QUATRIĂME PARTIE
La négociation
FĂ©vrier â 15 mars 1999
Passage des clandestins â Aggravation de la situation sĂ©curitaire dans la province â ManĆuvres amĂ©ricaines Ă Rambouillet â Dissensions Ă lâUĂK â Voitures de la MVK bloquĂ©es Ă la frontiĂšre â Un pseudo accord â Vers KlĂ©ber
Le nombre dâobservateurs internationaux dĂ©passe le millier ce 2 fĂ©vrier, auxquels sâajoutent 1150 recrutĂ©s locaux. Dans une province grande comme le dĂ©partement de la Gironde, il devient difficile de faire un trajet sur la route sans apercevoir un ou plusieurs vĂ©hicules orange. Câest ce que nous cherchons, et nos effectifs devraient encore doubler, pour peu quâon nous en laisse le temps.
Hier, une patrouille de la mission sâest encore vue refuser lâaccĂšs Ă la zone frontiĂšre. Aujourdâhui, on nous signale quâĂ Zilivoda, au sud de VuÄitrn, lâUĂK a interdit le passage Ă une de nos patrouilles, en prĂ©tendant quâil fallait dĂ©sormais que nous informions Ă lâavance le « commandement gĂ©nĂ©ral » de nos intentions, et quâun laissez-passer serait dorĂ©navant nĂ©cessaire. Nous passerons outre, naturellement, et protesterons au niveau appropriĂ©, mais ces deux incidents traduisent une nouvelle dĂ©rive : ce ne sont plus seulement les rĂ©solutions du Conseil de SĂ©curitĂ© qui sont violĂ©es, mais lâaccord fondateur de notre mission, et câest le fait des deux parties. Notre travail en est mis en pĂ©ril, pour la premiĂšre fois.
La tuerie de Rogovo, oĂč 25 Albanais ont trouvĂ© la mort, commence Ă livrer ses secrets et ses consĂ©quences empoisonnĂ©es : selon le parti LBD de Qosja, tous Ă©taient des membres de lâUĂK, ce que corrobore la guĂ©rilla elle-mĂȘme. Fort de ces aveux, le gouvernement serbe nous accuse dâavoir prĂ©cipitamment condamnĂ© cette tuerie, simple acte de guerre selon lui.
Poursuivant avec Christian notre tournĂ©e des leaders albanais et serbes de la province, pour connaĂźtre leur Ă©tat dâesprit Ă la veille de la confĂ©rence de paix, nous rencontrons Ă nouveau Demaci, qui nâa pas encore fait connaĂźtre sa position sur la participation de lâUĂK.
Il nous reçoit, souriant et cordial comme Ă lâaccoutumĂ©e. Son aspect physique nâest pas banal : câest un petit bonhomme Ă la tĂȘte ronde et aux yeux grossis derriĂšre des verres loupe. De temps en temps, il prend un air hallucinĂ© et une voix de fausset, arborant parfois un drĂŽle de sourire forcĂ©, comme pour cacher sa mauvaise humeur. Il jouit dâune grande estime en raison de son passĂ© de rĂ©sistant, sans ĂȘtre pour autant trĂšs populaire, dans la population albanaise du Kosovo. Il est connu pour ses prises de position inattendues et souvent contradictoires, et serait depuis longtemps sur la touche, sans ses rĂ©fĂ©rences patriotiques incontestables.
Aujourdâhui, son discours est dâun radicalisme inhabituel. En fait, il en veut aux Français : Ă Alain Richard, qui avait stigmatisĂ© les violations du cessez-le-feu par lâUĂK, Ă moi pour le communiquĂ© de presse du 9 janvier qui ne disait rien dâautre. Il nâentend pas dissimuler sa rancĆur.
DâemblĂ©e, il se montre critique Ă lâĂ©gard des initiatives du groupe de contact : « Le moment nâest pas Ă la nĂ©gociation » dit-il, tandis que sa voix se perche dans les aiguĂ«s. « La communautĂ© internationale doit condamner clairement les agresseurs et les auteurs de massacres, au lieu de les convier autour de la table comme des interlocuteurs respectables. Câest la guerre ! Il faut bombarder les Serbes, et ensuite donner lâindĂ©pendance au Kosovo. Que nĂ©gocier aujourdâhui ? Nous nâavons plus aucune confiance dans les Serbes. » Plus gĂȘnant encore, son discours est violent Ă lâĂ©gard de Rugova : « Il irait nĂ©gocier sur la planĂšte Mars si on le lui demandait ! Il ne reprĂ©sente plus rien aujourdâhui ! »
Christopher Hill nâest pas Ă©pargnĂ© non plus ; il est vrai que certaines dĂ©clarations relatives Ă lâUĂK (« ce nâest pas une armĂ©e, mais une rĂ©union de groupes armĂ©s », en plus des apprĂ©ciations dĂ©jĂ mentionnĂ©es sur son Ă©tat-major) ne peuvent quâavoir dĂ©plu.
