DEUXIÈME PARTIE
LES PRATIQUES
SONORES AMATEURS
Annick Girard
CHAPITRE 4
Une esthétique de la parodicité
Le travestissement sonore que nous détectons dans les pratiques amateurs se rapproche du travestissement littéraire dont Genette retrace les origines et présente les grandes lignes dans Palimpsestes (1982). Pratique parodique apparue au XVIIe siècle, le jeu littéraire du travestissement consistait à récrire en style vulgaire un texte épique en procédant essentiellement à une actualisation burlesque de l’œuvre qui produisait un «effet de familiarisation» des textes anciens (Ibid.: 77-83). Au lieu de récrire les œuvres de Virgile, d’Ovide ou d’Homère pour les mettre au goût du jour et de la rue, les objets sonores amateurs en ligne travestissent les objets de la culture populaire en modifiant les rapports entre les bandes sonore et visuelle originales. Fidèles à l’esprit de la mimèsis aristotélicienne qui reconnaît le plaisir de l’imitation et l’inventivité indissociable de cette dernière, les pratiques sonores amateurs étudiées ici reposent souvent sur une imitation parodique qui détourne le sonore de différentes manières. Cela rappelle le lien étymologique entre la parodie et le sonore puisque le terme «parodie» se compose de ôdè, «le chant», et de para, «à côté». Pour mesurer la portée du terme, Genette évoque le «contrechant» ou le «contrepoint» en musique qui mène aux notions de «déformation» ou de «transposition» dans la parodie (1982: 20-21). Il insiste auparavant sur le «chanter à côté» ou le «chanter faux» (Ibid., 20-21) propres à la parodie. Le travestissement sonore mise ainsi sur un faux qui détonne au point de s’inscrire dans une esthétique de la «parodicité». Catherine Dousteyssier-Khoze (2006) propose ce terme quand elle dresse un parallèle entre la «littérarité» – la différentia specifica du texte littéraire selon Jakobson – et la parodicité qui renvoie, en l’occurrence, à la spécificité du texte parodique. Qu’il y ait ou non une intention de parodie de la part de l’auteur, que celle-ci soit «constitutive» ou «conditionnelle», la parodicité désigne «toute transformation ou imitation animée d’un effet comique […] qui affecte un texte ou un genre donné» (Ibid.: 71). C’est d’après cette conception de la parodicité que nous explorerons comment différents objets issus de pratiques sonores amateurs s’amusent de la synchronisation labiale et esthétisent le doublage jusqu’à le (dé/re)doubler.
S’amuser de la synchronisation
labiale (lip sync)
Les avancées technologiques qui ont permis la synchronisation du son et de l’image ont créé la fascination et ont transformé le cinéma. Différentes utilisations de la synchronisation labiale (lip sync) sont apparues au fil du temps, telles que le doublage cinématographique. La synchronisation désigne aussi le doublage en direct de chanteurs mimant leur performance à la télévision ou sur scène pour miser sur la perfection de l’enregistrement. Inspirées par ces possibles du doublage, les pratiques amateurs en ligne trafiquent les usages traditionnels de la synchronisation, s’amusent à ses dépens, la parodient.
La forme de doublage la plus représentative des pratiques amateurs Web reste, à ce jour, celle du clip promo-chantant (lip dub*), objet indissociable du Web 2.0. Le lip dub repose sur un plan-séquence d’une caméra en déplacement qui suit des gens en train de doubler, chacun leur tour, une chanson populaire. En fait, le lip dub laisse croire que les figurants chantent parce qu’ils articulent les paroles: ils jouent plutôt le rôle du chanteur populaire adepte du préenregistré (playback) devant la caméra. Présenté sur la chaîne Luc-Olivier Cloutier, le lip dub «LIPDUB – I Gotta Feeling (Comm-UQAM 2009)» (4 min 54 s) reste exemplaire. Réalisé par les étudiants en communication de l’Université du Québec à Montréal (UQÀM), ce plan séquence présente un parcours dans l’établissement: débutant à l’entrée d’un pavillon, il suit les couloirs, emprunte les escaliers roulants, visite l’agora puis les couloirs du département. La caméra y suit la chaîne d’étudiants qui se relaient joyeusement pour doubler la chanson I got a feeling (2009) du groupe Black Eyed Peas. Pour la plupart déguisés, les jeunes déambulent dans les couloirs de l’UQÀM pour célébrer, d’un pas cadencé, leur arrivée dans le programme de communication. Il s’agissait en effet, dans cette vague du lip dub universitaire, de réinventer les initiations. Si ce projet, visionné plus de 11 millions de fois, a propulsé la carrière des finissants Marie-Ève Hébert et Luc-Olivier Cloutier qui ont même accordé une entrevue à CNN à ce sujet, il a été produit par et pour des étudiants puis déposé sur YouTube, comme tant d’autres après lui.
