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Les curieuses méthodes
de MM. Stora et Daum
Benjamin Stora est le « spécialiste » de la Guerre d’Algérie. Il a le monopole des interventions télévisées sur le sujet. Aucun échange contradictoire n’est possible avec lui et tous nos présidents récents se sont crus obligés de le consulter. Ses prises de position n’en sont pas moins couramment biaisées. Ainsi en va-t-il de sa déclaration à la revue Philosophie Magazine N° 06296, page 61 : « Je n’approuve pas la position de Camus sur le refus de la violence anticoloniale. Je crois malheureusement… que, pour les Algériens, il n’y avait pas d’autre issue. ». Nous pensons, nous, qu’un historien n’a pas à adhérer à telle ou telle démarche révolutionnaire. Il lui suffit d’en décrire le déroulement, les causes et les conséquences. Le reste relève de l’idéologie.
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Pierre Daum a soutenu la thèse que les Français d’Algérie n’étaient pas tous partis le 2 juillet 1962. Il a affirmé qu’Ils y sont restés dans la proportion d’un sur cinq, ce qui est, en très gros, exact. L’auteur en conclut que, pour eux, il n’y eut ni valise, ni cercueil. C’est le titre de son livre. C’est vouloir ignorer que ceux qui restèrent furent, eux aussi, fréquemment persécutés, arrêtés, dépouillés et chassés à leur tour.
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Nos articles ont paru en avril et juin 2014 dans les numéros 153 et 154 de la revue L’Algérianiste.
Préface de Benjamin Stora au livre
de Pierre Daum
Ni valise, ni cercueil (Actes sud)
Le livre de Pierre Daum fournit un exemple de désinformation caractéristique. Précisons : la désinformation consiste à induire une affirmation ou une conclusion fausse à partir d’une prémisse vraie ou à moitié vraie. Je commencerai par examiner la préface que Benjamin Stora a cru devoir ajouter à ce livre peu historique. Dans un second temps, je traiterai du corps de l’ouvrage.
Le préfacier a réussi à accumuler sur deux pages un faisceau d’approximations et de demi-vérités particulièrement dense. Il évoque une Algérie imaginaire différente de celle, brisée et divisée, qui émergea en 1962. Une Algérie comme celle que les Pieds-Noirs qui furent obligés d’y rester auraient souhaité qu’elle existât : calme, unie, sans rancune, pragmatique. Bref, tout le contraire de celle qu’ils durent affronter, subir et pour finir, fuir.
L’Algérie d’alors est curieusement dépeinte comme respectueuse des accords d’Évian. Les Pieds-Noirs résiduels (évalués tantôt à 200 000 tantôt à 180 000, chiffres discutables et discutés notamment par Jean-Jacques Jordi) sont présentés comme voulant participer à l’aventure « d’une autre Algérie plus fraternelle, plus égalitaire. » (p.17)
Le livre de Pierre Daum prendrait, selon Stora, le contre-pied d’une idée reçue trop répandue : « Autre idée reçue que ce livre prend à contre-pied : celle des accords d’Évian élaborés trop rapidement qui auraient ensuite été trahis par les responsables algériens arrivés au pouvoir. » Certes, chacun peut prendre le contre-pied de tout. Prendre le contre-pied d’une vérité historique démontrée est aisé, certains le font constamment. Ils vivent dans le déni permanent. Le tout, dès lors, est de ne pas se prendre les pieds dans le tapis. Or, c’est ce qui est arrivé à MM. Stora et Daum.
Nous qui étions en Algérie dans l’été qui suivit l’indépendance et qui avons été témoins des enlèvements, des agressions, des occupations illégales d’appartements et d’entreprises menés par les sbires de Si Azzedine puis de la Wilaya 4 dans la capitale, sommes bien placés pour juger étranges les affirmations de ces messieurs.
Quant aux habitants d’Oran présents dans leur ville le 5 juillet 1962, après qu’ils aient assisté aux enlèvements et aux massacres de ce jour-là , leur nombre se réduisit fortement. Il diminua très vite car un nouvel exode se déclencha sur-le-champ. « L’aventure […] d’une Algérie fraternelle et égalitaire » ne tenta que médiocrement les Oranais. On les comprend.