Son anglais sâest peaufinĂ© depuis trois ans. Autrefois, il nous parlait en serbe, sans façon, et de maniĂšre impeccable. Son lĂ©ger accent me le rendait mĂȘme plus comprĂ©hensible. Aujourdâhui, la langue serbe est devenue celle de lâoccupant, pour lâUĂK en particulier. Dans les zones contrĂŽlĂ©es par la guĂ©rilla, le serbe a disparu de lâenseignement des Ă©coles.
Câest donc en anglais quâil me dit, ou plutĂŽt quâil crie dâune voix haut perchĂ©e : « No negociation ! Bombing, then independence ! »
Il est flanquĂ© de ses inĂ©vitables adjoints Kastrati et Kurti ; ce dernier, le jeune pĂ©remptoire Ă bouclettes, renchĂ©rit sur les paroles de son maĂźtre ; de la tĂȘte, il fait non Ă mes questions avant mĂȘme que Demaci ait eu le temps de rĂ©pondre. Au bout dâun moment, voyant que je nâarriverais Ă rien, et me demandant sâil nây a pas un phĂ©nomĂšne de surenchĂšre entre eux, je demande Ă parler en tĂȘte Ă tĂȘte avec Demaci, prĂ©textant un message confidentiel du ministre.
Il accepte, fait sortir ses collaborateurs non sans que Bouclettes me jette un regard noir, puis nous recommençons à parler.
« Allez-vous vraiment refuser de venir Ă Rambouillet ? » demandĂ©-je. « Le ministre VĂ©drine souhaite sincĂšrement la prĂ©sence de lâUĂK, sans laquelle il manquerait une composante essentielle de lâĂ©chiquier albanais. »
« Les dirigeants militaires de lâorganisation mâont proposĂ© de prendre la dĂ©cision moi-mĂȘme » dit-il, « mais je prĂ©fĂšre la leur laisser, car câest eux qui risquent leur vie pour la cause, et ils reprĂ©sentent donc la lĂ©gitimitĂ©. Mais je peux vous assurer que je leur recommanderai la non-participation. Je vous remercie du message de votre ministre, mais pour moi, câest non ! »
« Ne le regretterez-vous pas, plus tard ? Prendrez-vous la responsabilitĂ© de lâisolement, devant la communautĂ© internationale ? En cas dâĂ©chec de nĂ©gociations tenues sans vous, vous en serez tenu responsable, et en cas de succĂšs, lâUĂK nây aura pas sa part, par votre faute ! »
Rien nây fait, il tient bon, lâUĂK ne doit pas participer Ă ce quâil considĂšre comme une parodie.
Nous nous quittons cordialement malgrĂ© tout. Il voit que je suis affectĂ© par ses propos, et essaie de conclure par des paroles aimables : « Dites Ă M. VĂ©drine lâestime que jâai pour lui et pour ses efforts ».
De retour au bureau, je commence Ă rĂ©diger mon compte-rendu pour Walker (et pour mon ministĂšre), lorsquâon mâapporte une dĂ©pĂȘche annonçant que lâĂ©tat-major de lâUĂK a dĂ©cidĂ© de participer Ă la confĂ©rence de paix ! Encore heureux que je nâaie pas eu le temps de faire partir, quelques heures avant dâĂȘtre dĂ©menti, un tĂ©lĂ©gramme annonçant que lâUĂK refusait de faire le voyage de Rambouillet ! Jâen tire au moins un enseignement : Demaci ne reprĂ©sente plus grand-chose Ă lâUĂK. Câest une relique, certes respectĂ©e, mais lâopportunisme ambiant le condamne Ă ĂȘtre pĂ©riodiquement mis sur la touche.
La dĂ©lĂ©gation albanaise sera donc complĂšte, reste maintenant Ă savoir si les Yougoslaves accepteront de venir. En fait, je nâai guĂšre de doute lĂ -dessus, mĂȘme sâils font officiellement durer le suspense. Depuis la visite de Robin Cook Ă Belgrade le week-end dernier, le ton de la presse Ă lâĂ©gard des tentatives de rĂšglement du conflit sâest singuliĂšrement adouci. On ne fait plus guĂšre mention des menaces de frappes, pour souligner la « volontĂ© de rĂšglement pacifique » de la communautĂ© internationale. Une rĂ©union du parlement serbe est annoncĂ©e pour le 4 fĂ©vrier. Je prends le risque, Ă vrai dire lĂ©ger, de pronostiquer par Ă©crit que le gouvernement yougoslave acceptera lâinvitation du groupe de contact. Jâen saurai plus demain, devant rencontrer Ć ainoviÄ Ă sa demande.