Au-delà des défis que se sont lancés les étudiants d’un bout à l’autre du monde, au-delà des demandes en mariage ainsi immortalisées, le lip dub repose sur une mise en scène parodique de l’imitation d’un chanteur populaire. Il s’amuse toujours aux dépens d’une synchronisation labiale, maîtrisée ou non, et il crée dès lors un travestissement sonore. Dans celui de l’UQÀM, le jeu autour de la synchronisation de la chanson montre le potentiel de ce genre de clip populaire: alors que nous entendons les voix du rappeur Allen Pineda Lindo, alias apl.de.ap, puis celle de la chanteuse Stacy Ann Ferguson, alias Fergie, nous remarquons qu’elles sont parfois associées, sans considération de sexe, au visage d’un garçon ou d’une fille. Comme spectateur, nous suivons visuellement le relais de faux chanteurs souvent déguisés de manière stéréotypée: nous voyons sur un vélo Bixi le protagoniste des livres Où est Charlie?, une Wonder Woman en train de jouer aux cartes dans l’escalier avec une policière, un Charlie, une gymnaste, des filles qui se relaient sur la voix de Fergie, une infirmière, un travesti à l’indécence faussement censurée par ses comparses, encore un Charlie, etc. L’impulsion de cette chanson phare des palmarès musicaux de l’été 2009, livrée dans sa version originale intégrale, rythme donc le parcours de la caméra qui passe d’un faux chanteur à un autre. Le choix de doubler une voix de femme par un homme ou vice versa, puis la voix de femme par des femmes, joue constamment sur la perception. Alors que des quidams plus ou moins bien déguisés imitent des chanteurs «cool» sous l’œil d’une caméra déambulante, le travestissement sonore fascine parce que la musique joue en version originale. Stéréotypé, le travestissement vestimentaire des figurants se révèle prévisible alors que celui des voix surprend et souligne la parodicité à la base du projet: à savoir l’association d’une voix professionnelle familière à l’image d’un inconnu dont la synchronisation souvent décalée ne vise pas la perfection de l’imitation mais l’amusement, sentiment d’ailleurs exprimé dans la chanson lorsqu’il est dit que ce soir-là «sera une bonne soirée» (nous traduisons). En bref, le travestissement d’une voix célèbre par un inconnu et le jeu autour de la synchronisation labiale mettent en place une esthétique de la parodicité complètement assumée.
À l’heure où les technologies disponibles promettent une qualité exceptionnelle du son ou de l’image, le mouvement populaire du lip sync s’amuse de son imperfection comme de son côté kitsch. Fréquent en art, le kitsch permet aux pratiques sonores amateurs de miser pleinement sur la reproduction d’objets très connus pour soutenir une pratique anodine qui procède à des assemblages hétéroclites. Ainsi, c’est sans prétention que le lip dub reprend une chanson connue et des personnages stéréotypés pour effectuer un «bricolage» nouveau genre, celui défini par Flichy (2010) quand il s’intéresse à la démocratisation des compétences. La réalisation d’un plan séquence de quelques minutes requiert des compétences techniques et une mise en scène minimales, mais la vague du lip dub a montré combien la dimension kitsch du genre admet d’emblée une image mal cadrée ou sautillante puisque la trame sonore reste d’une qualité irréprochable. Dans ses travaux sur le kitsch, Moles (1971) anticipe cette tendance à «revendre du vieux» quand il remarque qu’une accessibilité grandissante aux objets d’art change nos rapports à celui-ci. Associé à l’embourgeoisement de la culture qui découle de l’ère de la consommation amorcée à la fin du XIXe siècle, le «kitsch s’oppose à la simplicité», mais deviendra, grâce au Pop art, une «distraction esthétique» (Ibid.: 83). Ainsi, à l’opposé de la simplicité parce qu’il exige une coordination des effectifs, le lip dub s’inscrit dans une parodicité du star system dont le kitsch est véritablement une distraction esthétique. D’ailleurs, «l’acceptation sociale du plaisir par la communion secrète dans un “mauvais goût” reposant et modéré» (Ibid.: 86) décrit exactement le mouvement des adeptes du lip sync, qui, dans le lip dub, s’adonnent volontairement à un doublage de pacotille bigarré. Comme le travesti stéréotypé souligne grossièrement la féminité à l’aide de faux cils et de faux seins démesurés, les travestis du sonore prêtent une image parodique à une voix connue. Le spectateur du lip dub de l’UQÀM qui connaît Black Eyed Peas, lorsqu’il regarde défiler les étudiants-joyeux-lurons, remarque d’emblée la parodie visuelle de la chanson originale. Le kitsch du travestissement des drag-queens contamine en quelque sorte l’esthétique du travestissement sonore dont le lip dub s’avère une des manifestations les plus évidentes.
