TROISIÈME PARTIE
SE BATTRE
Réagir, il faut réagir. Se battre. Mais contre qui ? Contre quoi ? Avec quelles armes ?
Partout on entend que tu es encore dans un âge clé, que c’est maintenant que ton avenir se joue. En même temps, on nous dit qu’il faut attendre un an et demi pour avoir un rendez-vous au CRA et que d’ici là on ne peut rien me proposer…
Manon m’a donné le numéro d’une de leurs auteurs dont le fils de quatorze ans est autiste. Je l’appelle, la voix hésitante. J’ai toujours détesté le téléphone ; alors pour parler de toi à quelqu’un qui ne te connaît pas, et que je ne connais pas non plus…
Marie-Pierre est une autrice charismatique. Je ne l’ai jamais croisée, je la suis sur Internet. Ses coups de gueule, ses prises de position, sa force, son talent, tout ça impose le respect. Moi qui manque déjà tellement de confiance en moi, je ne sais pas comment lui parler, je suis déjà assez gênée de la déranger. Qui suis-je pour cela ? Une jeune auteure que personne ne connaît, une maman paumée…
Je ne suis rien de tout ça, en fait. Dès que nous avons échangé quelques mots, je comprends que quelque chose nous lie. Elle a bien plus d'années d’expérience des mers déchaînées d’Autistan, mais elle en est passée par là. Sans doute même que ce qu’elle est aujourd’hui a été poli par ces remous. Elle m’écoute, elle comprend ce sur quoi je n’arrive pas à mettre des mots, souvent elle me prête les siens.
Elle ne se permet pas de conclure quoi que ce soit à partir de mon récit, mais elle n’a pas beaucoup de doutes sur le trouble d’Ange. Ça finit d’effacer ceux que j’avais peut-être encore.
Je lui parle de la réponse évasive de la psychologue à cette question si essentielle : que faire de ces rituels qui t’apaisent et t’envahissent à la fois ? Elle me répond que la psy a raison qu’il faut en garder, lutter contre d’autres, que certains vont me servir à te faire avancer, à aller te chercher, qu’il faudra lutter contre ceux qui nous encombrent trop. Elle me parle de son fils qui fait du karaté. Elle me dit qu’il faut s’accrocher, que ça sera dur, mais qu’elle est sûre que je peux y arriver, que je suis assez forte. Je me retiens de pleurer en sentant la chaleur du baume qu’elle distille sur mes plaies. Je ne veux pas pleurer parce qu’à travers ses mots, je sens combien il va me falloir devenir dure pour survivre.
Elle répond surtout à ma première question : par quoi commencer ?
J’ai trouvé la troisième fée penchée sur ton berceau, mon cœur. Elle a ouvert la voie. Pour le reste, c’est à moi de la tracer. Elle ne m’a pas menti, elle n’a pas dit que ce serait facile, elle m’a prévenue d’un interminable et impitoyable combat, pour toi et contre toi. Mais elle m’a donné quelques outils pour faire mes premières armes, je n’en demandais pas plus.
Après avoir raccroché, je suis allée chercher une feuille de canson, j’ai tracé une grande croix rouge d’un côté, un cercle vert de l’autre. En dessous du premier signe, j’ai noté « NON, » et « OUI » pour le second.
Marie-Pierre m’a parlé des pictogrammes. Je n’avais aucune idée de ce que c’était, nous ne sommes pas entrées dans les détails. Elle m’a juste dit d’utiliser une image pour pallier le langage. Le oui et le non pour commencer. L’essentiel.
Quand Ange s’est mis à courir à quatre pattes sur le sol en frappant fort ses genoux, j’ai dit non et j’ai mis l’image sous son nez. Et pour la première fois, il a protesté. Comme un enfant à qui on dit « non. » Il n’avait jamais réagi à nos cris, les signes avant-coureurs de notre colère. Même pas en protestant. Il était juste indifférent comme s’il n’avait pas conscience qu’on s’adressait à lui. À ce moment-là, ce n’est bien sûr pas le dessin qu’il a miraculeusement compris, mais l’association du dessin et de l’arrêt de son action. Il a compris que ce truc que je mettais sous son nez formalisait une forme d’interdit. Il a tenté de recommencer, je l’ai encore arrêté, lui ai remis le carton sous le nez. Puis je l’ai emmené dans sa chambre. On a ouvert et fermé les volets ensemble. Je lui ai montré le cercle vert. « Oui, » lui ai-je dit. Il a souri.
Moi j’ai pleuré.
Mon fils était autiste. Et à trois ans passés, je venais d’avoir mon premier échange avec lui.
Quand j’écris cela aujourd’hui, les larmes me montent encore aux yeux. Il y a un univers entre mon fils et moi que personne ne peut comprendre. Je ne sais pas si je pourrais mettre les mots pour que d’autres l’entrevoient. C’est si triste et si fort à la fois. Tout ce chemin parcouru juste pour s’effleurer du bout des doigts. Revenir et revenir encore, en nageant à contre-courant, dans la tempête, juste pour pouvoir l’atteindre.
