CHAPITRE 1
Le «régime des assommeurs nocturnes».
De l’anonymat au dévoilement
De cet ensemble d’exactions attribuées à une bande unie et organisée, les journaux de l’époque portent de très nombreuses traces. C’est à cette couverture médiatique des événements qu’est consacrée la première section de ce chapitre. Il est en effet possible de répertorier, dans la presse périodique, la plupart des crimes ayant été imputés, dans les années 1830, à la bande de Charles Chambers, groupe dont l’identité précise est évidemment le fruit d’une mise en récit postérieure aux événements. Car au moment où ils sont commis, ces crimes demeurent pour l’essentiel des crimes sans nom et sans visage, perpétrés par des auteurs inconnus et formant une entité nébuleuse, une bande indéfinie – plutôt que celle-ci ou celle-là. On verra, dans la deuxième portion de ce chapitre, que cette invention rétrospective de la bande uniforme et organisée doit beaucoup à la mise en récit du fait divers opérée par François-Réal Angers dans Les révélations du crime, publiées dans les mois qui ont immédiatement suivi la condamnation et la déportation de Charles Chambers.
Le fait divers comme interpellation et sommation
Une innommable terreur
Entre l’automne 1834 et l’automne 1835 (moment où Chambers subit son premier procès), et encore dans les mois suivants, les journaux anglophones et francophones de Québec signalent énergiquement les crimes perpétrés dans la région, dont ils livrent de nombreux comptes rendus dans lesquels se manifeste une indignation palpable. En passant du réel au papier, de l’espace privé (où il est commis) à l’espace public (où il est raconté), le crime devient récit. S’appropriant les faits, les organes médiatiques se font l’écho d’une inquiétude, d’une insécurité grandissante, chaque nouvelle venant, aussi succincte soit-elle, s’empiler sur les précédentes et alimenter une sorte de mosaïque du crime. Il en résulte forcément, pour le public de Québec et des environs, une représentation du social marquée par l’idée d’une proximité, d’une omniprésence et d’une progression galopante de la criminalité. Aussi les textes de presse ont-ils une irréductible dimension performative, la charge affective de l’énonciation excédant le souci informatif de l’énoncé, le plus souvent mis au service d’une prise de position plus ou moins explicite. Cette dimension performative se traduit doublement, le récit journalistique des crimes étant à la fois interpellation et sommation. D’une part, il interpelle le lecteur en tant que citoyen soucieux de sa sécurité et de la préservation d’un ordre social dont bénéficie la communauté dont il fait partie; d’autre part, et en même temps, le récit médiatique galvanise la crainte et somme les forces policières et pénales d’accroître leur efficacité et de résoudre une situation donnée comme anormalement grave.
Dans la mesure où ils expriment une «tension entre l’ordre et sa transgression», ces récits de crime autorisent les journalistes à formuler une critique, à mettre en évidence les lacunes des autorités judiciaires. Pour donner du poids à leur discours, les rédacteurs misent notamment sur le sentiment d’insécurité et insistent, par exemple, ou bien sur la souffrance des victimes, ou bien sur la quantité des délits commis. C’est ainsi qu’en mai 1835, quelques jours après avoir raconté l’agression de Sivrac, Le Canadien annonce la mort du pauvre homme, décédé «des suites des mauvais traitements qu’il a reçus». En plaçant les victimes sur le devant de la scène, le texte de presse engendre, en permettant l’identification du lecteur (appelé à se concevoir comme une victime potentielle), l’indignation du public. L’accent mis sur la peur ayant rendu malade la jeune victime d’un vol par effraction commis à Cap-Rouge, le fait d’émettre aussitôt l’hypothèse selon laquelle les coupables sont des évadés de prison et de rappeler, en début d’été, que «les vols ont commencé en cette ville» (en parlant comme s’il s’agissait d’une véritable épidémie périodique apportée par la saison de la navigation) ont essentiellement pour effet, sinon pour fonction, de susciter une peur du crime, d’engendrer une panique et de provoquer, par conséquent, une nette insatisfaction à l’égard des institutions chargées de réprimer la criminalité. Lorsque le journal souligne que les crimes, d’autant plus effrayants que leurs auteurs sont nombreux, sont attribuables à une «bande» réunissant d’imposants effectifs (on rapporte parfois, pour un seul crime, de huit à dix malfaiteurs), il tend à produire des effets semblables: à l’instar de la quantité de brigands en activité, le pullulement des exactions crée un climat de tension justifiant les dénonciations à l’endroit des autorités, que l’on accuse d’inefficacité chronique.