La parodicité du travestissement sonore voit ses limites repoussées quand des artistes populaires suivent la vague amorcée par leurs fans en participant à des clips promo-chantants. En effet, des chanteurs s’amusent du lip sync quand ils se doublent eux-mêmes en figurant dans un lip dub de leur chanson: cette mise en abyme relève d’une autodérision indissociable d’un travestissement de la parodicité. Isabelle Barbéris, en s’intéressant au travestissement de l’écrivain argentin Copi, constate que la pratique alors en jeu imite l’imitation en la simulant sans la copier et que «le passage d’une imitation à une autre prend le pas sur l’imitation elle-même» (2006: 222-225). Si le lip dub amateur propose déjà le passage d’une imitation à une autre qui fascine, l’ajout de la participation d’un chanteur dans un lip dub d’une de ses chansons amplifie la parodicité de cette célébration festive. En 2009, sur sa chaîne YouTube, Laurent Voulzy encourage ainsi ses fans à s’approprier «Rockcollection» (1977) en publiant «Rockcollection 008» (18 min 59 s), une version longue de la chanson titre qui présente un montage de brefs lip dubs écolier, ouvrier, corporatif, sportif, citadin, etc. Voulzy ne précise pas si la première version déposée en ligne découle d’une participation bénévole ou non, seule la dimension festive et communautaire ressort dans ce collage. De manière ludique, le chanteur, occultant le lip sync des amateurs, apparaît quelques instants dans le champ de la caméra, guitare à la main, tel un ménestrel du métro de Paris (cet extrait provient d’une réalisation professionnelle). Même si sa voix reste la même, Voulzy s’adonne au caméo dans un collage de clips reliés par sa chanson (certains passages ont l’air authentiquement amateurs en raison de la qualité de l’image et de la performance des participants). Il relance donc sa démarche musicale des années 1970, fondée sur le collage d’extraits des grands succès rocks, pour l’actualiser au moyen du lip dub. Si Voulzy a profité de cette vague pour se mettre en abyme, des artistes québécois ont plutôt répondu à l’appel de leurs fans pour s’amuser de ce lip sync singulier. Au printemps 2012, les membres du groupe Loco Locass apparaissent dans le «Lipdub ROUGE» (4 min 52 s) réalisé par des étudiants à l’occasion des manifestations du printemps érable à Montréal. Insérée dans un projet de qualité professionnelle, l’apparition du groupe hip hop* engagé, si elle ressort d’un auto-travestissement sonore, relève davantage du vidéoclip parce qu’elle n’amplifie pas l’impression de lip sync comme chez Voulzy. Cela dit, des artistes ont participé à des projets sans simuler le chant. Si le groupe québécois Les Trois Accords a souvent libéré des droits d’auteur ses pièces pour les lip dubs amateurs, le chanteur Simon Proulx apparaît au début du «Lipdub Groupe Canimex» (4 min 54 s) réalisé à partir de la chanson Caméra vidéo (2009). Le lip dub corporatif de l’entreprise de conception et d’usinage de pièces Canimex débute sans musique avec l’arrivée de Simon Proulx à la réception de l’entreprise: l’artiste populaire découvrira les nombreux talents des employés festifs en suivant la caméra jusqu’au bout d’un périple labyrinthique. Nous remarquons combien la participation des artistes varie dans cette pratique axée sur la parodicité d’un vedettariat anciennement soucieux de cacher le lip sync. En somme, qu’il s’agisse d’un Voulzy dans le métro, de Loco Locass dans la rue ou d’un Simon Proulx silencieux, ces artistes s’amusent du lip sync dans des clips construits autour du travestissement sonore.
Esthétiser le doublage
Les divers jeux sonores dans ces pratiques amateurs opèrent une mise en scène qui les esthétise: le doublage n’est plus une solution pour la traduction, il devient l’objet même de la pratique de l’amateur. Quand le cinéma parlant est arrivé, les vedettes à la voix nasillarde étaient impérativement doublées, comme on le voit dans le film Singin’ in the rain (1952). Dans ce dernier, une star du muet doit être doublée par le personnage joué par Debbie Reynolds, elle-même rattrapée par la réalité de devoir être doublée par Betty Noyes pour les chansons du film. Aussi, à mesure que le jeu des acteurs a exploité les ressources de la voix, ses accents possibles, le doublage cinématographique s’est ajusté. Aujourd’hui, les films sont doublés pour offrir une traduction audible plutôt qu’un sous-titre. Traditionnellement considéré comme réussi quand il passe inaperçu – quand le mouvement des lèvres et la voix concordent –, le doublage est réinventé constamment par les pratiques sonores amateurs, qui le transforment en un jeu esthétique parodique.
