CHAPITRE II
Le créateur en son siècle
S’il est impossible de faire totalement abstraction des déterminants particuliers que George Sand a imposés au parcours de son fils, il n’en demeure pas moins que ce parcours peut et doit s’appréhender dans son propre cadre, qu’il soit économique, politique, social, artistique.
L’étude de la «position» de Maurice Sand dans les divers «champs» artistiques auxquels il a appartenu – eux-mêmes subdivisions de champs politiques ou économiques où se joue la lutte pour la légitimité – serait intéressante pour illustrer encore une fois la validité des «règles de l’art» selon l’analyse de Pierre Bourdieu. La tentation de s’y livrer est d’autant plus forte que l’œuvre de Maurice Sand n’a pratiquement pas été retenue par les histoires de l’art ou de la littérature et qu’il est donc plus facile, en s’y attachant, de se distancier des conceptions sacralisantes de l’art comme un en-soi, que Bourdieu récusait en proposant de voir l’œuvre d’abord comme un fait social. La quête et la construction de sens n’encombrent ni les écrits ni les images produits par Maurice Sand, créateur plutôt centré sur les pratiques comme on le verra. Dès lors le constat évident de ses «positions» secondaires dans les divers champs serait simple à établir. Mais il ne mènerait qu’à formuler, redondance parfaite, son échec dans une lutte pour la légitimité à laquelle il a certes aspiré mais sans y accorder une importance majeure.
En faisant abstraction ou plutôt en nous éloignant de l’observation du «champ» sous l’angle du combat perpétuel entre dominants et dominés, rien ne nous oblige à quitter pour autant le territoire où se joue ce combat dont Bourdieu a avec maestria éclairé les mécanismes. Nous pouvons nous installer dans les zones plus floues entre lignes adverses où se trouvent tant d’auteurs dits mineurs qui connaissent un regain d’intérêt provoqué moins par la relecture de leurs œuvres que par une réévaluation de leur situation dans l’histoire littéraire et l’histoire culturelle. Les travaux de Luc Fraisse, notamment, ont à cet égard réactualisé la pensée de Gustave Lanson (1857-1934) sur les minores qui formaient, selon l’historien littéraire, le «tissu conjonctif» de l’évolution artistique. Lanson, rappelle Fraisse, invitait à voir les écrivains mineurs comme «le meilleur reflet d’une époque». Les uns étant «précurseurs» et les autres «continuateurs» d’un mouvement ou d’une ère, ils «transmettent aux générations futures une matière à laquelle d’autres écrivains trouveront une forme», ils annoncent ainsi ou poursuivent en creux les œuvres dites majeures que retiendra l’histoire, d’où leur contribution indispensable à l’étude des périodes de transition.
Les conseils de Lanson connaissent effectivement une nouvelle fortune en études littéraires, notamment pour le 19e siècle, même si l’historien le trouvait lui-même trop encombré d’une kyrielle d’inclassables et avait préféré asseoir sa démonstration sur une étude des «attardés et égarés» de la littérature du 17e siècle, étudiés en fonction du classicisme. Un colloque de l’Université Laval s’est penché ainsi en 2002 sur «les oubliés du romantisme». On y aura préféré le terme «oubliés» à celui de «mineurs» pour se démarquer des jugements sur la valeur de l’œuvre et situer ces écrivains dans l’ailleurs que sont les marges de la littérature canonique, leur effacement ayant peut-être tenu moins à leur absence de talent qu’à leur dissidence ou à leur authenticité, à l’écart des compromis consentis par des écrivains bourgeois. Le champ qui les englobe demeure toutefois dépeint comme celui d’une bataille, discrète mais réelle. Bourdieu mettait au jour la lutte pour la légitimité, la réflexion plus récente s’intéresse à la quête d’une appartenance esthétique ou artistique identifiable. Ainsi Mélanie Leroy-Terquem, en analysant ce retour de flamme pour ceux qu’on a aussi nommés les «petits romantiques», souligne la prévalence de la métaphore militaire qui fait de ces auteurs retrouvés les fantassins d’une épopée dominée par des ténors. Les minores, chez Lanson comme chez maints historiens littéraires contemporains, ne retrouvent ainsi existence que s’ils peuvent être rattachés, conscrits ou volontaires, à des mouvements identifiables comme l’ont été le classicisme ou le romantisme, avec leurs querelles d’écoles ou leurs assauts alternés entre avant-gardes et réactions.
