1.
Un jeune de vingt ans parmi
trois millions de Juifs
Si vous pensiez, en venant ici ce soir, écouter une conférence de philosophie ou de science politique, vous n’avez pas choisi le bon endroit. Si vous êtes venus chercher une histoire de l’art, vous vous êtes un peu moins trompés. Je vais vous donner quelques indications sur l’art de survivre.
C’est ainsi que tu as débuté ton exposé, ce soir du 12 novembre 2005. Tu avais 84 ans. La soirée se déroulait sous la présidence de Michel Goldberg, maître de conférences, à la Faculté des sciences (Université de La Rochelle). Elle était animée par Jean-Paul Salles, historien. Cette soirée n’a pas suffit à exposer le récit complet de tes tribulations et une seconde conférence publique a été organisée le 5 février suivant. La revue d’histoire Ecrits d’Ouest en publiera la retranscription dans ses numéros 14 et 15 de 2006.
Tu as poursuivi ainsi ton exposé :
L’invitation à la conférence de novembre 2005, à La Rochelle, mentionnait « la vie bouleversante de Maurice ». Il semble qu’il y ait eu une petite erreur. Ce n’est pas « ma » vie qui est bouleversante mais ce que j’ai vu qui est bouleversant. Ce n’est pas du tout pareil !
Tu es né Moishe [Moïché] – Moishe Baruch Drumlewicz – pour ta famille, le 14 mars 1921 à Zelechow en Pologne. Tu étais Moszek [Motchek] pour les autorités polonaises. En Russie, on t’appelait Micha, ou Muichka (Michka) et, en France, Maurice.
Pensez, en m’écoutant, en me lisant, à ces centaines de milliers d’autres Juifs qui ont souffert. Imaginez une vitre là, devant vous. Imaginez que vous regardez à travers cette vitre. Et que vous les voyez tous. Je vais utiliser le « je », dire « moi ». Je vous en prie, n’y attachez aucune importance car c’est par pure commodité. Il ne s’agit pas de moi, mais d’un petit jeune de vingt ans parmi trois millions de Juifs en Union soviétique.
Mais commençons par le commencement. Le 1er septembre 1939, j’étais à Varsovie. Le 8 mai 1945, j’étais dans la taïga au fond de la Sibérie. Que s’est-il passé entre ces deux dates ?
Entre ces deux dates, il y a eu la guerre. Et la guerre, hélas, a laissé des blessures qui ne se sont jamais guéries. Ces blessures s’appellent la Shoah. Un pays civilisé d’Europe centrale, à l’aide de la science et du progrès technique de l’époque, a élaboré un programme de construction de chambres à gaz et de crématoires pour détruire le peuple Juif millénaire, berceau de la civilisation européenne et des deux autres religions monothéistes. Notre vie d’aujourd’hui porte encore les traces de la religion juive. Six millions de Juifs et des centaines de milliers de tsiganes ont été gazés et brûlés. Des milliers de gens, des hommes et des femmes, de toutes nationalités et de toutes croyances ont préféré, comme leurs ancêtres, mourir debout plutôt que vivre à genoux – je pense en particulier à la poignée d’hommes du ghetto de Varsovie qui, en 1943, se sont insurgés contre les Allemands. Je pense aussi à tous ceux qui ont été arrêtés, torturés, fusillés, gazés. En France, les Juifs qui se sont réfugiés dans la zone dite libre, ont laissé derrière eux des biens matériels, un frère, une mère, des proches qui eux aussi ont disparu dans la nuit et le brouillard.
Mais on ne parle jamais des centaines de milliers de Juifs de Pologne et aussi de Roumanie et d’autres pays de l’Est qui ont fui la peste hitlérienne pour se réfugier dans le soi-disant paradis de l’Union soviétique de l’époque. Rapidement, en l’espace de quelques mois, toutes ces communautés ont disparu. La communauté juive de Pologne, extrêmement nombreuse, comptait plus de 3 millions de personnes.
En 1936, Hitler a envahi les Sudètes puis l’Autriche. Ensuite, il s’est attaqué à la Pologne. La situation est devenue très tendue en Pologne, surtout pour les Juifs. Nous avions peur. Dans les années 1934-36, quand Hitler est arrivé au pouvoir, la population juive en Allemagne était importante, on le sait. Mais ce que l’on ne sait peut être pas c’est que des Juifs ont été chassés d’Allemagne et mis dans un no man’s land. Ceux qui étaient près de la frontière sont entrés en Pologne, avançant vers l’Est. Je les côtoyais tous les jours mais je ne me rendais pas compte de leurs souffrances, j’avais 14-15 ans.
