CHAPITRE II
Mobilité et porosité:
dynamiques d’interaction
des catégories du privé et du public
La séparation des sphères est beaucoup plus subtile qu’il n’y paraît. Non pas seulement exclusion, clôture, renfermement; mais distinction, utilisation, limites. D’autre part, il n’y a pas adéquation entre les sexes et les sphères. Tout le public n’est pas masculin, ni le privé, féminin. Et si la spatialisation joue fortement son rôle, elle ne commande pas tout. L’exercice du pouvoir ne se réduit évidemment pas à une géographie.
Michelle Perrot, Les Femmes ou les silences de l’Histoire
La question du lieu de l’écriture est centrale dans la pratique épistolaire puisque la correspondance découle généralement de l’absence ou de la distance qui séparent les épistoliers. La lettre est fondée sur un système oscillatoire entre le «je» et le «tu», et entre l’ici et l’ailleurs. La construction de l’image de soi et de celle du destinataire est indissociable de l’environnement dans lequel le sujet écrit, mais elle est aussi orientée vers le lieu de l’autre. Cherchant à établir une poétique de la lettre familière au XVIIIe siècle, Benoît Melançon rappelle que puisque «l’épistolier investit la lettre de la mission d’assurer une simultanéité par-delà l’absence, il se donne souvent à voir au moment de l’écriture de la lettre, de sa réception ou de sa lecture» (Melançon, 1996: 97). L’identification à un lieu constitue un facteur de l’identité et c’est pourquoi l’étude de la construction de l’image de soi dans le discours doit prendre en considération la représentation des lieux. En ce qu’elles ouvrent de nouveaux possibles aux femmes, les circonstances propres au contexte insurrectionnel sont favorables à une redistribution des valeurs associées aux sphères politique et domestique. Dans un article paru dans les Cahiers de Narratologie, Alain Vaillant souligne, de manière synthétique, que
[p]our Harbermas, la notion d’espace public découle de deux distinctions fondamentales: d’une part entre le domaine public, qui correspond strictement à l’espace réservé à l’autorité publique de l’État, et le domaine privé; d’autre part, à l’intérieur du domaine privé, entre la sphère privée, qui englobe à la fois les transactions économiques entre les personnes et le cercle familial, et ce qu’il appelle la sphère ou l’espace public, dévolu à l’échange intellectuel, culturel et politique. (Vaillant, 2013: 4)
Pour saisir pleinement ces rapports au XIXe siècle, il faut nuancer l’opposition entre public et privé, bien que celle-ci s’avère commode et englobante. En ce qui concerne plus précisément les femmes, elles sont exclues du domaine public qui émerge au tournant du siècle au Bas-Canada, notamment avec la création de la Chambre d’assemblée. Elles sont également exclues de la part de la sphère privée qui concerne les transactions économiques et les entreprises commerciales comme la presse. L’articulation entre le privé et le public est donc complexe et délicate en raison, entre autres, des événements révolutionnaires, de l’existence de lieux mitoyens et de la presse, qui révèlent la porosité des frontières entre la sphère publique, la sphère privée et l’espace domestique familial. En faisant état des nombreuses occasions de déplacements qui marquent la décennie 1830, la lettre participe et témoigne d’un nouveau partage des valeurs entre ces pôles. Elle permet d’envisager comment les femmes profitent des opportunités qui s’offrent à elles pour brouiller la ligne de séparation entre la catégorie du privé domestique – à laquelle elles sont identifiées – et celle du public – dont elles sont largement exclues. L’étude des dynamiques d’interaction entre ces pôles ne se limitera pas aux lieux occupés ou fréquentés, mais tiendra également compte des tensions entre la confidentialité et la publicité de la lettre ainsi qu’entre le discours intime et celui de l’imprimé.