Ce jour-là, Marie-Pierre m’a dit une phrase que je n’ai jamais oubliée depuis. Elle est restée tout en pudeur sur ses combats, fidèle à elle-même. Mais elle m’a parlé du jour où elle avait confié son fils à des instances aptes à s’en occuper après un temps infini de combat solitaire. « Et là, » m’a-t-elle dit de sa voix claire et sans faiblesse, « je me suis enfin permis de faire la dépression dont j’avais besoin. »
Durant les années qui ont suivi, j’ai gardé en moi cette déclaration-là, faite sans hésitation, sans justification, avec la tranquillité de celle qui assume son parcours et énonce comme une évidence le droit à la guérison pour elle-même. Quand je sentais le fil de ma volonté sur le point de céder, je pensais : « Si tu tiens assez longtemps, un jour, tu t’offriras le luxe de faire la dépression dont tu as besoin. » Ce jour-là, je me soignerai, je déposerai ma souffrance quelque part pour qu’elle cesse de me brûler. Et aussi improbable que cela puisse paraître pour la plupart des gens, j’ai rêvé des centaines de fois de l’asile d’un hôpital psychiatrique où j’aurais pu me poser, ne plus penser à rien, n’assumer aucune charge, aucune responsabilité et laisser le temps à des médecins de trouver les clés pour ouvrir cette porte à l’intérieur de moi-même où je cachais tout ce bagage brûlant. Ouvrir la porte et me permettre de m’en libérer.
***
Ma mère s’est emparée d’Internet. Elle m’envoie des dizaines de liens vers des associations de parents. La chance veut que tu aies été diagnostiqué au moment où Francis Perrin commençait à parler de l’autisme de son fils. Tu as bien choisi ton bagage, mon trésor, au royaume du temps médiatique, il n’aurait pas fait bon avoir une leucémie cette année.
Dans les médias, les émissions parlant de ton trouble se multiplient, les familles se mobilisent, dénoncent. On voit à la télé des reportages qui comparent des enfants pris en charge en Institution, noyés au milieu d’autres enfants présentant les troubles psychiatriques ou mentaux les plus sévères. Ils se transmettent entre eux leurs stéréotypies et leurs comportements inadaptés et reviennent chaque semaine un peu plus enfoncés dans leur trouble et celui des autres… On les compare à ceux qui, ayant été mélangés très jeunes aux enfants typiques ont appris à les imiter et revêtir un masque social qui camoufle leur trouble.
D’un côté, des enfants drogués, amorphes, qui ne parlent pas et geignent à la moindre contrariété, empêchés de faire leur crise autistique par la prison chimique qu’ils transportent dans leurs veines. De l’autre, ceux qui, malgré quelques particularités, peuvent communiquer avec l’autre, rire, sourire, jouer, partager. Le fossé est immense. L’espoir et le désespoir se mêlent à voir ces émissions. L’espérance entrelacée à ce sentiment de gâchis pour tant de vies perdues… La grande majorité des autistes sont, aujourd’hui encore, en Institution ou en hôpital psychiatrique, c’est la voie où ils sont envoyés par défaut.
Chaque fois que je finis une de ces émissions, j’ai le cœur qui étouffe des larmes que je retiens. Je vais dans ta chambre, te serre fort contre moi. Je ne laisserai personne te faire du mal et te droguer, je ne te laisserai pas enfermer loin du monde normal. Je ne veux pas te voir finir comme ces grands ados que l’on voit, le regard perdu, la bouche ouverte, incapable de proférer un son. D’autres parents n’ont pas cette chance de pouvoir sauver leur enfant. Ceux-là souffrent de troubles différents qui ne pourront jamais être compensés. Mais pour toi, il y a une autre voie possible. La pression qui résulte de cette espérance est immense. Tout dépendra de nous, de ce que nous parviendrons à faire pour toi. La scolarisation en milieu normal semble être ta planche de salut, mon Ange. Il va falloir se battre pour ça, tous les témoignages de parents en attestent. Mais il nous faut une AVS et ils ne nous en accorderont pas, nous dit-on, sans un diagnostic dûment établi par le CRA.
Deux ans au minimum sans compter les délais administratifs de la MDPH.
Retour à la case départ. Impuissance.
***
J’arrive à Toulon, mon plan posé sur le siège passager. Nous avons regardé les prix des GPS, cela nous a paru démentiel au regard de toutes ces dépenses qui s’accumulent. Alors, je navigue dans cette ville inconnue à l’ancienne. Je me gare dix fois pour regarder les panneaux, me référer à la carte. Les grandes agglomérations m’ont toujours angoissée, moi qui viens d’une île où la plus grande ville ne compte même pas 90000 habitants. Il fait nuit, je ne connais rien des quartiers de cette ville ni de leur dangerosité. Je ne sais pas s’il y aura du monde à la réunion où je me rends. Je sais en tout cas que je ne connaîtrai personne et que je vais devoir aller vers les gens et leur parler si je veux obtenir l...