Confluences asiatiques
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Confluences asiatiques

  1. 316 pages
  2. French
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  4. Disponible sur iOS et Android
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Confluences asiatiques

À propos de ce livre

Dans ce livre au style très personnel, Jacynthe Tremblay relate la manière dont sa vie a été profondément marquée par sa rencontre avec le philosophe japonais Nishida Kitar? (1870-1945) au fil de son histoire quotidienne longue de deux décennies au Japon et en Chine. On y retrouvera des détails de la vie du philosophe, des exemples tirés de la culture japonaise ou encore des réflexions sur la musique de Bach, qui forment un cadre cohérent pour appréhender la pensée nishidienne. C'est ainsi que l'on pourra comprendre les concepts, déterminants, du «lieu» et de l'«altérité absolue», qui ont pour fonction de montrer comme l'être humain - dégagé d'une subjectivité autocentrée - peut entrer en relation avec les autres. Ainsi abordée, la philosophie de Nishida, selon l'interprétation simple mais très audacieuse qu'en fait l'auteur, devient accessible à tous et rejoint la densité de la vie.Jacynthe Tremblay est titulaire d'une double spécialisation en philosophie de la religion et en philosophie japonaise. Elle habite au Japon depuis une vingtaine d'années, où elle poursuit ses travaux de recherche concernant Nishida Kitar?, de même que la traduction française de ses œuvres, dont De ce qui agit à ce qui voit (PUM, 2015). Elle a aussi dirigé plusieurs ouvrages collectifs en philosophie japonaise.

