COUPS DE PROJECTEUR
STRUCTURATIONS ET FIGURATIONS DU COUPLE DANS L’ŒUVRE ROMANESQUE D’HENRI LOPES
Comme l’a noté Céline Gahungu dans son étude de Tribaliques, l’œuvre romanesque d’Henri Lopes « se fonde sur un matériau originel amplifié et repris à travers des prismes différents, de la Nouvelle Romance au Méridional ». Parmi ces éléments récurrents, déjà présents dans le recueil de nouvelles, il y a bien sûr la question politique, mais également la figure de l’écrivain, partagé entre diverses filiations littéraires ; on peut aussi relever l’importance des espaces démocratiques et celle, enfin, des rapports entre écriture et musique – toutes questions que j’ai abordées dans de précédentes publications. Je voudrais centrer ici mon propos sur une autre thématique transversale, signalée dès 1971 par Guy Tirolien – dans sa préface à Tribaliques – comme l’une des manifestations premières d’une « Afrique nouvelle », étroitement liée selon lui à la problématique de « la femme, compagne et égale de l’homme » : il s’agit en effet de la question du « couple ».
S’il mêle allègrement les genres pour écrire tout à la fois des romans politiques (Sans tam-tam, Le Pleurer-Rire), des fictions policières (Dossier classé, Le Méridional), des biographies et des autobiographies déguisées (Sans tam-tam, Le Chercheur d’Afriques, Le Lys et le Flamboyant, Une enfant de Poto-Poto) qui font souvent la part belle aux personnages de métis·ses, Henri Lopes est aussi un des rares romanciers africains de sa génération à avoir choisi d’écrire des « romans d’amour ». Sans opportunisme ni concession à quelque vogue que ce soit, les aventures sentimentales qu’il relate ont pour principales narratrices ou héroïnes des femmes africaines férues d’art ou de littérature, mais qui s’avèrent peu enclines au bovarysme – cette propension à voir le monde à travers le prisme de lectures « à l’eau de rose », à laquelle Emma Bovary, dans le roman éponyme de Flaubert, a donné son nom. En associant d’autre part la question du couple à celle de l’émancipation féminine, l’œuvre lopésienne, qui s’étend à présent sur près d’un demi-siècle, offre une réflexion prolongée, de type tout autant historien et sociologique qu’anthropologique et éthique, sur les formes variées qu’a prise cette structure relationnelle à travers les vicissitudes de l’histoire coloniale et postcoloniale africaine, jusque dans ses ramifications européennes, caribéennes et nord-américaines.
Dans les romans d’Henri Lopes, le couple apparaît en effet comme le lieu à la fois réel et fantasmatique de la domination masculine, de l’émancipation féminine et de la vie démocratique. Il soulève ainsi toute une série de paradoxes : il peut, de fait, ne pas fonctionner de manière strictement duelle et s’avérer asservissant et libre, voire libérateur – l’émancipation féminine consistant souvent à s’affranchir de la relation conjugale sans pour autant renoncer à la relation amoureuse. Nous aborderons donc, dans un premier temps, les formes variables du couple dans l’œuvre romanesque, pour étudier ensuite comment la relation coloniale vient s’incarner dans la relation conjugale ; nous examinerons enfin comment, dans cette même relation, la femme africaine peut tenter d’échapper à « l’empire de la coutume » pour manifester ou simplement retrouver sa liberté.
Variations sur le couple
La conjugalité est une thématique omniprésente mais fondamentalement labile dans l’œuvre d’Henri Lopes : tous ses romans peuvent en effet se lire comme des histoires de couples qui se font et se défont, au gré des aléas historiques et des dynamiques sociales et culturelles qui travaillent l’Afrique. On y trouve de surcroît beaucoup d’extra-conjugalité, en même temps que de grandes histoires d’amour ; et si l’on peut évidemment constater, au fil des décennies, des différences et des évolutions, tant dans l’histoire des relations franco-africaines que dans l’œuvre, on peut aussi relever, d’un roman et d’une époque à l’autre, quelques constantes ou « dominantes », au sens de situations récurrentes qui souvent servent à exercer ou à maintenir des formes de domination. Il est alors intéressant de constater comment, en leur sein même, celles-ci peuvent se trouver contestées, voire subverties.
