SUR LA PLUS HAUTE BRANCHE
À travers ces pensées qui s’entrechoquent, la part sombre de mon histoire est toujours présente dans mon esprit même si elle s’en éloigne de plus en plus. En particulier dans les moments où je circule tranquillement dans ma voiture automatique sur les paisibles routes du Val d’Oise, sillonnant ma banlieue pavillonnaire accrochée à la forêt de Montmorency. Arrivant bientôt à la retraite, je vais enfin pouvoir profiter de la vie en toute sérénité. Et, lorsque je sors en ville, je jette toujours un coup d’œil sur les coteaux voisins tapissés de verdure en me disant, non sans une certaine candeur, que je suis à la campagne.
Mais un jour, venant rompre avec cette douce harmonie, la radio de la voiture entonna une toute autre rengaine. Dans le chapelet d’informations égrenées au bulletin de dix heures, un récit me prend soudain au ventre et me replonge brutalement dans le passé. Une jeune femme mariée de force et accusée d’adultère avec l’homme qu’elle voulait suivre vient d’être lapidée dans un pays du Moyen-Orient. Cette femme a été mise en terre, la tête dépassant du sol. Lors de ce reportage, la radio diffusa le son de la scène, si terrible qu’il fût. On entendit d’abord le bruit sourd des pierres cognant son visage et son crâne. Puis les gémissements de la femme qui allaient en diminuant. Et, à la fin, seul un filet de voix qui scandait « Dieu est le seul Dieu » avant de s’éteindre en moins d’une minute.
Dans ces mêmes contrées, d’autres femmes sont enterrées vives parce qu’elles sont tombées enceintes avant leur mariage. Les plus chanceuses étant les jeunes filles violées qui, par un tour de passe-passe du vocabulaire, peuvent être « rachetées » par la suite en étant épousées de plein droit par leurs bourreaux (même si cette loi ahurissante vient juste d’être abrogée en Syrie et en Iran). La radio, en diffusant la bande sonore de cette lapidation sans autre commentaire et en l’absence d’image, a su faire ressortir toute l’horreur du drame. Pourtant, nous sommes bien en 2020 quand j’écris ces lignes, encore parcourue par le frisson de ce que j’ai entendu… Mais nous vivons une époque étrange où le moindre propos jugé « incorrect » peut donner lieu à d’incessantes menaces sur internet. Alors qu’il serait plus utile de s’interroger en profondeur sur le sens et la portée de certaines traditions anciennes qui n’ont jamais vraiment disparu, comme en témoigne la situation actuelle de nombreux pays où le sort réservé aux femmes est toujours aussi catastrophique.
Dans mon cas, et pour des faits similaires, la lapidation ne fut que morale bien sûr. Mais le bref commentaire qui accompagnait ce reportage soulignait la recrudescence de cette pratique criminelle malgré son interdiction légale. Toutes choses qui traduisent un réel retour en arrière et restent couvertes, même en France, par une relative discrétion de la part des observateurs. Très certainement de peur que les réactions face à la montée du populisme et à l’activisme religieux grandissant ne mènent à une escalade de violence. En effet, l’Histoire nous enseigne que combattre l’intolérance par l’intolérance est souvent contre-productif, comme l’est également une attitude angélique… Alors, que faire pour lutter contre un tel sectarisme si fortement teinté de sexisme ? Je le dis à nouveau : oser témoigner, vouloir informer.
Car, au moment même où dans les pays occidentaux les faits de harcèlement ordinaire occupent la plus grande part de l’espace médiatique en faveur de la cause féminine (et où le mouvement MeToo a ouvert une large conversation démocratique sur les atteintes sexuelles commises à l’encontre des femmes), on méconnaît trop souvent le phénomène des mariages imposés qui a cours dans bien d’autres pays. En effet, cette violation des droits fondamentaux de la personne, comptant parmi les plus graves, est presque toujours passée sous silence alors qu’elle concerne à elle seule – nombre étonnant – pas moins de dix pour cent des femmes dans le monde. Et que le traumatisme qui leur est ainsi causé est un traumatisme à répétition.
À quoi donc peut tenir cet étrange paradoxe ? En abordant la question, on constate qu’on se heurte à deux obstacles majeurs. En premier lieu, témoigner des mariages forcés touche au plus intime de la vie privée et peut faire éclater la cellule familiale en remettant en cause ses propres fondements. Et, par ailleurs, dénoncer ces mêmes mariages revient à contester l’ordre social des pays où ils se pratiquent ainsi que leur difficile rapport à la modernité. C’est dire combien le sujet de la libération de la femme y reste tabou, tant sur le plan privé que sur le plan public !
Mais face aux injustices, rompre le silence est parfois risqué là où se taire est toujours coupable. La récente libération de la parole médiatique des femmes (en France comme au Maroc dans une moindre mesure) m’a encouragée à me jeter moi aussi dans l’arène, même si je mesurais bien quelle serait la difficulté pour mon entourage de voir exhumer un passé familial aussi douloureux. Néanmoins, la réparation des mauvais traitements passe inévitablement par la prise de parole des victimes, souvent condamnées à livrer leur pénible récit à contretemps. Et, si je n’avais jamais eu d’engagement politique ou associatif auparavant, j’ai eu le sentiment de poser un premier acte militant en m’engageant dans la rédaction de ce livre.
En guise de conclusion, je dirai qu’arriver à raconter nos vies de femmes maltraitées a ceci de primordial qu’il s’agit de dénoncer, dans tous les pays où ils se pratiquent, des agissements qui sont profondément attentatoires au droit naturel. À savoir : la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression. Leur nombre considérable – sur fond de réveil des intégrismes – laisse à penser que des histoires comme la mienne, et tant d'autres bien pires encore, sont malheureusement loin d'avoir disparu.