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SECTION 1

MA RENCONTRE
AVEC LA PHILOSOPHIE DE NISHIDA

1. Le sourire d’Ueda. L’école de Kyōto

Je n’étais pas totalement inconsciente des défis que présente la vie dans une culture passablement différente de la mienne lorsque, à la fin de l’été 1985, le Japon commença à faire partie de mon univers. Au moment où j’achevais la rédaction de mon mémoire de maîtrise à l’Université de Montréal, mon directeur de recherche, Maurice Boutin, eut l’occasion de se rendre au Japon.
En juin et juillet (selon le calendrier universitaire japonais, le début du congé d’été est fixé à la fin de juillet), il fut invité par Ueda Shizuteru à enseigner à la Faculté des lettres de l’Université de Kyōto. Ueda y était alors directeur du département de religion, poste détenu avant lui par Nishitani Keiji dont il avait été durant plus de cinquante ans le disciple.
Ueda fut longtemps le chef de file de l’école de Kyōto, un courant très important de la philosophie contemporaine qui s’étend sur trois générations de philosophes et dont le point commun est d’avoir tenté, tout en étudiant soigneusement la philosophie occidentale, d’apporter quelque chose de neuf à la philosophie mondiale. Cela suppose un esprit créateur qui était encore absent chez les philosophes de carrière qui précédèrent Nishida. Ceux-ci s’étaient limités à assimiler le contenu de la philosophie occidentale et à l’enseigner tel quel. Il s’agissait d’universitaires qui s’étaient donné pour tâche de promouvoir la nouvelle philosophie qui avait été importée au Japon durant l’époque Meiji (1868-1912).
Après la mort de Nishida, les membres de l’école de Kyōto s’appliquèrent à perpétuer certains aspects de sa pensée. La première génération est celle des disciples directs de Nishida, à savoir Tanabe Hajime (1885-1962), Nishitani Keiji (1900-1990) et Hisamatsu Shin’ichi (1889-1980), de même que Kōsaka Masaaki (1900-1969), Shimomura Toratarō (1902-1995) et Suzuki Shigetaka (1907-1988). Parmi eux, c’est Nishitani qui est le plus connu en Occident; il contribua grandement à hisser la philosophie japonaise sur la scène mondiale, non seulement parce qu’il fit de nombreux séjours à l’étranger, mais aussi en raison des quelques traductions dont firent l’objet certains de ses écrits les plus importants.
La seconde génération est celle de Takeuchi Yoshinori (1913-2003), Tsujimura Kōichi (1922-2010) et Ueda (né en 1926). Spécialiste de la mystique d’Eckhart, Ueda est connu principalement grâce aux rapports qu’il a établis entre ce dernier et le bouddhisme zen.
Viennent enfin les philosophes actuels, avec notamment Ōhashi Ryōsuke, Matsumaru Hisao et Fujita Masakatsu (nés respectivement en 1944, 1945 et 1948). Dans une mesure plus ou moins grande, ceux-ci partagent une volonté de se réapproprier la philosophie de Nishida en rompant avec l’habitude qui, jusqu’au milieu des années 1995, avait con­sisté à relire la pensée de Nishida dans une perspective bouddhiste.
Cette habitude était le résultat de contingences historiques: après la fin de la Seconde Guerre mondiale, ladite école de Kyōto se trouvant en butte à des accusations de collusion avec le régime militariste, elle s’était réfugiée, durant une cinquantaine d’années, dans le domaine de la philosophie de la religion et avait proposé une interprétation de Nishida en tant que penseur religieux.
Il s’ensuivit que les quelques écrits de Nishida portant en tout ou en partie sur la religion reçurent une attention démesurée par rapport à l’énorme quantité d’essais proprement philosophiques qu’il avait produits, lesquels furent en conséquence laissés dans l’ombre. En associant étroitement Nishida à la pratique du zen et aux religions asiatiques en général, l’école de Kyōto oblitéra le fait que la plupart du temps la raison pour laquelle Nishida invoque certains thèmes religieux et théologiques est avant tout pour approfondir encore davantage ses propres concepts philosophiques. Les divers membres de cette école eurent tendance à perdre de vue que Nishida était d’abord un philosophe et que lui-même revendiquait explicitement le droit à être considéré comme tel, au même titre que les plus grands philosophes occidentaux et leurs interprètes.
Ueda fut l’un de ceux qui insistèrent beaucoup sur les rapports entre Nishida et le zen. Toujours soucieux de dialogue, il invita donc Boutin à animer un séminaire portant sur la théologie de Bultmann, telle qu’il l’avait exposée dans sa thèse de doctorat présentée à Munich sous le titre Relationalität als Verstehensprinzip bei Rudolf Bultmann («La Relationalité comme principe de compréhension chez Rudolf Bultmann»).
La discussion autour des idées de Bultmann (d’une durée de sept heures, entrecoupées d’un banquet), présidée par Ueda, se déroula en allemand. Une vingtaine de professeurs en provenance de divers établissements d’enseignement supérieur de Kyōto y participèrent. Tous avaient en commun d’avoir fait leur doctorat en Allemagne. Nishitani, qui avait dû s’excuser, ne s’y présenta pas.