Plusieurs éléments, dont le retrait du droit de vote des femmes et l’idéalisation de la vie privée au détriment de la vie publique, tendent à montrer que la division entre ces sphères d’activités se radicalise au cours du XIXe siècle, selon un principe de complémentarité (l’une est ce que l’autre n’est pas). Les épistolières canadiennes seront donc amenées à déployer des stratégies dans l’écriture pour dévoiler le caractère encore plus arbitraire de cette division en temps d’insurrections. Qu’elles vantent les charmes des sphères publique et étatique, entendues à la fois comme corps politique, lieu où se forme l’opinion publique et mondanités, ou qu’elles critiquent leur quotidien domestique, ces femmes cherchent à faire réévaluer la répartition sexuelle des champs d’activités et, par conséquent, à contourner leur exclusion de la vie publique. L’aller-retour entre la lettre et sa réponse rend manifeste la négociation de la frontière entre le lieu occupé par les épistolières, soit la sphère familiale, et le lieu du destinataire, c’est-à-dire la Chambre d’assemblée, la prison, l’exil, etc. À l’occasion, notamment lors de voyages, déplacements, visites ou réunions de société, la sphère domestique tend à dépasser les limites de la résidence familiale, découvrant ainsi plusieurs ouvertures par lesquelles les femmes entrent en interaction avec la sphère publique.
Cette deuxième partie montrera que la construction de l’image de soi de l’épistolière et de celle du destinataire s’établit aussi en fonction de la description, de la caractérisation et de la hiérarchisation des lieux occupés par les correspondants. Les représentations du privé et du public inscrites dans la lettre permettent au sujet féminin qui écrit de se situer par rapport à ces champs d’activités et de travailler les frontières entre ces sphères. Lors de leurs déplacements, les femmes se représentent en mouvement et ce changement de position a nécessairement des répercussions sur leur correspondance, en ce qui a trait non seulement à sa fréquence, mais aussi à son contenu. Ce repositionnement modifie le point de vue et, par là, favorise une réorientation de la perspective sur soi et sur le monde.
L’analyse de la géographie sociale que donnent à lire les épistolières permettra de mieux comprendre les dynamiques d’interaction entre privé et public au cœur du XIXe siècle de même que la circulation ou le transfert des idées entre ces deux champs. Considéré comme «l’âge d’or du privé» (Perrot dans Ariès et Duby, 1999: 9) ou celui de la famille (Langelier, 2004: 38), ce siècle est aussi celui des nationalités et des révolutions. Le XIXe siècle est ainsi traversé par un double mouvement, dont l’un favorise la vie privée et l’autre les réalisations collectives. Dans le Bas-Canada des années 1830, la radicalisation du discours et des manifestations, propre au contexte insurrectionnel, menace donc l’étanchéité des frontières de la vie privée établies «dans la sécurité du domicile inviolable et des portes closes» (Despland, 1994: 605). Il s’agit ici d’évaluer dans quelle mesure la lettre féminine, rattachée à une sphère domestique idéalisée, s’ouvre sur des lieux ou des pratiques de sociabilité différentes et s’intègre à des circuits d’échange social..
D’un point de vue historique, les bouleversements de la période 1830 procurent aux femmes plusieurs occasions de déplacements. Que ce soit en raison de l’épidémie de choléra de 1832 ou du climat de violence, il arrive que la ville ou leur propre maison deviennent une menace pour elles ou leur famille. Certaines seront contraintes à l’exil tandis que d’autres, en l’absence du mari, seront affectées à de nouveaux rôles qui les incitent à voyager. Ces allées et venues modifient les motivations à écrire et, conséquemment, les fonctions et les pratiques d’écriture. La correspondance permet de suivre ces déplacements et de percevoir leurs impacts sur la conscience et la connaissance qu’elles ont d’elles-mêmes et du monde qui les entoure. Qu’elles restent à la maison, voyagent ou vivent en exil, les épistolières donnent à lire leur manière d’occuper, d’investir ou de représenter ces lieux. Certes, toutes les épistolières ne vont pas saisir l’occasion que leur offrent ces pérégrinations pour négocier les frontières de l’exclusion, mais la représentation même de ces allées et venues rompt l’impression de fixité et de sédentarité suscitée par leur confinement dans la sphère domestique. Chez plusieurs, le mouvement semble déclasser le discours de l’attente, reléguer l’ennui au second rang.