Examinons de plus près l’argumentation de Stora. Une affirmation est montée en épingle : tous les Pieds-Noirs ne sont pas partis. Juste. Quelque 180 000 des nôtres (conservons ce chiffre contesté que nous ne discuterons pas, faute de temps et d’espace) seraient restés après l’Indépendance.
Cette banalité est présentée comme un scoop sensationnel. Passons. Jusque-là , nous sommes dans le (mauvais) journalisme. La désinformation est ailleurs. Elle réside dans les motivations que l’on prête à ces personnes. Une phrase est capitale : « Nombre d’entre eux ont voulu tenter l’aventure d’une Algérie plus fraternelle, plus égalitaire. » Certes, Benjamin Stora est habile. Il n’attribue pas cette motivation aux « prétendus » 180 000 Pieds-Noirs demeurés sur place, il se contente d’une notation plus floue : « Nombre d’entre eux ». Ce qui est aventureux, en l’occurrence, intellectuellement parlant, c’est d’en rester là , de ne rien préciser en termes de chiffres ou de proportions. Car, nous dit le préfacier : « Tous les Pieds-Noirs n’étaient pas d’affreux colonialistes attachés à leurs privilèges. » En effet ! Merci M. Stora d’enfoncer le clou, et aussi les portes ouvertes. Sur ce point nous ne saurions vous le reprocher. En revanche, nous ne sommes pas d’accord sur le « nombre d’entre eux ». Nous affirmons, nous, que seule une microscopique minorité de nos compatriotes fut tentée par la perspective de servir de porte-coton au FLN. Car, enfin, de qui et de quoi parlons-nous ? Pieds-rouges,pieds-verts, rescapés du Parti Communiste Algérien, sectateurs trotskistes en mal de révolution permanente et toujours trahie, rarissimes porteurs de valises originaires d’Algérie, libéraux tendance Chevallier (dont certains, comme J.M. Tiné, se retrouvèrent à l’ombre en 1964), tels étaient les aventuriers de cette arche perdue d’avance. Ils n’ont jamais fourni qu’une très mince cohorte de gens très isolés au sein de la communauté pied-noire. Ils avaient tout raté en politique et n’avaient à offrir à l’Algérie que de tenter des « expériences ayant échoué ailleurs ». (dixit Ben Bella en personne.)
Les présenter comme nombreux ne serait pas conforme à la vérité. Laisser entendre que les 180 000 personnes demeurées en Algérie étaient dans cet état d’esprit ne serait pas sérieux. Aussi MM. Stora et Daum n’ont pas la maladresse de l’affirmer platement. Ah ! ce « nombre d’entre eux », quelle astuce !
Mais, et c’est là que le bât blesse, la quatrième de couverture du livre, elle, l’affirme carrément et benoîtement. Je cite : « 200 000 pieds-noirs ne sont pas partis après l’été 62, et ont fait le pari de l’Algérie algérienne ». Petits farceurs ! C’est faux, entièrement faux.
Le titre même du livre, Ni valise ni cercueil, suggère qu’aucun des Européens restés en Algérie n’eut à souffrir le triste sort que ces quatre mots résument. Pourquoi ? Parce que le titre figurant sur la page de couverture du livre accentue l’effet d’optique qu’induit ou que tente d’induire cette suggestion : Les Pieds-Noirs restés en Algérie après l’Indépendance. n’ont connu ni valise ni cercueil. Vous avez bien lu : ce sont les Pieds-Noirs restés après l’Indépendance et non pas certains Pieds-Noirs, ni même d’ailleurs nombre de Pieds-Noirs. Ce sont les Pieds-Noirs, ils n’ont connu ni valise, ni cercueil. L’article défini est inclusif, il renvoie à la totalité du groupe. Là gît le lièvre, là est la désinformation. Nous nous inscrivons en faux. L’immense majorité de ceux qui restaient ne faisait aucun pari. Ils étaient coincés. Ils se répartissaient pour l’essentiel dans les catégories suivantes :
- Fonctionnaires n’ayant pas obtenu leur mutation et contraints d’attendre pour l’obtenir ;
- Chefs d’entreprise, artisans, petits commerçants soucieux d...