Ueda avait en outre demandé à Boutin de donner chaque semaine un séminaire de doctorat qui eut lieu chez lui. Il habitait sur l’une des collines qui encerclent la ville de Kyōto. Incidemment, j’eus moi-même le privilège de me rendre chez Ueda au cours de l’automne 1991, en réponse à une invitation de sa part. Nous discutâmes de quelques-uns des concepts de Nishida. Au moment où je pris congé de lui, son épouse descendait d’un autobus, du côté opposé de la rue. Son visage s’éclaira. Il était manifestement ravi de la voir. Il oublia aussitôt mon existence et signala à son épouse de faire attention aux voitures, me donnant la chance, l’espace d’un instant, d’apercevoir un aspect de ce que les Japonais prennent grand soin de ne jamais montrer en public, à savoir leur vie privée et le type d’expression émotionnelle qui lui est exclusivement réservé.
Par la suite, j’eus souvent l’occasion de rencontrer de nouveau Ueda, soit lors de congrès, soit dans des séminaires portant sur Nishida. Cet homme austère et élevé presque au rang de demi-dieu par le milieu philosophique japonais ne présenta plus invariablement qu’un visage impassible et les manières sénatoriales qui convenaient à son statut.
En plus d’Ueda, cinq de ses étudiants de doctorat participèrent aux séminaires offerts par Boutin. Selon le souhait d’Ueda, ceux-ci portèrent sur Religion and Nothingness, traduction anglaise de l’ouvrage phare de Nishitani publié en français en 1960 sous le titre Qu’est-ce que la religion?
Au terme de ces séminaires, Ueda prit l’initiative de planifier une rencontre entre Boutin et Nishitani, laquelle eut lieu chez ce dernier. Quelques semaines auparavant, Nishitani avait perdu son épouse. L’entretien, qui fut mené en allemand, s’échelonna de 14 heures à 19 heures. De la part de Nishitani, ce n’était rien là que de très normal. Un chercheur allemand qui avait bien connu le philosophe me rapporta que ses propres discussions avec Nishitani se prolongeaient souvent jusqu’au petit matin, sans que celui-ci, contrairement à son interlocuteur, ne parût ressentir la moindre fatigue.
Après le retour de Boutin au Canada, prise de curiosité, je le questionnai longuement au sujet de son voyage. Il me fournit alors très volontiers de nombreuses précisions à ce sujet. En outre, dans une lettre qu’il m’envoya en novembre 2014 en réponse à une demande de ma part, il me précisa rétrospectivement les détails de sa conversation avec Nishitani:
Une rencontre pour moi inoubliable!!! Nishitani m’a parlé entre autres de Karl Rahner (1900-1984) qu’il avait rencontré en 1974 en Suisse et avec lequel il s’était lié tout de suite d’amitié, et qu’il admirait profondément de par l’étroite connivence que les deux avaient témoignée l’un pour l’autre. Je lui avais pour ma part parlé entre autres de Plotin et de l’axiome plotinien: «L’essence de quelque chose n’est pas cette chose», dont j’avais développé l’analyse au 21e colloque international sur l’herméneutique à l’Université de Rome 1: «La Sapienza» en janvier 1982 sur Néoplatonisme et religion et dont les actes ont été publiés en 1983 (ces colloques avaient été fondés en 1961 par le philosophe italien Enrico Castelli). Nishitani a été bien agréablement surpris de ce que je lui disais là-dessus et m’avait avoué bien candidement qu’il n’avait jamais pensé à cela «dans son jeune temps», comme il disait, alors qu’il s’était intéressé à la pensée de Plotin.
Cette rencontre de Boutin avec Nishitani m’intéressa d’autant plus que le mémoire de maîtrise sur lequel je travaillais en 1985 portait précisément sur les aspects philosophiques de la pensée de Rahner. Toute à mon intérêt concernant les prolongements possibles de celle-ci dans la philosophie japonaise, j’effectuai quelque recherche à ce propos. Je découvris dans un essai paru en 1975 et intitulé «Jésus-Christ et l’universalité du salut» la relation que Rahner lui-même avait faite de cette discussion avec Nishitani, notamment de la partie qui portait sur son concept bien connu de «chrétien anonyme»:
Nishitani Keiji, chef de l’école de Kyōto et bien au fait du concept de chrétien anonyme, me demanda un jour: «Que diriez-vous si je vous considérais comme un Bouddhiste Zen anonyme?» Je répondis: «De votre point de vue, vous pouvez et devez bien entendu le faire; je m’en trouve tout simplement honoré, même si je suis obligé soit de considérer votre interprétation comme fausse, soit de convenir qu’à proprement parler, être un Bouddhiste Zen anonyme est identique à être un Chrétien anonyme dans le sens directement et proprement visé par de tels propos. D’un point de vue objectivant et sociologique, il est bien évident que le Bouddhiste Zen n’est pas un Chrétien, et que le Chrétien n’est pas un Bouddhiste Zen.» Nishitani répliqua: «Alors, nous sommes entièrement d’accord sur cette question.»
* * *

