Ernaux occupent un rôle intéressant et actif dans la formation et le façonnement des discours sur la création contemporaine, à la fois en tant que participantes, élaborant des œuvres qui ne cessent de poser des questions touchant aux soucis du moment présent, et en tant qu’artistes-critiques cherchant, chaque fois et avec chaque œuvre, à mettre à l’épreuve les catégories et les limites créées, débattues et renforcées par la circulation de ces mêmes discours. Grâce au double rôle qu’elles jouent dans la sphère culturelle française, le rapprochement le plus fécond à faire entre les deux créatrices concerne la portée critique de leurs pratiques. Si l’on prend les textes et les œuvres d’art de Sophie Calle et d’Annie Ernaux choisis pour l’analyse dans cet ouvrage comme des manifestations ou des explorations singulières de la relation art-vie, on peut alors voir se dessiner les contours d’un champ littéraire et artistique, émergeant vers la fin des années 1970 et le début des années 1980, à la confluence de trois discours très différents traitant tous de l’intime.
Dans The Museum Establishment and Contemporary Art: The Politics of Artistic Display in France after 1968, Rebecca J. DeRoo rend compte des nombreuses métamorphoses, plus ou moins efficaces, plus ou moins authentiques, qui se sont accomplies entre les murs du musée français à la suite des contestations de Mai 68. Attaqué par les militants réclamant «des centres artistiques et culturels représentatifs de leurs soucis, accessibles, actualisés et engagés», bref, réclamant des institutions qui seraient à leur image, le musée s’est trouvé obligé, du moins symboliquement, à s’adapter, à se renouveler. DeRoo consacre un chapitre de son étude à l’accueil problématique au sein de l’institution des œuvres d’Annette Messager, plasticienne française qui partage les préoccupations de Calle et d’Ernaux. Alors qu’il est possible que ni Sophie Calle ni Annie Ernaux n’aient été au courant de la pratique artistique d’Annette Messager au moment où elles se sont mises à créer, il existe des liens évidents entre leurs œuvres de la période fin 1970-début 1980 et celles de Messager du début des années 1970. Par exemple, Messager a soigneusement élaboré une série de cahiers – des Albums-collections (1971-1974) – qui mélangeaient l’esthétique du journal intime à des mots et des images tirés directement de la presse ou recopiés de livres de recettes, de manuels d’école. Certains des albums semblaient traiter de sa vie personnelle; d’autres, tels que Mon guide de tr...