La tentation de l’étouffement
En juin 2011, un capitaine m’a prévenu : alerté à propos d’un dossier à mon sujet, en creusant un peu, il avait appris qu’une enquête administrative courait au ministère de la Défense. Elle remontait à 2008 et concernait la perte d’armes de l’école des cadets de la police. Elles avaient été égarées en mars 2005. Sur l’acte de retrait, je n’ai pas reconnu ma signature, ce que j’ai immédiatement signalé. À la date indiquée, je venais juste de finir ma formation pour sortir caporal, j’apprenais la science du renseignement. Enfin, je n’avais jamais appartenu à l’unité signalée, la Ligue de tir des forces militaires. C’est ce que j’ai déclaré très officiellement le 8 mai 2012, lors d’une convocation pour m’expliquer.
J’ai suggéré que l’on procède à des tests graphologiques et à quelques vérifications supplémentaires. Je n’ai plus jamais entendu parler de cette enquête ! Quand j’ai essayé d’en savoir plus, ils ont noyé le poisson. Il a été question d’une erreur sur la personne concernée… Je n’ai jamais su qui avait falsifié ma signature. Clairement, on cherchait à me porter préjudice en faisant croire que j’avais volé une arme.
Je continuais à travailler pour des tâches sans grande importance. Souvent interrompu pour répondre aux convocations de la fiscalía, au lieu de recevoir une aide, un appui logistique, pour m’y rendre, ce n’étaient que des reproches. Quand une notification me parvenait pour me rendre tel jour à telle heure pour une déposition, les commandants s’exclamaient : « Encore ! Tu demandes beaucoup de permissions ! » Comme si c’était un loisir…
Les coupables ne reconnaissaient pas les faits, et cela a perduré. Ils n’ont commencé à parler devant la justice que bien plus tard, uniquement par intérêt, et en se gardant bien de tout dire. Certains ont été condamnés à des dizaines d’années de prison, mais ont demandé à être rejugés par la JEP, bénéficiant ainsi d’une libération conditionnelle, dans l’espoir d’une sanction allégée. Leurs déclarations sont très partielles. Ils disent « leur vérité ». Pour d’autres, le procès n’a pas encore commencé, pourtant les faits ont été commis il y a plus de 12 ans ! C’est le cas du colonel Herrera. Rincón Amado, lui, a été condamné à 46 ans de prison, et devant la JEP, il a dit que j’avais mal interprété (sic) ses propos et qu’il ne m’avait pas menacé. Il est libre !
En général, les hauts gradés ne reconnaissent pas avoir eu des liens avec les paramilitaires, avoir reçu de l’argent qui provient du trafic de drogue auquel ils sont en conséquence liés. Plusieurs millions de pesos ont été proposés à John Jairo, mon indic souhaitant se démobiliser, pour témoigner en ma défaveur en 2019, afin de me décrédibiliser. Il ne l’a pas fait.
Quand j’étais encore à San Calixto, il craignait vraiment pour son existence. Je me suis demandé comment l’aider à sortir de là. C’est alors qu’un nouveau commandant est arrivé à la Cioca, il s’appelait Mora comme moi, le major Carlos Gilberto Rodríguez Mora. Comme il débarquait tout juste de Bogotá, je suis allé m’entretenir avec lui du cas de John Jairo. Une piste était de lancer une démarche de démobilisation directement avec des instances de la capitale, car à Ocaña, sa vie aurait été clairement en danger, impossible de bouger le petit doigt sans que cela se sache. Rodríguez Mora m’a répondu qu’il chercherait une solution. Je lui ai donné le moyen de le contacter, mais sa première réaction a été d’en parler à Herrera et à Rincón Amado. Résultat, John Jairo a été embarqué dans un camion militaire direction la prison, présenté comme un prisonnier dans le cadre d’une opération contre les bacrims alors qu’il s’était rendu !
J’ai perdu le contact avec lui. Qu’a-t-il dû penser de moi ? Je suis allé voir Rodríguez Mora, pour essayer de comprendre. Il m’a reproché de n’avoir pas donné mes informateurs et on s’est embrouillés. Pour lui, l’armée, c’était un petit monde, et l’on se retrouverait tôt ou tard, d’une façon ou d’une autre. Moi, j’espérais qu’il ferait les choses bien là où il était, pour ne pas terminer mouillé dans toutes ces sales magouilles. Et c’est ainsi qu’il a fini d’ailleurs !
À la fiscalía 73, j’ai évoqué le cas de Jhon Jairo Pabón Vega. Le fonctionnaire l’a localisé : il était prisonnier à Bucaramanga. Il m’a demandé si je voulais l’accompagner pour entendre sa déclaration, il y aurait ainsi un second témoin dans cette procédure. J’y suis donc allé en juin 2011, tout en imaginant que Jhon Jairo serait furieux contre moi. Je devais l’aider pour sa démobilisation, mais ça n’avait pas exactement marché comme prévu. En l’attendant, j’ai parlé avec sa défenseure, une avocate commise d’office. Il me semble qu’elle s’appelait Doris. « Oh la la ! Son cas est grave ! Que Dieu vous accompagne et vous protège, car tout cela est très grave ! » me répétait-elle. Quand Jhon Jairo est finalement arrivé, je me sentais un peu gêné, mais il semblait comprendre la situation. « Si tu veux collaborer, moi, de mon côté, je suis là pour confirmer que ton souhait était d’être démobilisé », lui ai-je assuré.