Cependant, il n’est pas toujours nécessaire pour les femmes de voyager ou de se déplacer au loin pour accéder à une zone intermédiaire entre l’espace domestique et l’espace public. C’est le cas notamment de la fréquentation des salons – pensons à celui du couple Viger –, des réseaux de sociabilité qui se créent à partir des correspondances, mais aussi, et surtout, de la lecture du journal. Qu’il soit débattu, discuté en groupe ou lu dans la solitude, le journal fait entrer la politique dans la lettre privée. En cette période de trouble, un flot continu d’informations circule au moyen de différents supports: correspondances, rumeurs, journaux, etc. Cette affluence de nouvelles altère la dynamique et la nature de la correspondance familiale:
Par rapport au calme plat de l’information au quotidien, la guerre charrie des vagues déferlantes de nouvelles, bruits et rumeurs, choses vues, entendues ou lues. Comment l’épistolier les reçoit-il, comment fait-il le tri? Comment le travail de chasse aux nouvelles et de mise en récit permet-il de penser et de dire le politique dans les relations familiales? (Dauphin dans Lebrun-Pézerat et Poublan, 1996: 155)
C’est pourquoi la période insurrectionnelle offre un contexte propice à l’étude des usages du journal. Il faut alors se demander comment la presse se manifeste dans la lettre et quels sont les effets recherchés par cette présence médiatique; il s’agit d’observer ce qui se joue dans cette rencontre entre l’expression intime et cet instrument de «médiatisation du collectif», pour reprendre l’expression de Guillaume Pinson (2011: paragr. 2).
Le récit des actes de répression que contiennent ces lettres féminines invite à évaluer ou à réévaluer la distance et le décalage qui séparent les épistolières du champ de bataille. Pour témoigner des conséquences des Rébellions dans la sphère domestique, celles-ci proposent bien souvent un déplacement de ce champ de bataille qui transforme, donne une portée distincte aux événements, comme le remarque Marilyn Randall:
Enfin, une dernière réflexion s’impose: si, comme le disaient les auteures de L’histoire des femmes au Québec, «nul ne s’attend à voir les femmes sur le champ de bataille», c’est peut-être faute d’avoir mesuré l’étendue réelle de ce champ lors des Rébellions de 1837-38 au Bas-Canada. (Randall dans Bernier, 2003: 181)
Ces lettres de femmes donnent-elles accès aux coulisses des événements ou en font-elles naître d’autres «beaucoup moins saillants, qui ne portent pas le nom d’événement et sont souvent passés sous silence dans le récit historique» (Farge, 1997: par. 4)? Qu’il s’inscrive dans les correspondances au long cours ou dans les lettres aux autorités, le récit de ces «événements» fait voir que l’histoire privée et l’histoire officielle sont imbriquées, que le domestique n’est pas à l’abri des secousses du politique. Au contraire, il est un lieu où peut s’organiser une contestation du pouvoir, une résistance. La sélection des faits et leur transmission par la voie de l’épistolaire révèlent la position du sujet dans le social, mais fournissent aussi l’occasion de se construire un rôle.
Le privé et le public représentés
D’emblée, «[l’]adresse postale inscrite sur la lettre pliée et cachetée situe, un moment donné, un individu dans un lieu précis» (Dauphin et Poublan, 1998: 161). En plus des renseignements qui permettent d’identifier le destinataire et de le localiser, bien souvent l’enveloppe indique aussi l’identité du destinateur de même que le lieu d’origine de la missive. Une des caractéristiques qui distingue la lettre de la conversation est précisément «qu’elle se déroule en situation non partagée, ce qui contraint le scripteur à spécifier, grâce au paratexte (enveloppe, en-tête, signature) et à certains éléments du texte épistolaire, sa propre identité comme celle de son/ses destinataire(s), ainsi que le cadre spatiotemporel dans lequel s’inscrit son activité d’écriture.» (Kerbrat-Orecchioni dans Siess, 1998: 17) Comme la lettre est fondée sur un principe de recommencement, le cadre spatiotemporel de la rédaction, même s’il ne change pas d’une lettre à l’autre, doit chaque fois être remis en scène.