Automne malade pour les femmes inféodées de par le monde, hiver mortel pour certaines d’entre elles, puissent à l’avenir vos pleurs cesser… ou nous parvenir enfin ! Cet ouvrage souhaiterait vivement pouvoir y contribuer, en appelant de ses vœux le retour du printemps dans le cœur de chaque jeune fille et de chaque épouse. À l’image des oiseaux migrateurs portés par des vents lointains, qui reviennent aux beaux jours se poser sur la plus haute branche pour lancer à nouveau leur chant à la ronde. Ce chant du ciel qui porte à tous un message de bonheur en chassant de l’horizon les nuages du passé.
À ce jour, l’Unicef a établi que plus de 700 millions de femmes ont été mariées de force avant leurs dix-huit ans, dont 250 millions avant leurs quinze ans. Soit le chiffre à peine croyable d’une femme sur dix ! Et parmi elles, un tiers auront été victimes de mutilations sexuelles dès le plus jeune âge pour les instrumentaliser encore davantage si cela était nécessaire. Ainsi, chaque minute dans le monde, 27 jeunes filles sont mariées de force. Elles seront 170 millions d’ici à 2030…
Cette pratique n’est pas du simple sexisme : c’est une violence faite aux femmes qui bafoue à la fois les droits des enfants et ceux des femmes. Elle a cours sur tous les continents, certaines zones étant plus affectées comme le Maghreb et l’Afrique sub-saharienne (en particulier au Niger et au Mali), le Moyen-Orient (surtout au Yémen et en Afghanistan) et l’Asie du Sud dans un tiers des cas (spécialement en Inde et au Pakistan).
Ce phénomène se produit dans des pays où l’on trouve des sociétés profondément patriarcales, avec une grosse composante traditionnelle. Tout le problème est là et c’est pourquoi la situation a tant de mal à évoluer. Car les mariages forcés y sont considérés comme de simples coutumes. En niant la violence que cela représente et qui a des conséquences dramatiques sur la multitude des jeunes filles et des femmes concernées.
Conséquences au niveau de leur santé (grossesses précoces, maltraitance), de leur déscolarisation (exclusion, précarité, chômage), de leur dépendance (morale et matérielle) ou encore de leur psychisme (traumatismes à long terme), à travers les violences qu’elles subissent avant comme après leur mariage. Violences familiales, violences sexuelles et violences conjugales. Jusqu’à la violence ultime de la répudiation qui pèse toujours sur elles comme une menace, corollaire du mariage forcé et son bras armé le plus efficace.
Il est donc essentiel d’informer et de faire de la prévention pour lutter contre ce fléau qui touche une grande partie de la population féminine dans le monde mais reste relativement méconnu en France. Il faut faire sortir les mariages imposés du cadre des pratiques culturelles, lequel fournit un alibi imparable à ceux qui souhaite maintenir la femme au rang d’instrument social. Car comment peut-on accepter, même au nom de certaines traditions ou croyances, qu’on viole ainsi les droits les plus élémentaires d’une grande partie de l’humanité ?
D’où l’importance capitale pour toutes les femmes mariées de force et précocement d’être considérées comme des victimes à part entière, les victimes de mauvais traitements dont elles resteront pour toujours les survivantes.
Épilogue
À travers ce récit, je me suis longuement exprimée sur le parcours étonnant qui a été le mien. Avant d’y mettre un point final, j’ai tenu à laisser une page blanche à celui qui avait permis de recueillir mon témoignage et que je voulais remercier du fond du cœur. Il m’avait confié qu’il souhaitait saisir cette occasion pour m’adresser un message personnel… et en faire une déclaration qui s’inscrirait à la croisée de nos destins.
La voici, telle qu’il me l’a livrée :
« Si l’on veut parler de soi, il y a le fameux questionnaire de Proust. Il y a aussi d’autres exercices comme celui qui consiste à dire “Si j’étais…”. Et toi, si tu étais une musique, une couleur, un animal ou bien une fleur, je ne sais pas ce que tu serais. Car pour moi tu n’es rien de tout ça. Tu es une présence, une présence qui a envahi ma vie. Une présence dense, parfois lourde, toujours forte, jamais pâle. Quand tu souris, ton sourire m’envahit. Ta voix est un torrent qui coule en abondance et qui chamboule tout sur son passage, qui désaltère ou qui noie mais qui ne se tarit jamais. Tu captes les gens de ton regard, tu comprends les choses avant qu’on ne te les dise. Et tu m’as capturé au fond de ton cœur.
Si tu n’étais pas dans mon cœur, j’irais te chercher par les chemins du Maroc. Je ratisserais toutes les plages et je viderais tous les souks pour te trouver. Je prendrais la voix du muezzin pour t’appeler par-dessus les toits, jusqu’à ce que tu me répondes et que tu viennes à ma rencontre.
Tu es un univers. Nous sommes tous des univers et ton univers à toi m’a embarqué dans une autre galaxie. Cette galaxie-là n’est jamais loin de chez moi : c’est celle de tes mystères et de tes sortilèges nimbant une jeunesse perdue, celle de ta force inépuisable et de ta patience digne des Mille et Une Nuits, celle de ton amour sans partage aux rites secrets et aux pouvoirs envoûtants…
Arrivé au bout de nos chagrins, au bout de la nuit, nous nous sommes enfin posés dans notre maison. Et, au cœur de nos univers, tu m’as donné un enfant. Mais l’étoile de la fécondité s’était éteinte. Alors, tu as décroché l’étoile de la providence pour aller chercher notre fils qui nous attendait sous celle-ci.
Désormais, nous sommes plusieurs dans notre galaxie qui attendons le signal du muezzin pour reprendre la route, ensemble, sur les chemins du bonheur. L...