Nous avions peur nous aussi parce que nous nous disions : « Si Hitler gagne, si Hitler envahit, si Hitler… ». Les Polonais étaient partagés. Certains étaient contents parce qu’ils étaient profondément antisémites. Plus la date fatidique du 1er septembre 1939 approchait, plus la situation était tendue, nous ne savions pas quoi faire.
J’ai vécu quatre régimes politiques. Je suis né sous un régime fasciste, celui de Pilsudski, j’ai vécu sous un régime communiste, j’ai vécu ensuite quelques mois sous un non régime – un régime pour « personnes déplacées » – et je suis venu en France qui est aujourd’hui mon pays, un Etat de droit, un régime démocratique. De ce fait, je peux donner un aperçu de la situation des Juifs dans ces différents régimes.
J.-P Salles, animateur de la conférence et historien, rappela que la Pologne des années 30 était dirigée par un dictateur « moins célèbre que son voisin d’Allemagne, mais qui a fait lui aussi beaucoup de mal » : le maréchal Pilsudski, arrivé au pouvoir en mai 1926 et qui y est resté jusqu’à sa mort en 1935.
2.
Les Juifs en Pologne avant 1939
Commençons par la Pologne.
Les Juifs sont installés en Pologne depuis que la Pologne existe c’est-à-dire depuis le haut Moyen Age, XI-XIIe siècle. Au VIIIe siècle, le royaume des Khazars, un immense royaume situé entre la mer Noire et la mer Caspienne s’est converti au judaïsme. Les Khazars sont restés fidèles au judaïsme pendant deux siècles puis se sont dispersés de par le monde. Mon nom, Drumlewicz, signifie le Lévi du sud, de darom, le sud en hébreu, puis Lévi et cz le suffixe polonais. Je viens peut-être de cette tribu qui est sans doute celle que l’on appelle la treizième tribu. Qui sait ?
Les croisés qui sont partis vers la Palestine combattre les infidèles, n’ont pas laissé les Juifs de Pologne et d’Allemagne tranquilles… Les Juifs y étaient donc déjà présents au moment des croisades. Au XIVe siècle, Casimir le grand, roi de Pologne a mené une politique très favorable aux Juifs. Il a appelé les Allemands à venir construire la Pologne et dans leurs traces, derrière les Allemands, sont venus les Juifs. Tout cela montre que les Juifs étaient installés en Pologne depuis que ce pays existe.
Contrairement à la France de Philippe le Bel (1306) et à l’Angleterre d’Édouard Ier (1290) qui les avaient expulsés, contrairement au Saint-Empire romain germanique qui avait perpétré de nombreux massacres de Juifs, Casimir III, dit le Grand, mena une politique favorable à leur égard : en 1334, il attribua aux Juifs des terres faiblement peuplées dans les provinces orientales et leur garantit le droit de libre circulation dans tout le royaume. Ceux-ci vinrent ainsi nombreux s’établir en Pologne.
Les rois polonais cherchaient en effet à attirer des immigrés pour compenser la faiblesse démographique de leur royaume, pour développer le commerce et l’artisanat et résister aux incursions des chevaliers teutoniques à l’Ouest et des invasions mongoles à l’Est.
La légende veut que le roi Casimir ait eu une maîtresse juive du nom d’Ester (la Pompadour polonaise ou la reine Esther de la légende biblique ?), pour laquelle il aurait invité les Juifs à venir s’installer en Pologne.
A certaines périodes, les Juifs étaient très bien considérés. Mais la vie des Juifs, en Pologne, n’a pas toujours été radieuse… ils ont connu de bons moments et de moins bons. L’antisémitisme s’est déployé au XIXe siècle quand une grande partie de la Pologne a été occupée par la Russie tsariste. Ce fut très difficile pour les Juifs. Dans les années trente, au XXe siècle, je me souviens, il n’y avait pas un mois sans un pogrom quelque part en Pologne, pas une semaine sans un « mort par accident », un soi-disant accident car le fautif n’était jamais retrouvé. Un exemple. L’aigle est l’emblème de la Pologne et chacun le portait sur sa casquette. Quand quelqu’un voulait se débarrasser d’un Juif, il allait voir la police et racontait que le Juif en question lui avait ôté sa casquette et l’avait jetée par terre. Il était sûr qu’il écoperait de trois mois de prison. Une simple dénonciation suffisait.
