III
«Die Welt ist fort…»
Je commencerai cette fois au commencement, c’est-à-dire par la vérité dans son rapport à l’écriture. Car, pour Edmund Husserl, très tôt expliqué et commenté par Derrida dans la fameuse «Introduction» à L’origine de la géométrie, la vérité – «objet absolument idéal» – «dépend de la pure possibilité du dire et de l’écrire» alors même qu’«elle est indépendante du dit et de l’écrit en tant qu’ils sont dans le monde». Ce que cette remarque initiale va faire apparaître en définitive, c’est, «dans une philosophie qui, au moins par certains de ses motifs, est le contraire d’un empirisme, une possibilité qui, jusqu’ici ne s’accordait qu’à l’empirisme et à la non-philosophie: celle d’une disparition de la vérité». Disparition n’est bien sûr ni destruction ni annihilation. Mais Derrida poursuit et élabore néanmoins, précisant que «[c]’est à dessein que nous utilisons le mot ambigu de disparition. Ce qui disparaît, c’est ce qui s’anéantit mais aussi ce qui cesse, de façon intermittente ou définitive, d’apparaître en fait sans être néanmoins atteint dans son être ou dans son sens d’être.» Il va donc bien falloir déterminer ce dont il est question ici, entre disparition et anéantissement, et qui implique «toute la philosophie husserlienne de l’histoire» pour finalement révéler «combien l’auteur de la Krisis était étranger à l’histoire, incapable de la prendre fondamentalement au sérieux». Derrida s’interroge et demande: «Quelle est donc cette possibilité de disparition?» Ce n’est pas, première hypothèse, «une mort du sens», car, pour Husserl (qui emploie rarement le mot d’«oubli», «peut-être […] parce qu’il peut faire penser à un anéantissement du sens»), «si le sens est apparu une fois dans la conscience égologique, son annihilation totale devient impossible». Ce n’est pas non plus, deuxième hypothèse, la «destruction» du signe graphique. Il est vrai que celui-ci peut «s’abîmer» et que «[c]e péril est inhérent à la mondanité factice de l’inscription elle-même, et rien ne peut l’en préserver définitivement». Mais l’oubli qui suivrait cette «destruction du signe gardien de l’objectivité ne passerait pas […] à la surface d’un sens qu’il n’entamerait pas. Il ne le dissimulerait pas seulement, il l’anéantirait dans l’être-au-monde spécifique auquel on a confié son objectivité.» Quoi qu’il en soit, Derrida continue, cette deuxième hypothèse,
[…] l’hypothèse d’une telle destruction factice n’intéresse nullement Husserl. Tout en reconnaissant la terrifiante réalité du risque couru, il lui dénierait toute signification pensable, c’est-à-dire philosophique. Sans doute accorderait-il qu’une conflagration universelle, un incendie de la bibliothèque mondiale, une catastrophe du monument et du «document» en général ravageraient intrinsèquement les idéalités culturelles «enchaînées» […]. Mais comme ce qui oriente la réflexion de Husserl, c’est précisément l’idéalité pleinement libérée et l’objectivité absolue de sens […] on peut écarter à son sujet la menace d’une destruction intrinsèque par le corps du signe.
Ce que Derrida évoque et qui résonne dans les pages qui nous préoccupent ici, cette «conflagration universelle», c’est bien une destruction, sinon déjà du monde, au moins d’une «bibliothèque mondiale», la disparition de l’ensemble de «[t]ous les écrits factices, en lesquels la vérité a pu se sédimenter». Ainsi, «ils pourraient tous être détruits» – mais cela n’affecterait pas, selon Husserl, la vérité. «Sans doute serait-elle modifiée, mutilée, bouleversée en fait, peut-être disparaîtrait-elle en fait de la surface du monde», mais le sens de la vérité, «son sens-d’être de vérité […] resterait en lui-même intact […] la catastrophe de l’histoire mondaine lui resterait extérieure». Au pire, Husserl – dont il faudra distinguer le geste de «la violence, la brutalité, le mutisme et la surdité d’un incendiaire de bibliothèque ou d’un étrangleur de la pensée qui pousserait sa colère de brute jusqu’à ne pas savoir ce que c’est qu’une bibliothèque et que c’est une bibliothèque qu’il brûle» – pourra-t-il concéder la possibilité que «les expériences mondaines» qui incarnaient la vérité soient ailleurs «recommencées, découvrant à nouveau, sans traces, dans une autre histoire réelle, après l’ensevelissement de ce monde-ci, les chemins d’une aventure inhumée […]. L’hypothèse de la catastrophe mondiale pourrait même servir en ce sens de fiction révélatrice.»
Derrida le remarque: ce n’est pas la première fois que Husserl contemple «le cas d’un anéantissement du monde existant ou de la dissipation de l’expérience factice […]. Husserl ne contestait pas que, dans ce cas, toute conscience serait en fait détruite et, dans son existence mondaine, s’engloutirait avec le monde.» Il s’agissait pour lui, en effet, de rendre explicite «une réduction qui doit révéler la relativité essentielle du sens du monde», une liberté de la conscience transcendantale dans son rapport, ou dans son non-rapport (c’est-à-dire dans son indépendance absolue), «à l’égard de la totalité du monde». Mais la facticité mondaine ainsi suspendue, les faits et structures factices ainsi découvertes, toutes ces structures sédimentaires «pourraient-elles survivre en droit à l’anéantissement, au boulevers...