CHAPITRE V
Sociabilité épistolaire
Louise d’Épinay et Ferdinando Galiani
Les liens qui ont été établis entre la Correspondance littéraire et l’échange épistolaire de Ferdinando Galiani et de Louise d’Épinay tout au long des chapitres précédents ont permis de mieux saisir l’ampleur du rôle de la collaboratrice de Grimm au sein de son périodique. L’étude des textes qui sont aujourd’hui attribués à la femme de lettres a mis au jour la manière dont certaines pratiques sociales, notamment de distinction, y trouvent écho. Celle de sa relation épistolaire avec l’abbé napolitain achèvera de souligner l’importance et l’influence des pratiques de sociabilité dans ses pratiques d’écriture. Il y aura d’abord lieu de faire le point sur ce volumineux ensemble, qui compte plus de cinq cent cinquante lettres, tant le regret exprimé en 1975 par Paul Bedarida semble toujours d’actualité: «Il n’existe pas d’étude systématique de la Correspondance française [de Galiani] dans son ensemble. Celle-ci reste à faire: souhaitons qu’elle suive de près l’édition critique de cette même Correspondance.» Quoique cette édition critique soit disponible depuis 1997, grâce au travail de Daniel Maggetti et de Georges Dulac, elle demeure assez mal connue dans son détail, même si elle est fréquemment citée. Sans prétendre en offrir une «étude systématique» aussi complète qu’elle le mériterait, ce chapitre est à tout le moins nourri de l’ambition de l’éclairer dans son ensemble, à partir d’un point de vue embrassant toute sa durée et sa dynamique d’interlocution. On sera particulièrement attentif à la composition du cercle de l’épistolière, dont la représentation traverse la correspondance. Bien que les contours de cette société fluctuent quelque peu au fil des ans, l’on verra que des dynamiques profondes assurent la stabilité de la représentation des correspondants et de leurs proches dans cet ensemble où pratiques sociales et pratiques d’écriture s’éclairent réciproquement.
Correspondance et vie de société
L’on sait que, dans la société mondaine du XVIIIe siècle, toutes les lettres n’étaient pas réservées à la seule lecture de leur destinataire. La lecture collective faisait partie des pratiques de la mondanité, ce qui n’implique pas nécessairement que l’épistolier entretenait des relations particulières avec tous ceux qui se rassemblaient pour lire ou entendre ce qu’il avait écrit. La correspondance de Ferdinando Galiani et de Louise d’Épinay offre la possibilité d’observer une telle situation, dans laquelle un absent continue de participer à une dynamique sociale spécifique par le truchement de ses lettres. La forme de sociabilité à laquelle les deux épistoliers prenaient part avant que l’abbé rentre à Naples trouve en effet un riche prolongement dans leur échange épistolaire. Pour mener à bien l’étude de l’adaptation de cette configuration sociale dans et par l’écriture, des balises théoriques devront préalablement être posées, les liens de continuité entre les traces écrites et la vie sociale qu’elles ravivent, entre une relation épistolaire unissant deux correspondants et un cercle rassemblant plusieurs convives ne constituant pas une évidence, à admettre comme à analyser. Les relations qui sous-tendent ces lettres ne sont pas immédiatement accessibles à la lecture, aussi faut-il les dégager d’une dynamique d’interaction qui se perçoit dans les représentations de soi et de l’autre traversant le discours de Louise d’Épinay et de Galiani. Ces relations se dégagent également de l’imaginaire de leurs rencontres passées, à partir duquel s’est construit leur rapport épistolaire et qui s’inscrit dans l’ensemble de leur échange.
Sociabilité et épistolarité
La critique est de plus en plus attentive aux pièges de la représentation, ce qui, certes, n’implique pas que l’on ne puisse pas étudier la sociabilité à partir des textes. Seulement, il y a lieu de dépasser le dit, ou l’écrit, et de plutôt porter attention aux effets de construction ou de mise en scène. Les études sur la littérature épistolaire ont fourni de solides assises à l’analyse de la lettre familière des Lumières. Elles seront ici complétées par les perspectives de l’histoire de la sociabilité intellectuelle et mondaine et par des concepts empruntés à la sociologie.
Dans Le temple de la sagesse, Stéphane Van Damme, qui a étudié la correspondance des jésuites de Lyon aux XVIIe et XVIIIe siècles, propose une réflexion sur la pertinence et les limites des ensembles épistolaires pour mettre au jour les relations sociales de leurs correspondants. Il souligne l’instabilité des relations que nouent entre eux les savants dont il a analysé les pratiques, un facteur qu’il importe de considérer si l’on veut éviter de construire une image faussée des réseaux que mobilise la circulation des lettres:
Reconstituer un groupe qui n’est véritablement formé que par la seule présence de la correspondance pose problème. À trop rapidement qualifier socialement et culturellement les relations entre ces individus, ou à en fixer les limites, on court le risque de réifier ce réseau, alors même qu’il constitue une configuration de positions mouvantes et instables.