JâĂ©prouve un soulagement de taille en fin de journĂ©e quand mon ami HervĂ© Ladsous mâinforme quâĂ la suite de conversations avec son collĂšgue norvĂ©gien, il sait que la prĂ©sidence de lâOSCE nâa aucune intention de laisser Ă Walker la moindre marge dâinitiative quant Ă un Ă©ventuel retrait de la MVK, et que lâintĂ©ressĂ© en a Ă©tĂ© clairement prĂ©venu.
Le lendemain 3 fĂ©vrier, je reçois lâinstruction de mettre au point le dĂ©part pour Rambouillet de la dĂ©lĂ©gation albanaise : elle doit embarquer au complet (y compris les dĂ©lĂ©guĂ©s de lâUĂK) sur un avion militaire français pour un vol direct PriĆĄtina-Paris !
Cette fois, jâai lâimpression que nous allons tomber sur un os. Je vois difficilement les Yougoslaves, procĂ©duriers comme ils savent lâĂȘtre, dĂ©livrer des documents de voyage pour des passagers dont la tĂȘte est mise Ă prix. Mais je nâai pas le choix. La demande officielle devra passer par notre Ambassade Ă Belgrade, et jâessaierai dâactionner de mon cĂŽtĂ© toutes les sonnettes possibles.
Je rejoins Ć ainoviÄ Ă son bureau, dĂ©cidĂ© Ă obtenir de lui le maximum dâinformations. Il paraĂźt sombre Ă la perspective dâune nĂ©gociation qui sâannonce difficile.
« Le gouvernement a lâimpression de mettre le doigt dans un engrenage sans savoir quand il sâarrĂȘtera de tourner. Nous avons acceptĂ© les principes de base de la nĂ©gociation, considĂ©rĂ©s par Hill et le groupe de contact comme des prĂ©alables Ă leur ouverture. Or, lâautre partie ne lâa toujours pas fait, et câest par lĂ quâil faudrait commencer. »
« Nous avons besoin dâun soutien plus affirmĂ© de votre gouvernement sur ce point » continue-t-il. « Comment croire Ă la bonne foi des nĂ©gociateurs, si nous devons envisager la rĂ©ouverture de la question des principes sous la menace de bombardements ? Avec qui sommes-nous en train de nĂ©gocier ? »
« Avec le groupe de contact, mais encore faut-il que de votre cĂŽtĂ©, il y ait une position unifiĂ©e jusquâau bout », lui dis-je. « Les radicaux ont promis de quitter le gouvernement si vous acceptiez le principe de troupes Ă©trangĂšres au Kosovo. Comment comptez-vous gouverner sans eux ? » RĂ©ponse : « Cela nâest pas un problĂšme dâactualitĂ©. Nous verrons bien. »
« Mais pour vous qui allez négocier, cette présence est-elle acceptable ou non ? »
« Vous connaissez la réponse », me dit-il simplement.
« Je connais les prises de position autorisées sur cette question, mais je voudrais en savoir plus. »
« Nous sommes favorables Ă une prĂ©sence Ă©trangĂšre (il ne dit pas âarmĂ©eâ) pour surveiller le dĂ©sarmement de lâUĂK » biaise-t-il.