Si la relation de couple semble se polariser initialement en deux structures distinctes – le « couple africain » et le « couple européen » –, ce sont deux formes issues de leur hybridation ou, plus largement, de la colonisation, à savoir le « couple domino » (Afrique-France ou Amérique « blanche ») et le « couple mixte » (Afrique-Antilles ou Amérique noire) qui finissent par s’imposer. Par l’absence de mixité interne à l’Afrique – entre Afrique du Nord et Afrique subsaharienne, d’une part, entre communautés de confessions religieuses distinctes, d’autre part –, le couple devient ainsi, dans les romans, le premier point de comparaison et le principal lieu de confrontation entre sociétés africaines et sociétés occidentales. Une triangulation spontanée s’opère, de fait, avec l’introduction des Antilles et de l’Amérique du Nord dans la dyade Afrique-Europe. Dans les circulations qu’ils proposent entre mondes africains, européens, caribéens et nord-américains, les récits d’Henri Lopes mettent donc en scène quatre configurations conjugales majeures, dont les préséances varient au sein de l’œuvre (voir tableaux ci-dessous).
Le couple européen
Jeanne et François Impanis (La Nouvelle Romance)
Les époux Leclerc (Le Chercheur d’Afriques)
Pépé et Mémé, les parents Boucheron (Le Lys et le Flamboyant)
Dominique et Albert Palvadeau (Le Méridional)
Le couple mixte
Marie-Ève Saint-Lazare et Rico (Sur l’autre rive)
Simone Fragonard et le Dr Salluste (Le Lys et le Flamboyant)
Honorine et M. Sainte-Rose (Le Lys et le Flamboyant)
Lazare Mayélé et Nancy (Dossier classé)
Kimia Niamazok et Jordan Julien (Une enfant de Poto-Poto)
Le couple africain
Wali et Kwala (La Nouvelle Romance)
Bienvenu N’Kama Delarumba et Wali (La Nouvelle Romance)
Bienvenu N’Kama Delarumba et Victorine (La Nouvelle Romance)
Gatsé et Sylvie (Sans tam-tam)
Gatsé et Marie-Thérèse (Sans tam-tam)
Elengui et le narrateur maître d’hôtel (Le Pleurer-Rire)
Soukali et le narrateur maître d’hôtel (Le Pleurer-Rire)
Ma Mireille et Bwakamabé Na Sakkadé (Le Pleurer-Rire)
Ma Mireille et le narrateur maître d’hôtel (Le Pleurer-Rire)
Ngalaha et Joseph Veloso (Le Chercheur d’Afriques)
André Leclerc et Kani (Le Chercheur d’Afriques)
Madeleine Atipo et Anicet (Sur l’autre rive)
Madeleine Atipo et Yinka Olayodé (Sur l’autre rive)
Yinka Olayodé et son épouse nigériane (Sur l’autre rive)
Clarisse et Obiang (Sur l’autre rive)
Clarisse et Pendant-les-Vacances (Sur l’autre rive)
Simone Fragonard et François Lomata (Le Lys et le Flamboyant)
Simone Fragonard et Victor-Augagneur Houang (Le Lys et le Flamboyant)
François Lomata et Loutassi (Le Lys et le Flamboyant)
Bossuet Mayélé et Motéma (Dossier classé)
Bossuet Mayélé et Antoinette Polélé (Dossier classé)
Le couple domino
Bienvenu Delarumba et Olga Verhaegen (La Nouvelle Romance)
Kwala et Françoise (La Nouvelle Romance)
Le narrateur maître d’hôtel et Madame Berger (Le Pleurer-Rire)
Le Commandant Leclerc et Ngalaha (Le Chercheur d’Afriques)
Vouragan et Madame de Vannessieux (Le Chercheur d’Afriques)
André Leclerc et la femme au péplos (Le Chercheur d’Afriques)
André Leclerc et Fleur Leclerc (Le Chercheur d’Afriques)
Le Commandant Ragonar et M’ma Eugénie (Le Lys et le Flamboyant)
Simone Fragonard et Éric Battesti (Le Lys et le Flamboyant)
Marie-Jeanne Couturier et Éric Battesti (Le Lys et le Flamboyant)
Simone Fragonard et Guy Sergent (Le Lys et le Flamboyant)
Simone Fragonard et Jeannot Boucheron (Le Lys et le Flamboyant)
Odette et M. Cloarec (Le Lys et le Flamboyant)
Odette et M. Beaugency (Le Lys et le Flamboyant)
Bossuet Mayélé et Huguette (Dossier classé)
Mamba et son épouse française (Dossier classé)
Pélagie Tchiloemba et le lieutenant Baraton (Une enfant de Poto-Poto)
Pélagie Tchiloemba et Émile Franceschini (Une enfant de Poto-Poto)
Kimia Niamazok et Émile Franceschini (Une enfant de Poto-Poto)
Connie et Émile Franceschini (Une enfant de Poto-Poto)
M. Malensac et Florence (Le Méridional)
Florence et M. Balaincourt (Le Méridional)
Assanakis et Dominique (Le Méridional)
Gaspard Libongo et Dominique (Le Méridional)
Ces listes appellent évidemment plusieurs commentaires.