L’étude des liens – amicaux, sociaux et intellectuels – auxquels nous nous intéressons conduit, de même, à dégager une configuration mouvante dont les lettres ont, certes, gardé la trace, mais dont il faut être attentif à dégager les modulations au fil du temps.
Dans l’introduction d’un collectif consacré aux «sociétés imaginées», Michel Lacroix et Guillaume Pinson insistent sur la nécessité de «penser l’écart que creuse toute représentation avec la pratique dont elle entend rendre compte». En effet, poursuivent-ils, «mettre en mots, en images ou en scène les interactions sociales constitue une opération en soi, qu’il importe de ne pas confondre avec une simple reproduction mimétique». Aussi l’analyse des représentations de la sociabilité, comprises dans leur dynamique sociale et replacées dans leur imaginaire propre, nous prémunit-elle contre la tentation de «céder à l’illusion de l’évidence des pratiques». La notion de «sociabilité épistolaire» à laquelle a eu recours Patricia Ménissier pour étudier les correspondances de Voltaire avec de nombreuses femmes du monde lors de son exil s’avère ici fort utile. Pour Voltaire, explique-t-elle, «la lettre n’est pas seulement le prolongement du lien social, elle le fonde entièrement, puisque c’est principalement à travers elle que l’écrivain se manifeste sur la scène parisienne ou dans les cours étrangères». De façon tout à fait similaire, les lettres de Galiani à Louise d’Épinay visent, pendant de nombreuses années, à conserver le souvenir de sa présence à Paris, de même qu’à nourrir de nombreuses relations plus ou moins intimes qu’il souhaite se conserver. Bien qu’il ait continué d’écrire à plusieurs personnes, l’abbé, à la différence de Voltaire, a toutefois choisi une correspondante avec laquelle il est resté en contact de façon privilégiée depuis le moment de son départ jusqu’à la mort de celle-ci.
Afin d’observer la manière dont la relation de la Parisienne et du Napolitain s’est prolongée dans leur échange épistolaire, il importe de retracer les représentations de la vie de société antérieure qui émanent de leurs lettres. La correspondance était en effet la dépositaire d’une mémoire partagée. Elle entretenait, pour les épistoliers, le souvenir de leurs rencontres passées et, ce faisant, servait de socle au nouveau rapport qu’ils se voyaient contraints de développer. Pour autant, les évocations nostalgiques qui en émanent ne doivent pas être prises au pied de la lettre. Biaisées, lacunaires et idéalisées, celles-ci font signe vers une construction imaginaire qui nous renseigne davantage sur la valeur qu’ont accordée les épistoliers à cette première forme de sociabilité que sur sa réalité; elle nous renseigne sur ce qu’ils s’efforcent de prolonger dans leurs écrits. Joints à leur autoreprésentation épistolaire, ces souvenirs consignés nous indiquent la manière dont les correspondants ont adapté un mode de rencontre révolu aux conditions nouvelles de leur relation. Aussi l’étude de l’ethos des épistoliers ne nous permet-elle que d’accéder à la forme de sociabilité, écrite et virtuelle, qui les a unis à distance pendant de longues années, laquelle prenait sa source dans un imaginaire partagé du passé. L’analyse de la mise en scène de soi, de l’autre et du groupe au sein duquel l’on se projette de façon imaginaire souligne de fertiles, quoiqu’irréductibles, continuités entre la forme de sociabilité ayant précédé au départ de l’abbé et celle, épistolaire, par laquelle un mode d’interaction sociale a pu continuer d’exister.
Le Paris de Galiani
Au moment du départ de l’abbé, deux raisons majeures expliquent la mise en place de sa correspondance avec Louise d’Épinay: l’inachèvement des Dialogues sur le commerce des blés, et la volonté de ne pas voir se défaire des liens qui s’étaient créés tout au long des dix années qu’il avait passées à Paris. Démis de ses fonctions diplomatiques à l’ambassade de Naples en France, où il était l’homme de confiance du marquis Bernardo Tanucci, ministre du roi Ferdinand IV, l’abbé Ferdinando Galiani a dû quitter Paris à l’été 1769. Arrivé en 1759, à titre de secrétaire d’ambassade, il a livré des rapports sur la politique parisienne jusqu’à ce qu’une confidence faite à l’ambassadeur du Danemark soit découverte par le duc de Choiseul, qui était alors secrétaire d’État des Affaires étrangères (1758-1761 et 1766-1770). Le soupçonnant de nuire aux intérêts de la France depuis son entrée en poste, le duc de Choiseul a saisi cette occasion pour demander son expulsion.
En quittant Paris, l’abbé s’était mis en quête d’un correspondant attitré. Dans l’une de ses premières lettres à Louise d’Épinay, il l’interroge afin d’avoir son avis à propos du marquis de Croismare, à qui il pense alors proposer de s’acquitter de cette tâche. Elle le lui déconseille – «je ne crois pas, mon cher abbé, que le marquis soit propre à être votre correspon...