L’esthétisation du doublage apparaît notamment dans les courtes capsules présentées comme des «combats» entre deux films. Dans ces vidéos, le montage visuel met à profit des scènes où les personnages se donnent la réplique: le combat juxtapose les images d’un film culte à la bande-son d’un autre film culte. Par exemple, la chaîne MVM présente «Skyfall vs Le dîner de cons (parodie)» (2 min 38 s), capsule dans laquelle James Bond (Daniel Craig) est doublé par Pierre Brochant (Thierry Lhermitte), le personnage manipulateur du film tiré de la pièce de Veber. Le temps de quelques phrases à peine, puisque le mouvement des lèvres doit coïncider avec les paroles, l’espion anglais se trouve doublé d’une voix française qui détourne la conversation attendue dans un film d’espionnage en racontant l’urgence de trouver un con à présenter le soir à ses amis. Le sérieux des missions de James Bond est alors tourné en dérision. Ce doublage de la langue et du récit d’origine crée un grand décalage entre deux films populaires tout en les réunissant de manière singulière. L’effet parodique est immédiat, et la fascination du spectateur augmente à mesure que le doublage se déploie dans le temps puisque la coïncidence parfaite entre l’image et le son de deux films différents ne saurait durer. Le même décalage ressort dans «Le Seigneur des anneaux vs Kaamelott» (3 min 2 s) qui mise aussi sur la juxtaposition d’un visuel dramatique et d’une bande-son comique: les principaux personnages associés à la quête de Frodo sont doublés par les chevaliers burlesques de la Table ronde d’Arthur. Là encore l’écart provoque le rire, et la fascination dépend de la qualité du doublage. Construits uniquement à partir de matériel déjà existant, ces «combats» doublent les personnages d’un nouveau texte, en plus de parodier la tradition du doublage pour la traduction: voix et dialogues changent de contexte, trouvent une nouvelle image. Ces rencontres improbables de deux films connus, à cause du jeu des perceptions qu’elle instaure, témoignent d’une esthétisation du doublage influencée par le mashup*, mais tributaire de la forte identité sonore de certains personnages. Elles créent en somme des objets parodiques partagés entre un visuel muselé et un sonore greffé.
En fait, le doublage ludique et parodique d’un objet accessible et transformable propose des déclinaisons variées du travestissement sonore au point de presque l’occulter. Une de ces parodies crée d’ailleurs littéralement un avatar sonore grâce à un doublage de la chanteuse Céline Dion à l’aide de sa propre voix. Sans ménagement pour l’image publique de la star, le bricoleur sonore anonyme derrière la chaîne Lecritikeur trafique une longue entrevue de la chanteuse accordée à la journaliste Denise Bombardier en 2008 en effectuant un nouveau montage des confidences de Céline de manière à modifier ses propos dans une capsule intitulée «Céline Dion se drogue» (5 min 49 s). La vidéo d’origine subit évidemment des altérations: l’image est parfois ralentie sur un silence pour amplifier le doute ou l’air songeur de l’artiste, lui donnant l’apparence d’une lente d’esprit ou d’une excentrique finie. Ces modifications du visuel ressortent peu puisque la chanteuse et l’intervieweuse, assises face à face, ne bougent pas vraiment. La parodie repose donc sur la modification de la conversation. De manière étonnante, le travestissement mise ici exclusivement sur les mots prononcés par la chanteuse, mais en modifie l’organisation et le débit. À son insu, Céline Dion se double elle-même et livre des confidences bouffonnes sur sa vie. Le montage ne permet pas de déterminer facilement si les paroles proviennent entièrement de cette seule entrevue, surtout quand la caméra montre uniquement l’intervieweuse. Une certaine unité de ton se dégage alors de la capsule, ce qui la rend encore plus assassine et troublante. Ainsi, «lecritikeur» transforme les propos de Céline grâce à une esthétique du doublage influencée par le mashup, mais la dimension parodique ressort justement parce qu’il travestit le phrasé de la star. Voilà un exemple représentatif des pratiques sonores amateurs où le travestissement modifie l’identité du personnage public sans se limiter à une simple imitation. Dans cette entrevue refaite de Céline, le passage d’un extrait à un autre prend le pas sur le discours doublé de manière à soutenir la parodicité. Ce procédé a aussi été utilisé, sur la chaîne VinzA, dans un combat intitulé «Hollande vs Kaamelott» (2015, 1 min 20 s). Cette téléportation de Hollande d’une entrevue télévisée vers la fiction ne travestit pas le sonore aussi directement que dans les combats mentionnés précédemment. On voit et on entend le président français, mais il échange, à table, avec l’irrévérencieux et méprisant Arthur de Kaamelott. Si aucun des deux protagonistes n’est doublé, chacun est plongé dans un nouveau contexte: Hollande est ainsi intégré à l’entourage profondément «bête» et incompétent d’Arthur. Le président, devenu un pantin à ficelle, est virtuellement...