Dans les premiers romans, qu’on pourrait dire « africains », dans la mesure où ils sont publiés par des maisons d’édition africaines (les éditions CLÉ à Yaoundé puis Présence africaine à Paris et Dakar) tandis que leurs intrigues se déroulent majoritairement en Afrique, c’est assurément le « couple africain » qui domine – et plus précisément le couple congolais dans les cas de Bienvenu Delarumba et de son épouse Wali (La Nouvelle Romance) ou de Gatsé et de son épouse Sylvie (Sans tam-tam), puis sans identité nationale précise pour les personnages du Pleurer-Rire. Le « couple mixte » est absent et le « couple domino » ou le « couple européen » interviennent de manière secondaire mais néanmoins essentielle, avec notamment la relation adultérine qu’entretient Bienvenu avec une étudiante belge, Olga Verhaegen, ou avec le modèle égalitaire que constituent, aux yeux de Wali, les époux Jeanne et François Impanis.
À partir de 1990, dans tous les romans qui, publiés aux éditions du Seuil ou chez Gallimard, suivront Le Chercheur d’Afriques, ce sont en revanche le « couple mixte » et le « couple domino » qui prennent légèrement le pas sur le « couple africain », le « couple européen » se trouvant relégué au dernier plan. Après l’échec de son mariage congolais avec Anicet et la fin douloureuse de son aventure avec un ministre nigérian, Chief Yinka Olayodé, la narratrice de Sur l’autre rive, Madeleine Atipo, s’invente ainsi une nouvelle vie – notamment conjugale, avec Rico – en changeant également d’espace et d’identité : elle répond désormais au nom de Marie-Ève Saint-Lazare et habite en Guadeloupe, où un couple d’amis gabonais la retrouve par hasard, provoquant ainsi son récit par une soudaine résurgence de son passé et du souvenir de ses amours défuntes. Dans Le Lys et le Flamboyant, c’est également avec un Antillais, le docteur Salluste, que la jeune Simone Fragonard emménage après avoir épousé dans les années 1930 François Lomata, un métis du Congo Belge, puis vécu conjugalement avec deux Européens blancs. Son dernier époux sera un Français, Jeannot Boucheron, avec qui elle partira s’établir en France en 1949, avant de le quitter pour entamer une carrière de chanteuse. Quant aux héros et narrateurs de Dossier classé (2002) et d’Une enfant de Poto-Poto (2012), Lazare Mayélé et Kimia Niamazok, ils épousent respectivement, après leur installation aux États-Unis, une universitaire blanche américaine (Nancy) et un avocat d’affaires afro-américain (Jordan Julien). Dans tous ces romans publiés en France et centrés sur la problématique du métissage, c’est le « couple domino » qui, dans ses multiples configurations, prend l’avantage numérique sur le « couple africain ».
Un second constat s’impose dès lors : celui des nombreuses interférences entre ces structures conjugales qui, loin d’être figées, voient plusieurs personnages, hommes et femmes, circuler entre elles – à commencer par les principaux personnages de métis (André Leclerc, Simone Fragonard). Le couple s’apparente ainsi à un facteur de mobilité sociale et de mobilité géographique, la première appelant souvent la seconde (comme dans le cas de Simone, qui suit le Français Guy Sergent dans sa nouvelle affectation à Bangui) – et vice versa. C’est en effet à l’occasion de leurs séjours en Europe, et notamment de leurs études en France, que de nombreux protagonistes masculins (Bienvenu Delarumba, André Leclerc, Bossuet Mayélé) s’engagent dans des « co...