Contre toute attente, il a commencé à parler avec le fiscal. Quand l’avocate est sortie de cette audience, elle m’a à nouveau réconforté, prononcé des paroles très douces. Elle avait des enfants, et, faisant sûrement une projection, espérait qu’il ne m’arriverait rien de préjudiciable. Je l’ai remerciée. Jhon Jairo disposait de plus d’informations de première main que moi sur toutes les questions d’armement et sur ce que les paramilitaires trafiquaient, cela était réconfortant.
Pourtant, quelques jours plus tard, le 18 juin 2011, alors que je regardais les informations de la chaîne Noticias Uno, un reportage de Carlos Cardenas intitulé « montage judiciaire contre l’armée à Cúcuta » a été diffusé. L’avocate y expliquait que le fiscal était arrivé avec le caporal Mora qui lui portait sa mallette, comme le ferait un secrétaire ! Elle prétendait que c’était moi qui interrogeais Jhon Jairo. Finalement, cette chaîne nous accusait, à une heure de grande écoute, de nous servir des paramilitaires pour accuser des officiers de l’armée ! Je n’en croyais pas mes oreilles. Qu’avait-il bien pu se passer pour un tel revirement d’attitude ? Cela me paraissait incroyable, mais j’avais tellement de préoccupations que je n’ai pas pensé attaquer la chaîne. Il était clair qu’on voulait me discréditer par tous les moyens. Me faire passer pour un voyou.
Les faits parlent pourtant d’eux-mêmes. Durant mon parcours, j’ai reçu de nombreuses distinctions notamment au sujet de ma conduite en 2008, 2011, 2014, 2016 et 2018, autrement dit, à chaque fois que cela était possible, car cette reconnaissance est attribuée par période de trois ans pour les militaires n’ayant reçu aucune sanction disciplinaire, et à partir de la troisième fois, tous les deux ans. Mes états de service comprennent également de nombreuses félicitations tout au long de ma carrière, dans des domaines très divers : capacité pour travailler en équipe, droiture, intégrité et honnêteté, éthique militaire, capacité pour identifier des problèmes et trouver des solutions, collecte et analyse des informations dans le cadre du travail de renseignements pour n’en citer que quelques-uns. Aucune sanction n’entache mon parcours. Cette fausse information m’a valu plus de stigmatisation encore au sein des forces armées. Aux yeux de beaucoup, j’étais carrément perçu comme un allié de la guérilla.
J’ai appris en 2019 que cette avocate était mariée à un militaire de la réserve active, lui-même ami intime du colonel Herrera. Elle avait tout simplement raconté à son mari notre échange, et ce dernier avait fait suivre…
Jhon Jairo est toujours emprisonné. Il a collaboré avec la justice, notamment dans le cadre de la condamnation de Rincón Amado, mais il ne semble pas avoir obtenu de bénéfices. Le tribunal de Cúcuta l’a condamné à 22 ans en mars 2012 pour homicide aggravé dans le cadre d’une sentence anticipée. Peut-être déclarera-t-il à son tour devant la JEP ? Il est une pièce clé de ce processus.
J’ai porté plainte contre Noticias uno en mars 2012 et je me suis entretenu avec Carlos Cardenas, le journaliste, qui s’est excusé. « Je ne comprends pas, je suis celui qui a dénoncé toute cette affaire, et vous ne pensez pas à me contacter avant de sortir ce type d’information ? Vous savez ce que cela signifie d’affirmer qu’il y a un montage judiciaire contre l’armée ? Les conséquences que ça peut avoir ? » Il était très embêté. Il m’a cité des généraux qui pourraient m’aider. Mais ce n’était pas là mon souhait.
Le numéro 2 de Noticias Uno était à cette époque Ignacio Gómez Nacho. Un journaliste très reconnu. Il m’a dit que la chaîne n’allait pas publier de démenti ni se rétracter, avec une certaine forme d’arrogance. Je lui ai signifié que je n’étais pas un délinquant. Le temps était passé, on n’avait pas prêté suffisamment attention à ce qu’il aurait fallu faire pour avoir un droit de réponse. C’était un peu tard.
2012 a été désastreuse ! Il faut dire que chaque année chassant l’autre amenait son lot de problèmes… J’ai continué à me rendre aux convocations en tant que témoin. Et à rencontrer des problèmes au travail pour cette raison. Lors d’une réunion avec l’inspecteur général des forces militaires, ce dernier m’a proposé de me changer d’arme. Mais le commandement de l’armée n’a pas signé les documents pour cette mutation et le transfert n’a jamais vu le jour.