Mais quid d’une zone entre lignes adverses qui aurait été inoccupée, véritable no man’s land, où ne seraient passés que des individus non identifiés à un camp ou à l’autre, ombres prises par un autre service que celui de la bataille? Cette portion de champ, si elle avait existé, n’aurait intéressé ni les analyses bourdieusiennes ni les analyses lansoniennes qui mettent au jour le déroulement des guerres de position. Le no man’s land n’est pas un lieu de positionnement, les écrivains ou artistes qu’on pourrait y trouver seraient ceux dont l’œuvre échappe aux classements et aux appartenances, ceux-là mêmes que Lanson renonçait à étudier faute de pouvoir rattacher leur inspiration ou leur inventivité à des formes identifiables à une époque donnée.
L’œuvre de Maurice Sand participe néanmoins au dialogue des époques. Il est ici modeste précurseur et là simple continuateur, on pourrait en faire l’hypothèse bien qu’il soit malaisé de le caser dans un mouvement ou l’autre, littéraire ou esthétique. C’est que le caractère interstitiel de ses travaux échappe très souvent à l’analyse chronologique, à la ligne des tendances, pour s’éclater et peut-être se noyer en de multiples expressions qui semblent n’avoir que peu de lien avec le temps et l’espace où il se meut. Dilettante et touche-à-tout, ont écrit à d’innombrables reprises ceux qui l’observaient d’un œil distrait par la présence de sa mère. Si les mécanismes de l’hégémonie sont l’enjeu de l’analyse, il se trouve relégué en zone inoccupée et sans grand intérêt, mais il pourrait en retrouver aujourd’hui dans un monde où les règles de l’art tendent à se recomposer partiellement autour de l’anonyme et du banal. C’est ainsi que même les récentes mises au foyer de l’histoire littéraire ou culturelle à l’égard des créateurs mineurs ou oubliés tendent à le laisser encore sur le talus, dans un entre-deux dont on verra qu’il est chez lui un véritable état d’être.
Un hybride politique et social
Maurice Dudevant est né en 1823 dans une famille bourgeoise. À l’époque, les origines patriciennes de sa mère Aurore Dupin, arrière-petite-fille du maréchal de Saxe par la voie des amours contingentes, ne se prolongent que sous forme de vague légende familiale. Du côté maternel, le régime économique est celui de la rente, celle des fermages du domaine de Nohant. Du côté paternel, le jeune officier retraité qu’est Casimir Dudevant dispose également de revenus fonciers qui, pour être moins imposants que ceux de son épouse, ne lui assurent pas moins une aisance. Au sein d’une «société française ancrée dans la propriété du sol», selon la description que donne Francis Démier de la période postérieure à la Révolution, les deux parents appartiennent, elle par ses ascendances nobles et lui par l’armée, aux «anciennes hiérarchies nobiliaires [qui] ont contribué à esquisser les contours d’une nouvelle aristocratie de notables entre l’Ancien Régime et la nouvelle société», nouvelle aristocratie qui va côtoyer, autour des revenus de la terre, une paysannerie enrichie. Leur fils aura toute sa vie situation de rentier, héritier d’un domaine principal (Nohant) dont il deviendra le maître la quarantaine venue et dont il disposera par exploitation agricole ou par vente de parcelles jusqu’à sa mort. Le temps du legs venu, il tirera aussi des revenus des propriétés de son père installé pour sa part dans le sud de la France, et qu’il continue de fréquenter de loin en loin.
En 1857, alors qu’il a atteint la mi-trentaine et que sa mère souhaite lui trouver une compagne, elle décrit avec précision les sources de revenus sur lesquelles il peut et pourra compter: 200 000 F en bonnes terres de Nohant, 50 000 F de son père, pas un sou de dettes, la propriété de Nohant en partage avec sa sœur à la mort de George Sand, c’est-à-dire 100 000 F, le legs de la propriété littéraire de la romancière, et le legs éventuel de la propriété foncière de son père qui vaudrait 100 000 F. C’est là, écrit-elle, «une position sûre et très aisée» à laquelle elle ajoute les revenus éventuels de la peinture qui serait «un gagne-pain assuré». On sait qu’il n’y trouva jamais qu’un revenu d’appoint mais sa situation est dans l’ensemble analogue à celle de nombreux artistes rentiers qui, Flaubert en étant l’exemple parfait, ne sont aujourd’hui accusés de parasitisme que grâce à des jugements anachroniques.
Certes Maurice a profité également des revenus propres de sa mère qui, ayant gardé la propriété de Nohant après son procès en séparation et entretenant des lieux de vie à Paris et en province, devait suppléer aux produits parfois insuffisants de ses rentes. Mais leurs situations respectives ne sauraient être confondues. Maurice Dudevant ne s’est jamais trouvé dans l’obligation...