Dans les jours qui suivent le vol de la chapelle de la Congrégation, The Quebec Gazette devient alarmiste: faisant état d’une vingtaine de vols entre novembre 1834 et février 1835, le journal signale que «two more daring attacks [je souligne] upon persons and property have just occurred» et déplore, au nom de la propriété et de la sécurité personnelles, l’état lamentable de la justice et de son administration. «Our police and watch are in the most disgraceful state of neglect and inefficiency.» La nouvelle du vol sacrilège, éhonté et monstrueusement scandaleux, se répand rapidement, d’autant que ce cambriolage s’ajoute, comme le souligne Le Canadien, à plusieurs autres vols par effraction commis dans les jours précédents («la dernière huitaine»): affichée dans tous les périodiques de Québec, elle gagne en quelques jours l’ensemble du Bas-Canada, atteignant les pages des journaux montréalais et se répercutant même, hors des zones urbaines, dans un journal régional comme L’Écho du pays (Saint-Charles-sur-Richelieu).
Les vols ne tarissent pas. Au printemps 1835, la situation, jugée alarmante, exige selon plusieurs un renforcement immédiat des effectifs policiers, un ajustement urgent. La presse ne manque pas une occasion de rappeler l’existence de malfaiteurs profitant de la nuit tombée pour estourbir le bourgeois. Le Canadien hausse le ton. Le 22 mai, rapportant deux vols consécutifs survenus pendant la même nuit et commis par des «voleurs de grands chemins» (un chez la dame Montgomery, l’autre chez le boulanger Clearihue de Québec), le journal suggère aux magistrats de se montrer plus sévères et plus exigeants à l’égard de ses «hommes de guet»: en attendant la prochaine session de la législature, où des mesures et des lois plus efficaces devraient, dit-on, être votées, le journaliste suggère explicitement «aux autorités municipales de chasser sans pitié tous les hommes de guet dans l’arrondissement desquels il se commettrait quelque vol ou autre infraction sérieuse».
Institué en 1818 dans les deux villes bas-canadiennes, le guet nocturne est composé d’un contremaître et de 24 sentinelles munies d’un équipement rudimentaire (bâton, sifflet et lanterne) et chargées d’arrêter les «noctambules, malfaiteurs, filous et vagabonds, et autres personnes itinérantes, désœuvrées ou dont la conduite est contraire aux bonnes mœurs». En 1823, on porte à 48 le nombre de factionnaires que les juges de paix sont autorisés à recruter pour la garde de la ville et la protection nocturne des citoyens; mais ce contingent ne parvient manifestement pas, s’écrie-t-on sur toutes les tribunes, à contenir une criminalité que les journalistes, dans les années 1830, n’hésitent pas à décrire comme sévissant à jet continu. En mai 1835, un correspondant se présentant comme un officier de police fait parvenir à la Quebec Gazette une lettre ouverte pleine d’inquiétude et lourde de récriminations: rattachant tous les crimes de l’hiver et du printemps 1835 à l’activité d’une seule et même bande structurée, il n’hésite guère à parler d’un «system of organized crime», déplore l’état lamentable de la sécurité publique et donne ainsi l’image d’une ville sous tension, alarmée et apeurée, assaillie par des forces obscures qui, de jour en jour, tomberaient sur elle en même temps que la nuit. Des revendications concrètes se font jour:
Les vols et déprédations nocturnes, et les tentatives incendiaires, qui se répètent avec une fréquence et une audace inouïes jusqu’à présent, commencent à inquiéter les citoyens, et à les faire se demander s’il n’y aurait pas quelque mesure de protection plus efficace que celles qui sont actuellement en opération. Il est évident d’abord que les 48 hommes de guet que la loi autorise d’employer ne suffisent pas pour la garde de la ville: il faudrait au moins le double de ce nombre, et peut-être davantage.
La pression exercée sur les autorités est certainement tangible puisque, trois jours plus tard, alors qu’un nouveau vol est recensé, on apprend que des hommes de guet sont parvenus à capturer des voleurs et qu’une vaste opération policière (impliquant des magistrats, des soldats et des c...