Négociation des sphères:
l’ici et l’ailleurs
entre l’opposition et l’analogie
Une lecture attentive de la mise en scène des espaces public et domestique dans les lettres permet d’observer que le privé se présente, chez certaines épistolières, de manière ambivalente entre opposition et analogie par rapport aux sphères publique et étatique. Pour faire admettre à leur destinataire le caractère arbitraire de leur exclusion politique, ces femmes jouent avec les contrastes, accentuant les écarts lorsqu’elles pointent l’indigence et la monotonie du quotidien domestique, les atténuant lorsqu’elles mettent en évidence les interférences et les similitudes entre ces champs d’activités. Le mouvement de l’échange entre la lettre et sa réponse rend compte de la négociation entre ces lieux ainsi que du caractère amovible des frontières de la vie sociale.
Dans les lettres qu’adresse Julie Bruneau-Papineau à son mari Louis-Joseph Papineau, la question des lieux occupés par l’un et l’autre des correspondants semble à l’origine d’un système d’oppositions. Contrairement aux lettres acheminées par occasions, celles qui empruntent le circuit postal portent le sceau officiel indiquant la ville d’origine, ici Montréal, et la date. Figurent aussi sur l’enveloppe le nom du destinataire, son titre et le lieu de destination de la missive, soit «L’Honorable L.J. Papineau, Québec». Les pôles de l’ici et de l’ailleurs sont donc posés avant même que l’enveloppe ne soit décachetée. Or, c’est dans le contenu des lettres qu’un rapport antithétique entre ces pôles sera échafaudé, puisqu’au fil de l’écriture ces lieux seront associés à des valeurs. D’emblée, Québec est pour Julie Bruneau-Papineau le lieu de l’activité parlementaire. L’attrait politique qu’exerce sa ville natale est manifeste dans sa lettre du 28 janvier 1830 lorsqu’elle écrit: «il [Jacques Viger] m’a aussi donné des nouvelles de Quebec et de toi en particulier c’est le seul moment de récréation que j’aie eu depuis ton départ il m’a parlé politique un peu un peu des plaisirs qu’offrent la Capitale dans cette saison de l’Année ici tout est triste et silencieux» (J. Bruneau-Papineau à L.-J. Papineau, 28 janvier 1830). Dans cet extrait, la représentation antithétique des lieux est fondée sur une opposition de valeurs. Québec est identifié à la «politique», au champ d’activités du mari, aux «plaisirs» dont l’énumération seule constitue, pour l’épistolière éloignée, un «moment de récréation». Tandis que Montréal, ramené sous la plume de Bruneau-Papineau au quotidien domestique, est représenté sans compromis par des valeurs opposées: «ici tout est triste et silencieux». En plus d’être la ville de la politique, Québec est aussi celle des mondanités. Cette exclusion de la vie mondaine et des occasions de rencontres qu’elle procure constitue, tout autant que l’exclusion de la vie politique, une source de regret pour l’épouse de l’orateur:
Je reçois à l’instant ta seconde lettre qui me fait bien plaisir; parce qu’elles m’apprennent que tu n’as pas eu le tems de t’ennuyer depuis ton départ; voyage gai partir de groupe, pendant la route, bal en arrivant et puis les affaires: tout cela passe bien le tems: mais moi dans ma solitude je vois tout en noir occupations et fatigues […] [.] (J. Bruneau-Papineau à L.-J. Papineau, 28 février 1835)
Les réactions de l’épistolière à l’idéalisation de la vie privée fusent de toutes parts dans cette correspondance. Loin de dissimuler son désaccord, elle transpose cette idéalisation à la vie publique et y greffe presque systématiquement une dépréciation du quotidien familial. Afin de convaincre son interlocuteur que, contrairement à ce qu’il prétend, la sphère domestique n’est pas un lieu idéal, mais constitue plutôt une source d’ennui et de lassitude, Julie Bruneau-Papineau fait se côtoyer sous sa plume une représentation négative du domestique avec une représentation positive de la sphère politique et mise sur l’effet de contraste pour faire adhérer son destinataire à sa vision de ces deux catégories. Ce contraste se trouve d’autant plus accentué dans l’extrait ci-haut par la conjonction «mais moi» qui introduit l’idée de contraire que traduit le vocabulaire désigné pour illustrer la vie privée. En effet, «solitude» semble choisi pour faire écho à «groupe», «noir» répond à «gai» ...