« Jâimagine en effet que ce serait une satisfaction pour vous de voir lâUĂK dĂ©sarmĂ©e, mais vous ne lâimaginez tout de mĂȘme pas remettant ses armes Ă votre armĂ©e et Ă votre police ? »
« Vous savez, dĂ©jĂ , en octobre, il y a eu des remises dâarmes par la guĂ©rilla. Cela dĂ©pendait des endroits. »
Il tente dâamener la conversation sur la confiance que la population civile albanaise Ă©prouverait Ă lâĂ©gard des autoritĂ©s, et sur lâinfluence Ă©trangĂšre malsaine qui serait Ă lâorigine du problĂšme. Mais il voit que je nâaccroche pas. Il emprunte un autre chemin :
« Il faut montrer quâil nây a pas de place pour lâindĂ©pendance. Que ce soit clair pour lâavenir. Pourquoi les gens de Djakovica a nâont-ils pas pris les armes, alors quâils sont presque tous Albanais, que la frontiĂšre est toute proche et la guĂ©rilla aux abords immĂ©diats ? Parce quâils ont un bien Ă dĂ©fendre, une Ă©conomie, des boutiques, des ateliers. »
Il poursuit : « Mais sommes-nous encore dans un processus de nĂ©gociation ? On nous dit : si vous ne nĂ©gociez pas â câest-Ă -dire si vous nâacceptez pas les dĂ©cisions de la communautĂ© internationale â vous aurez lâOTAN par en haut (les bombes), tandis que si vous nĂ©gociez, vous lâaurez par en bas (lâentrĂ©e des troupes terrestres). »
Ses rĂ©ponses sont symptomatiques de la maniĂšre dont les Serbes abordent la confĂ©rence Ă venir : ils sây rendront contraints et forcĂ©s, car ils auraient prĂ©fĂ©rĂ© continuer Ă jouer la montre avec les navettes de Hill, et pressentent que rien de bon ne les attend. Ils ne sont pas encore prĂȘts Ă un vrai compromis, et une Ă©ventuelle solution politique devra leur ĂȘtre imposĂ©e sous la menace. Or, le compromis attendu suppose la mise en place dâune pĂ©riode intĂ©rimaire Ă lâissue de laquelle il faudra bien prendre de nouvelles dĂ©cisions. Sans volontĂ© de coopĂ©rer de bonne foi, cette pĂ©riode ne serait quâun rĂ©pit pour les uns et les autres, et les affrontements reprendraient ensuite de plus belle. Le gouvernement espĂšre sans doute que dâici lĂ , la communautĂ© internationale se sera dĂ©tournĂ©e de la question, et quâil pourra la rĂ©gler Ă sa guise, en tirant Ă©ventuellement les leçons des erreurs de lâannĂ©e 1998.
Nous passons aux « affaires courantes ». Je déplore que les médias nous soient toujours aussi hostiles.
« Ah bon ? sâĂ©tonne-t-il. Regardez-vous « PriĆĄtina TVâ ? Il me semble que câest mieux quâĂ lâĂ©poque de la dĂ©cision dâexclusion de Walker. » JâhĂ©site Ă lui dire que le journal quotidien de RTS1 est une Ă©preuve suffisamment rude pour que je ne mâen inflige pas une de plus avec le journal tĂ©lĂ©visĂ© de PriĆĄtina ; il mâest arrivĂ© par hasard de tomber dessus : il est sinistre, et il faut bien de la patience pour le regarder sans zapper. Je suis sĂ»r que mĂȘme chez les Serbes, il compte peu de fidĂšles.
Je passe ensuite Ă la libertĂ© de circulation pour la MVK, en le mettant en garde : « Nous sommes lĂ pour vĂ©rifier. Les violations des rĂ©solutions ne remettent pas directement en cause notre prĂ©sence. Mais il en va autrement du non-respect de lâaccord Geremek-JovanoviÄ : si nous ne pouvons inspecter dâun bout Ă lâautre du pays, nous nâaurons plus de raison de rester. » Il est trop malin pour ne pas voir le danger : « Bien sĂ»r, bien sĂ»r ! Nous vous demandons seulement dâannoncer Ă lâavance vos intentions, car dans la zone de la frontiĂšre, il y a du danger et nous sommes responsables de votre sĂ©curitĂ©. Soyez en contact rĂ©gulier avec les commandants et tout se passera bien. Nous nâavons rien Ă cacher Ă la frontiĂšre. »
Je rĂ©cuse la notion mĂȘme de zone dâinterdiction de cinq kilomĂštres, et fais valoir que nos vĂ©hicules blindĂ©s nous mettent Ă lâabri de la plupart des mauvaises surprises.
Enfin, jâaborde la question la plus dĂ©licate du moment, celle de la sortie par lâaĂ©roport de PriĆĄtina des dĂ©lĂ©guĂ©s de lâUĂK en route pour Rambouillet. Il a lâair dâĂȘtre au courant, mais ne se « mouille » pas. « On verra, nous serons comprĂ©hensifs » dit-il.
En conclusion, il me demande ce que je pense de lâarticle qui vient de paraĂźtre sur lui dans le « Washington Post ». Bien quâaffectant de le prendre sur le mode de la plaisanterie, il est affectĂ© par les accusations gravissimes qui pĂšsent sur lui : lâauteur prĂ©tend que des conversations tĂ©lĂ©phoniques interceptĂ©es par les services amĂ©ricains Ă©tabl...