2013 allait-elle me sourire enfin ? En février, j’ai remis à Arquimedes Jimenez, fiscal, tous les documents relatant les menaces reçues depuis ma dénonciation en 2008 jusqu’en 2012, dans le but que la question de ma sécurité soit enfin prise en cause. Malgré la promesse du président de la République, aucune autorité n’avait bougé le petit doigt pour assurer ma protection. Je commençais à m’affaiblir psychologiquement.
Alors que je me rendais à la garnison militaire de Puente Aranda, pour y chercher un uniforme, je suis tombé nez à nez sur le capitaine Daladier Rivera Jácome, qui devait y être incarcéré, tout comme Herrera. Cet officier avait été à la tête du peloton spécial Espada1. Celui auquel appartenaient les militaires qui avaient tué le moto-taxi Luis Antonio Sánchez, le 16 avril 2007, à Ocaña, pour lequel le colonel Rincón Amado a été condamné.
Le nom de Rivera Jácome apparaît aussi dans un document de la Cour suprême de justice. Il s’agissait d’un jugement de paramilitaires parmi lesquels accusés le célèbre Salvatore Mancuso Gómez, pour des faits s’étant déroulés en 1999, au hameau Vetas, sur la route de Tibú (Norte de Santander). Plusieurs hommes se déplaçaient dans un véhicule de service public avant d’être interceptés. « Ils ont été emmenés sur le site d’El Mirador où ils les ont obligés à revêtir des uniformes de l’armée nationale avant de les emmener dans le secteur de Vetas. Là, ils ont été remis à un autre groupe paramilitaire qui les a donnés à son tour à une patrouille du bataillon N° 46 Heroes de Saraguro de l’armée, commandée par le lieutenant Daladier Rivera Jácome, qui a procédé à leur exécution alors qu’ils étaient sans défense, avant de les présenter comme une opération de combat » peut-on lire dans ce document.
Rivera Jácome n’était pas enfermé dans une cellule. Il allait et venait dans le bataillon en uniforme, qu’on ne lui avait donc pas retiré.
« Mora ! Mora !
Je l’ai d’abord ignoré. Un sergent qui assistait à la scène m’a interpellé à son tour.
— Le major Rivera Jácome veut te parler.
— Je n’ai rien à lui dire.
— Mora ! Viens ! a-t-il insisté.
Je n’ai pas pu faire autrement que d’aller à sa rencontre.
— Regarde ! Regarde ce que tu as fait de nous ! Si j’étais un assassin, je t’aurais tué et j’aurais tué le fiscal. Herrera est furax contre toi ! »
S’il était sous le coup d’un ordre de privation de liberté — même si cela n’était pas vraiment respecté — c’était à cause de mon témoignage. Non seulement les militaires supposés être incarcérés jouissaient d’une relative liberté, mais ils étaient aussi bien informés sur mes allées et venues. Par précaution, j’ai informé la fiscalía de cet épisode et la dénonciation a été ajoutée à l’ensemble du processus pénal.
Quant à Daladier Rivera Jácome, le juge Villamizar de Bucaramanga notifiera le 26 octobre 2017 sa mise en liberté, au centre de réclusion militaire du bataillon de police militaire numéro 13 de Bogotá.
En 2011, des articles de presse avaient déjà montré que les « prisonniers » de la base de Tolemaida entraient et sortaient à leur guise. Ils partaient même en vacances ! Ils ont purgé leur peine dans des garnisons militaires bien qu’ils soient coupables d’un délit de droit commun. Certains ont poursuivi leur ascension et ont bénéficié de protection officielle.
Plus étonnant, l’un des « recruteurs » des jeunes de Soacha, le civil Pedro Antonio Gámes Díaz, quand il a été condamné en février 2018 à 39 ans de prison, était reclus dans un bataillon de Cali, dans le sud-ouest du pays. Quel message envoyé aux familles des victimes !
Fin 2011, malgré les réticences de l’ONU et des associations de défense des droits de l’homme, une proposition de réforme de la justice prévoyait notamment la création d’un tribunal spécial chargé de décider si une affaire relevait de la juridiction civile ou militaire. Du point de vue de l’armée, cela aurait permis de sécuriser les combattants lors de leurs actions offensives sans craindre d’être ensuite attaqués en justice.
Du côté des familles de victimes et des ONG qui estimaient que le parquet était alors saisi de 1300 cas d’exécutions extrajudiciaires, le risque était que ces violations restent à jamais impunies. En octobre 2013, la Cour constitutionnelle ne l’a pas avalisé. Le ministre de la Défense Juan Carlos Pinzón a assuré que les Faux positifs resteraient « exclus à jamais du champ de la justice militaire ». Elle n’était en effet pas la plus indiquée pour juger en toute impartialité et indépendance !
Les militaires qui défilent devant la JEP ne donnent qu’une infime partie de la vérité. Quand on leur présente des preuves, ils se défaussent sur les hauts commandements, invoquant les pressions dont ils faisaient l’objet. Je ne les nie pas, mais ils oubli...