2. Le jubé de la basilique.
Les liens entre le soi et le monde

Comment donc avais-je abouti à la philosophie de la religion de Rahner? À travers un long parcours en zigzag.
À l’âge de 22 ans, j’avais eu un passage à vide qui m’avait fait remettre en question la carrière d’organiste professionnelle et de concertiste en vue de laquelle j’avais consacré les meilleures années de ma jeunesse et mes efforts les plus soutenus. Mes études en musique m’avaient apporté toutes les satisfactions possibles. Pourtant, elles ne me permettaient plus désormais une expression totale de ma personnalité.
Je me revois, patientant d’un air morne sur le banc d’orgue du jubé haut perché de la basilique Notre-Dame de Montréal, pendant que le cardinal Paul-Émile Léger, déjà très âgé, prononçait avec lenteur et ferveur la prière eucharistique au terme de laquelle l’orgue allait devoir se faire entendre. Un besoin, douloureux et profondément ressenti, de réfléchir intensément, de m’adonner à ce que Hegel appelait le «travail du concept», avait commencé à s’immiscer insidieusement en moi quelques semaines auparavant. Il avait fini par dominer entièrement mon état émotionnel et me pressait désormais sans répit.
J’avais donc pris la décision, un an avant la fin officielle de mes études en musique, de laisser tomber celles-ci pour entreprendre des études de théologie. En septembre 1981, j’entrai à l’Université de Montréal. Cela ne signifie pas que la musique cessa de faire partie de ma vie. Je continuai, tout au long de mes trois cycles universitaires, d’accompagner des offices liturgiques afin d’y faire retentir de la musique baroque, notamment celle de Bach, et de tenter de gonfler un tant soit peu mon maigre budget d’étudiante.
J’entamai mes nouvelles études avec le plus grand sérieux et m’y consacrai entièrement, sans compter les heures de travail. Pourtant, je fus rapidement désillusionnée. Durant les années 1980, je me sentais, comme beaucoup de femmes de ma génération, à l’étroit dans le climat spirituel du Québec qui s’essoufflait dans une critique en boucle de son passé récent. La société québécoise était déjà bien engagée, depuis les années 1960, dans le processus de séparation de l’Église et de l’État.
Cependant, rares étaient, surtout parmi les intellectuels, les personnes qui étaient parvenues à se sortir sans séquelles émotionnelles ou professionnelles de deux siècles de soumission aux dictats des membres du clergé et des communautés religieuses francophones qui s’étaient appliqués à gérer jusqu’au moindre aspect de la vie sociale et des consciences privées.
Localement, les communautés ecclésiales tentaient de trouver de nouveaux modèles d’expression de leur foi, désormais centrée de plus en plus sur des préoccupations existentielles individuelles et immédiates. La réflexion théologique, quant à elle, s’efforçait de proposer des modèles ecclésiaux parallèles aptes à accueillir ceux et celles qui, pour une raison ou pour une autre, s’estimaient exclus d’office de l’appareil officiel.
À l’Université de Montréal, chaque professeur de théologie y allait de son nouveau modèle, fraîchement élaboré, et dont il espérait qu’il pourrait insuffler une vie nouvelle aux communautés chrétiennes. Même si je comprenais la position de ces professeurs et appréciais leurs efforts, les théories qu’ils proposaient à tout-venant m’apparaissaient comme autant de jolies bulles qui accrochent, durant un instant très bref, un éclat de lumière colorée, mais qui éclatent presque aussitôt. Étant donné la rigidité séculaire de l’institution ecclésiale, je constatais avec amertume que c’était là leur destinée inévitable, du moins à court terme.
La théologie de cette époque, toute à son souci de se distancier du formalisme et de la philosophie scholastique qui avaient exercé sur elle leurs contraintes et l’avaient enfermée dans de simples joutes verbales et assemblages sophistiqués de concepts, tentait désormais de se passer de philosophie, quelle qu’elle fût. Beaucoup de mes camarades de classe s’en accommodaient fort bien et se sentaient à l’aise dans ce milieu intellectuel. Il suscitait cependant en moi un malaise grandissant puisque mes propres préférences pour la philosophie – qui m’avaient portée, dès le début de l’adolescence, à lire différents ouvrages dans cette discipline, sans toujours bien les comprendre, il est vrai – en étaient pour leurs frais.
La lassitude, puis l’ennui s’emparèrent de moi. Je me rendais à mes cours quotidiens avec une répugnance grandissante. Sérieusement, je songeai à me réorienter une fois de plus. Ce qui me fit tenir bon était la perspective de pouvoir enfin, une fois à la maîtrise, choisir mon sujet de recherche et mener celle-ci à ma guise. En vue de m’y préparer, j’avais suivi de manière parallèle des cours d’histoire de la philosophie. J’avais également laissé ouverte la possibilité de quitter la Faculté de théologie pour le Département de philosophie.