En Pologne, les Juifs étaient des citoyens de seconde zone : ils avaient des droits mais pas trop ! Par exemple, les Juifs croyants pratiquent l’abattage rituel et ne mangent que cette viande. A partir de 1936, il a été décrété qu’un Juif ne doit pas manger plus de 100 grammes de viande par jour. Le calcul était fait en fonction du nombre de personnes par famille : tel devait acheter un kilo et tel 500 grammes selon les cas. Je dois ajouter pour être précis que les Juifs ne mangent pas la partie arrière de la bête. Cela diminuait de moitié les rations : ce n’était plus 100 mais 50 grammes. Et si la viande n’était pas acceptable selon le rituel, il n’y avait alors plus de viande du tout.
Wolf, ton père, exerçait le métier de boucher. Du coup, tu t’y connaissais bien en viande ! Ton père tenait une boucherie cachère, bien entendu. Il a subi le numerus clausus des bouchers juifs à la fin des années 30 et ne pouvait plus exercer.
Entre 1930 et 1940, des piquets s’installaient régulièrement devant les magasins : « N’achetez pas chez les Juifs », disaient-ils. C’était tout à fait légal. C’est ce qu’on appelait la « politique owszem », c’est-à-dire « à votre choix », chacun est libre de faire ce qu’il veut. Deux ou trois personnes se tenaient devant la porte et disaient aux gens « N’achetez pas ! N’entrez pas chez le Juif ».
J’ai vécu à Varsovie de 1933 à 1939. Nous avions peur de sortir et d’aller jusqu’à la rue principale. Nous étions, en quelque sorte, confinés dans un ghetto, pas un ghetto fermé mais… Notre quartier se situait exactement à l’endroit du ghetto de Varsovie des années 40-43. Les Juifs étaient concentrés dans ce périmètre. Les Juifs étaient des citoyens de seconde zone : par exemple, pour 3,5 millions de Juifs il n’y avait qu’un seul représentant, un seul et unique député au Parlement.
Aux élections de 1935, 3 députés Juifs sur les 206 sièges de la Diète (Sejm) furent élus. En effet, selon le Polish legislative election de 1935, 25 sièges reviennent au Bloc national des Minorités, soit semble-t-il 19 pour le groupe Ukrainien, 3 pour la minorité allemande et 3 pour le groupe Juif. Aucun siège pour le Bloc parmi les 64 élus au Sénat.
Dans les années 30 et même avant, la culture juive était florissante avec une trentaine de journaux en langue yiddish et des théâtres yiddish, langue qui se parlait couramment. Moi-même, j’étais dans une école rabbinique de l’âge de 4 ans à l’âge de 12 ans où j’ai appris à lire et à écrire le yiddish. Il en allait de même pour tous les Juifs.
Le yiddish est très proche de l’allemand. « Né dans la vallée du Rhin vers l’an 1000, il est issu d’un des dialectes allemands : le moyen haut allemand. Contrairement à l’opinion de certains linguistes, il ne s’agit nullement d’un allemand abâtardi. Chaque langue germanique utilisée actuellement a ses propres racines dans divers lieux d’outre-Rhin. Le yiddish n’échappe pas à cette règle. Il s’écrit en caractères hébraïques et se lit de droite à gauche. » Il a une grammaire. Le culte religieux a enrichi la langue de termes araméens et hébreux. Poussés vers l’Est de l’Europe par l’antisémitisme et les bannissements royaux, les Juifs vont introduire dans leur langue des mots d’origine slave. Le yiddish a absorbé des termes d’origine latine et plus tard un peu de vocabulaire américain.
La plupart des juifs étaient croyants. La vie politique, elle aussi, était dynamique : elle comptait un parti communiste puissant, un parti socialiste – le Bund – et d’autres partis, orthodoxes et non religieux. Pour les Hassidim, il faut remonter aux XVIIIe et XIXe siècles. Je ne parlerai pas du conflit entre Hassidim et Mitnagdim, ni des Kabbalistes parce que c’est une histoire interne au monde juif qui n’a rien à voir avec les Polonais ni avec les catholiques.
Le Hassidisme est un mouve...