Au milieu de toutes ces incertitudes, quelques événements attirèrent mon attention et me firent considérer l’avenir de manière moins pessimiste. Lors du second trimestre de ma deuxième année, je suivis un cours sur la Révélation avec Jean-Claude Petit. C’est à cette occasion que j’entendis parler de Karl Rahner pour la première fois. J’appris que ce théologien doté d’une grande puissance spéculative s’était efforcé de développer une anthropologie théologique établissant les conditions de possibilité d’une révélation éventuelle de Dieu. Il s’agissait d’une «théologie du seuil», c’est-à-dire d’une théologie qui n’en a pas encore le nom, mais qui tente de se mettre «à l’écoute du Verbe», selon le titre du livre éponyme de Rahner. Je dressai l’oreille. Les recherches que j’entrepris alors au sujet de ce théologien à la fois avant-gardiste et d’une acuité intellectuelle peu commune m’intéressèrent au point où je décidai de lui consacrer mes études supérieures.
Au cours du trimestre suivant, je suivis un cours d’herméneutique, toujours avec Petit, qui était entièrement consacré à Hans-Georg Gadamer. Ses explications répétées à propos du «jeu» suscitaient de nombreux froncements de sourcils dans la classe. Pour ma part, je les écoutais avec un intérêt soutenu, tout en faisant par-devers moi des comparaisons sans cesse plus étroites avec le jeu musical. Au début de la maîtrise, Petit offrit un séminaire concernant Gadamer auquel je m’empressai de m’inscrire et au cours duquel nous passâmes à travers Vérité et méthode. À ce moment, rien n’aurait pu me faire soupçonner à quel point l’herméneutique philosophique de Gadamer et mes propres comparaisons avec l’interprétation musicale allaient me permettre, quelques années plus tard, de comprendre aisément deux concepts nishidiens pourtant réputés pour leur complexité, à savoir l’«expérience pure» et l’«unité sujet/objet». J’y reviendrai, respectivement, dans les tableaux 8, puis 16 et 17.
Enfin, durant le dernier trimestre de mes études de premier cycle, je fis une rencontre décisive pour mon avenir. Je m’inscrivis à un cours obligatoire intitulé «Le Dieu des chrétiens» et donné par un professeur qui n’était chargé au premier cycle que de ce cours: Maurice Boutin. Je fus conquise dès la première séance. Boutin ne prononçait jamais une phrase sans trouver à son contenu des parentés philosophiques nombreuses. À son contact, l’horizon ne cessait de s’élargir et de s’éclairer. Avant peu, je pris la décision de demeurer à la Faculté de théologie et d’étudier, sous sa direction, la philosophie de la religion de Rahner. Je n’eus jamais à regretter mon choix.
Avec Karl Rahner, je me sentais enfin dans mon élément. Son envergure intellectuelle, la profondeur philosophique de sa pensée, les solutions à la fois surprenantes et éminemment logiques qu’il apportait à des problèmes théologiques séculaires dépossédés depuis longtemps de signification et de vie: j’avais enfin de quoi fournir à mes idées toujours en mouvement des propos suffisamment substantiels pour leur permettre de se déployer à leur aise, pour explorer, d’une manière qui ne fut jamais contraignante, des contrées intellectuelles et spirituelles jusque-là insoupçonnées et qui, sans Rahner, me seraient probablement demeurées fermées.
Mon intérêt pour Rahner et l’enthousiasme avec lequel j’avais poursuivi mes études de maîtrise n’avaient pas faibli. C’est pourquoi je décidai, à partir de l’automne 1986, de lui consacrer également mes recherches doctorales et d’approfondir les fondements philosophiques de sa pensée à travers les thèmes de la finitude et du devenir. Ces recherches furent pour moi l’occasion de revoir, à travers le prisme de la pensée de Rahner, de vastes pans de la philosophie occidentale, notamment celle de Kant, ainsi que l’introduction, en théologie, de sa méthode transcendantale.
Mes recherches doctorales furent également rythmées par une étude très assidue de la philosophie de Martin Heidegger qui se prolongea durant environ trois ans. La fascination que ce penseur exerçait sur mon esprit était due au fait qu’il l’entraînait sur des chemins chaque fois nouveaux et dans des directions que je n’aurais pu alors imaginer. Ses propos sans cesse en...

Table des matières

  1. INTRODUCTION
  2. SECTION 1
  3. SECTION 2
  4. SECTION 3
  5. SECTION 4
  6. SECTION 5
  7. SECTION 6
  8. SECTION 7
  9. SECTION 8
  10. SECTION 9
  11. SECTION 10
  12. SECTION 11
  13. CONCLUSION
  14. BIBLIOGRAPHIE